LXXI

Revenons maintenant à Jehan le Brave. Par le rapport de Saint-Julien, nous savons qu’il ne s’était pas tué dans son effroyable chute. Nous savons que la blessure qu’il s’était faite à la tête était insignifiante. Nous savons enfin qu’il avait été transporté, évanoui, délesté de tout ce qui aurait pu à la rigueur servir d’arme offensive, à la prison des religieuses.


De la prison on l’avait fait passer dans la maison mystérieuse, retraite de Claude Acquaviva.


Lorsqu’il revint à lui, il se trouvait plongé dans l’obscurité la plus complète. Ce fut d’abord, ainsi que l’avait supposé Saint-Julien, l’étonnement de se voir encore vivant. Il demeura un moment sans oser esquisser un mouvement. Il se sentait brisé. La tête lui faisait mal et il n’avait pas encore toute sa conscience.


Peu à peu, la lucidité revint. Il commença par se tâter les membres et constata avec satisfaction:


– Rien de cassé!… Mais quelle chute, ventre-veau! quelle chute!… J’en suis encore tout éberlué! M. de Pardaillan m’avait bien dit de sonder le terrain avant de poser le pied quelque part. Que n’ai-je suivi ses excellents conseils! En attendant, me voilà bien loti!… Comment sortirai-je de ce trou d’enfer?… En sortirai-je jamais?…


Il l’avait dit lui-même, il n’était pas un méditatif. Il était homme d’action d’abord et avant tout. La question qu’il venait de se poser machinalement ranima toute son énergie.


– Parbleu! se dit-il, ce ne sont ni les lamentations, ni les récriminations, ni la désolation qui me sortiront d’ici. Il faut se remuer, ventre de veau! agir, chercher!… L’Évangile ne dit-il pas: «Cherchez et vous trouverez»? Cherchons, mordieu! cherchons!


Il se mit debout. Ses jambes flageolaient. Il se raidit, se détira les membres méthodiquement, tendit toute sa volonté… Et il eut la satisfaction de constater qu’il domptait la faiblesse. Il eut un rire clair et murmura:


– Ce ne sera rien!… La machine est encore solide, Dieu merci! Voyons, où suis-je?…


Il se mit en marche à tâtons dans son trou. Il en eut tôt fait le tour. Et il s’étonna:


– Tiens! je ne croyais pas ce puits si grand!… Et puis, que diable! un puits est rond! Celui-ci ne l’est pas.


Il réfléchit et trouva une explication qui lui parut plausible.


– Pardieu! le puits aboutit à une caverne. Vais-je me plaindre d’avoir un peu d’espace?… Qui sait s’il n’y a pas là quelque galerie souterraine par où je pourrai m’évader? Il faut voir.


Il recommença son inspection, plus minutieusement. Il mit ses mains sur la paroi et constata:


– Mais… ceci est un mur travaillé!… on dirait une cloison. Où est donc la roche sur laquelle j’ai failli me rompre le crâne?…


La main appuyée au mur, il avança prudemment, en comptant ses pas.


– Huit! dit-il.


Il tourna à gauche. Il compta six pas. Le mur continuait à être bien uni. Encore une fois à gauche: huit pas. Toujours mêmes constatations. À gauche, de nouveau. Son pied heurta un obstacle. Il se baissa et tâta.


– Une cruche, un pain! Ah! ah!… Il continua son chemin.


– Une porte!… Solide!… Bien verrouillée!… Ceci est un bon cachot!… Eh bien, mais… et mon puits? On m’en a donc tiré? Depuis quand?… Comment?… Qui?… Et où suis-je?


Une idée fulgura dans son cerveau. Il se tâta à nouveau. Plus d’épée, plus de poignard, plus d’éperons. Il eut un long sifflement, où il y avait plus de surprise que d’inquiétude. Il réfléchit…


– Ceci sent le frocard. Il y a du Claude Acquaviva là-dessous!… Que veut-on faire de moi?… En tout cas on ne veut pas me laisser mourir de faim. C’est quelque chose… si cela dure.


Nouvelle inspection de la porte. Caresses furtives du bout des doigts, comme s’il voulait l’amadouer. Secousses, ébranlements, corps-à-corps brutal, mais raisonné. Constatation douloureuse: rien à faire de ce côté.


Nouvelle visite du cachot. Pas le moindre meuble, pas le plus petit accessoire, autres que la cruche d’eau et le pain. Le nu, le froid, le noir sinistres, remplis de mystère menaçant. Le plafond? En sautant, le bras levé, il ne put parvenir à l’atteindre. Il était pourtant d’une belle taille. Le plancher?…


Bizarre, ce plancher anormal. On eut dit une énorme plaque de métal, pourquoi?… En vue de quelle ténébreuse et terrible entreprise? Mystère…


Sondage des murs. Pleins partout. Fatigué, il renonça à chercher plus longtemps et s’assit sur son manteau qu’on lui avait laissé. Il mangea un morceau de pain et but à même la cruche. L’eau était assez fraîche, heureusement. Elle le réconforta. Il pensa alors à mouiller son mouchoir et à laver tant bien que mal sa blessure. Il se sentit mieux. Il s’enroula dans son manteau et s’étendit sur la plaque de métal en se disant:


– Nous verrons bien! Reposons, en attendant. J’aurai probablement besoin de toutes mes forces, avant longtemps.


Combien de temps dura son sommeil? Il n’aurait su le dire. Pas plus qu’il n’aurait pu dire depuis combien de temps il se trouvait dans cette manière de tombe.


Il eut faim. Il alla à la cruche et au pain qu’il avait laissés où il les avait trouvés, près de la porte. À son précédent repas, il avait dévoré une bonne moitié de la miche. Il s’en aperçut alors et il murmura:


– Qui me dit que ces maigres provisions seront renouvelées? Diable! ménageons-les!


Il eut le courage de ne pas toucher au pain et se contenta d’une gorgée d’eau. La faim commença à l’incommoder. Pour tromper l’impatience de son estomac, pour ne pas trop se rouiller aussi, il se mit à marcher de long en large. Rendu méfiant, il se tenait contre le mur. Le milieu de ce plancher fantastique lui inspirait une instinctive répugnance.


Il avait accompli plus de cent fois peut-être le va-et-vient d’un bout à l’autre, toujours contre la cloison. Soudain, son pied rencontra un obstacle.


Un obstacle, là où il venait de passer plus de cent fois sans rien trouver! C’était extraordinaire et inquiétant. Il se pencha avec d’infinies précautions et tâta.


Une nouvelle cruche d’eau!… Un autre pain… tendre, ma foi!… Et de la viande dedans!… Oh!… un flacon!… Décidément on a soin de moi!… Il paraît qu’on tient à ce que je ne m’affaiblisse pas!


Mis en goût, il chercha encore. Il ne trouva pas autre chose. Son premier mouvement fut de mordre dans le pain. Une réflexion l’arrêta:


– Comment ces provisions sont-elles venues là, devant moi, sans que j’aie rien vu, rien entendu?


La faim fut momentanément oubliée. Il déposa le pain où il l’avait pris en disant:


– Il doit y avoir là une ouverture, assez grande, puisque cette cruche y a passé. Cherchons, ventre-veau! cherchons! Là où a passé la cruche, je passerai peut-être, moi aussi.


Longtemps, longtemps, il s’acharna en cette recherche, sondant la cloison et le plancher pouce à pouce. Et il ne trouva rien. Comme la faim revenait, tenace et obsédante, il s’assit à l’endroit même où il avait trouvé les provisions et mangea.


Le pain était énorme, les tranches de viande abondantes, épaisses bien rôties à point. Le vin était supérieur. Dommage qu’il n’y en eût qu’un flacon. Il le vida jusqu’à la dernière goutte. Quand il eut rassasié sa faim, il constata qu’il lui restait de quoi faire un assez substantiel repas.


Le temps s’écoula, morne, triste, d’une longueur désespérante. La journée devait s’avancer, car la température s’élevait graduellement dans son cachot. Bientôt la chaleur devint anormale. Il s’écria:


– Ah! ça, mais… on brûle ici!


Il était assis par terre. Il sentit que la plaque qui formait le plancher se chauffait peu à peu. Il devenait impossible de rester plus longtemps assis à cette place. Il se leva. Il sentit la morsure du feu pénétrer à travers ses semelles.


Ses yeux se portèrent sur la plaque. Il vit qu’elle prenait, par places, la teinte rouge du fer surchauffé. Il comprit… ou crut comprendre. Il rugit, l’esprit chaviré:


– Oh! est-ce qu’ils vont me faire griller sur cette plaque rougie à blanc?…


Il recula précipitamment et se mit à marcher à grandes enjambées, espérant, par un déplacement incessant, échapper à la brûlure de plus en plus sensible. Il remarqua alors que du côté de la porte, la place était encore supportable. Tandis que du côté opposé elle était devenue intenable. Il se dit:


– Il y a là, derrière et dessous ce mur, un brasier gigantesque. De fait, au pied de ce mur, la plaque prenait maintenant la teinte du fer rougi à blanc. Et cela constituait une barrière de feu qui interdisait l’approche de ce mur. Et cela s’étendait peu à peu, gagnait du terrain de plus en plus. Si bien qu’il voyait approcher le moment où il ne saurait plus où mettre le pied.


Il se tenait le plus près possible de la porte. Il arpentait son étuve, dans le sens de la largeur, à pas furieux, cherchant dans son esprit une issue à cette effroyable situation. Et, en marchant, il guignait du coin de l’œil la plaque, du côté où se trouvait le foyer, pour se rendre compte des progrès du feu.


Tout à coup, il gronda:


– Ah! ça!… Est-ce que je deviendrais fou, par hasard?… Mais si!… Mais non!… Oh! mais c’est elle!… Tonnerre du ciel!… Mais c’est le Concini, que l’enfer l’engloutisse!…


Voici ce qui motivait ces exclamations par quoi se traduisaient tour à tour le doute, l’angoisse, la terreur et la colère poussée jusqu’au délire.


En allant et venant, les yeux obstinément fixés sur le mur infernal, il lui avait semblé voir, à travers ce mur, encore confuse et indistincte, l’image de Bertille. Cela apparaissait et disparaissait suivant la place où il se trouvait.


Après Bertille, il vit Concini. Puis il les vit tous les deux, ensemble, il ne savait où.


Alors, il demeura cloué sur place par la terreur et la fureur. Et l’apparition se précisa.


Le mur avait disparu. À sa place, une lueur rougeâtre, trouble et imprécise, semblait sourdre de quelque mystérieux abîme de feu. Et cela faisait comme une tranchée qui lui parut large de plusieurs toises.


Au-delà de cette ligne, en se penchant à droite et à gauche, il voyait, nettement éclairé, l’intérieur d’une petite chambre. Il voyait une petite table en bois blanc, un escabeau et une étroite couchette. Tous ces détails, nous insistons, il ne les voyait que suivant la position qu’il occupait lui-même. De la place où il était, il voyait la table qui devait se trouver au milieu de la mystérieuse pièce. En se penchant à gauche, il voyait Bertille, pâle comme une morte, droite, immobile, semblant surveiller les gestes de quelque invisible ennemi. Il la voyait à sa droite, elle était près du lit, l’escabeau était placé devant elle. En se penchant sur sa droite, il voyait, à sa gauche, Concini, immobile lui aussi, les bras croisés sur la poitrine, l’œil allumé d’une flamme de luxure semblant couver sa proie. Derrière lui, une partie de porte dont il distinguait très bien la serrure.


Bertille se trouvait donc face à face avec Concini, en son pouvoir, à n’en pas douter. La petite table en bois blanc les séparait.


Tout à coup, il vit les lèvres de Concini s’agiter et il entendit sa voix faible, comme très éloignée, et cependant très nette.


Et Concini disait:


– Eh bien, tu ne t’attendais pas à me voir?… Tu croyais m’avoir échappé… Je te tiens et, porco Dio! cette fois-ci, je te réponds que tu ne m’échapperas pas!


Bertille cingla:


– Lâche! misérable lâche!


Jehan le Brave demeurait pétrifié, muet d’horreur, la sueur de l’angoisse au front, les cheveux hérissés. Il se demandait s’il ne devenait pas fou. S’il n’était pas le jouet d’un abominable cauchemar, ou s’il ne se trouvait pas en présence d’une vision infernale.


Si sain d’esprit, si dénué de la plupart des préjugés de son époque, si peu croyant enfin qu’il fût, il ne pouvait pas se soustraire complètement à l’emprise de la superstition. De là un moment de terreur compréhensible.


Mais ce n’était pas un cerveau détraqué, un illuminé toujours prêt à se suggestionner soi-même, comme Ravaillac. C’était un esprit très ferme et très lucide, qui semblait avoir hérité de son père ce don d’observation qui le faisait si redoutable. Il eut tôt fait de remarquer, lui, une foule de petits détails significatifs qui avaient complètement échappé à Ravaillac, lequel d’ailleurs, avait l’esprit engourdi par les drogues qu’il avait absorbées, sans s’en douter. C’est ce qui fait que Jehan se ressaisit et se dit:


– Je suis dans un local machiné. Il y a ici des jeux de glace, une acoustique particulière, toute une installation savante et compliquée qui me permet de voir et d’entendre des choses qui se passent peut-être très loin de moi!


Comme pour lui donner raison, Concini reprenait, d’une voix rauque, que la passion faisait trembler:


– Où est-il, ton chevalier, ton truand? Veux-tu que je te le dise?…


– S’il était ici, vous prendriez la fuite.


Concini eut un ricanement effroyable et comme s’il n’avait pas entendu, il reprit:


– Il est par là, muré dans une tombe chauffée à blanc, où il cuit lentement… C’est déjà joli, cela! Mais ce n’est rien. Écoute ceci. Il est loin de nous, un abîme de feu le sépare de nous… Et cependant, il nous voit. Il nous voit, entends-tu? Et moi, ici, sais-tu ce que je vais faire?… Eh bien, je vais te prendre, de gré ou de force… Et ton truand le verra, entends-tu?… Et il ne pourra pas intervenir, il ne pourra pas voler à ton secours!… Il lui faudra assister impuissant à ton déshonneur et il continuera de cuire cependant… et j’espère bien qu’il en deviendra fou!… Qu’en dis-tu? Est-ce bien imaginé?… Crois-tu que je sais me venger?


En entendant ces abominables paroles, Jehan sentit son cerveau se détraquer. Il jeta autour de lui un regard où luisait un commencement de cette folie espérée par Concini et sans savoir ce qu’il disait, en labourant sa poitrine de ses ongles, il cria éperdument:


– Oh! pas cela!… pas cela! c’est trop horrible!… Grâce pour elle!… Bertille!… Bertille!…


Mais s’il entendait fort bien, lui, on ne l’entendait pas. Il le comprit, car Bertille pas plus que Concini n’avaient sourcillé. Il hoqueta:


– Comment faire?… Comment l’arracher à l’immonde malfaiteur?…


– Finissons-en, reprenait Concini, tu es à moi…


Et Jehan le vit qui se mettait en marche. Concini prit la table et la jeta derrière lui. Et il s’avança encore vers elle, trébuchant, haletant, défiguré, hideux, effroyable et sinistre avec son rictus menaçant.


Et Bertille le regardait venir, les yeux rivés sur le fauve déchaîné comme si elle avait espéré le dompter. Et voyant qu’elle n’y réussissait pas, elle se pencha, saisit le tabouret de ses mains débiles, le leva et l’abattit en un geste foudroyant.


Mais Concini la guettait. Il saisit le tabouret au vol, le lui arracha d’une brusque saccade, le jeta derrière lui, comme il avait jeté la table.


Et ses lourdes pattes s’abattirent sur les épaules de la jeune fille qui ployèrent, et il eut un hurlement de joie triomphante:


– Je te tiens!… Tu es à moi!… Et il nous voit, tu sais, il nous voit! Bertille se raidit en une suprême révolte et ce cri fusa de ses lèvres crispées:


– À moi, Jehan!… À moi!


– Me voici! tonna Jehan.


Et oubliant tout, il fit un bond prodigieux en avant. Et il ne vit plus rien… Rien qu’une fournaise ardente, un abîme de feu infranchissable au bord duquel il put s’arrêter par suite d’il ne savait quel miracle.


Et comme la place n’était pas tenable, comme il suffoquait et brûlait vif, l’instinct de conservation fut plus fort et le rejeta haletant, brisé, anéanti, contre la porte.


Et alors, il vit de nouveau. Il vit et tomba brusquement à genoux, en clamant:


– Sauvée!… Elle est sauvée!…

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