XLV

Jehan et Perrette, pendant ce temps, étaient arrivés à l’abbaye. La sœur portière, le mercredi précédent, avait vu, avec la lavandière, une ouvrière accoutrée de la même manière que celle qu’elle voyait ce jour-là. Perrette avait préparé les voies, comme bien on pense. Elle ne fut donc pas surprise et ne soupçonna pas la supercherie.


On comprend le soupir de soulagement qu’ils poussèrent quand ils se virent à l’intérieur. Ce n’était pourtant là qu’un premier pas franchi. Avant d’aller chez Bertille, Perrette devait livrer son linge et prendre le sale en échange. Cette opération s’effectua cependant sans encombre. Mais il y avait plus d’une demi-heure qu’ils étaient au couvent lorsqu’ils arrivèrent au petit pavillon occupé par Bertille. Là ils furent agrippés par la sœur gardienne, qui pénétra avec eux dans la chambre.


En principe, voici quel avait été le plan de Jehan. Bertille endosserait un costume en tous points pareil au sien. Ce costume, Perrette le lui avait remis le mercredi précédent. Les deux femmes sortiraient facilement… Ils l’espéraient du moins. Quant à lui, il attendrait dans le pavillon la tombée de la nuit. Il y avait sur le derrière de la maisonnette une grande échelle qui permettait d’accéder au grenier. Jehan se servirait de cette échelle pour escalader le mur de clôture.


La rencontre de Saêtta avait bouleversé ce plan. Jehan était convaincu que le Florentin n’aurait rien de plus pressé que d’aller le dénoncer. Son signalement serait donné. On l’attendrait à la porte. Bertille serait appréhendée – on la prendrait forcément pour lui, puisqu’elle aurait un costume identique – elle serait obligée de se découvrir, de se faire reconnaître. Alors, c’était l’imprévu, gros de menaces. Il fallait donc trouver autre chose.


Jehan se tint contre la porte. Quand il vit que les deux jeunes filles paraissaient très occupées à vérifier leur linge, il poussa brusquement la porte et mit une main sur l’épaule de la religieuse.


– Madame, dit-il avec une froide résolution, si vous promettez de vous taire, je ne vous ferai pas de mal… Si vous résistez, si vous essayez d’appeler, je vous étrangle.


Et en disant ces mots, il l’étreignait déjà à la gorge. Non pour l’étrangler, comme il avait dit, mais pour lui faire comprendre que c’était très sérieux et la terroriser. Ce fut ce qui arriva. Elle se mit à trembler de tous ses membres, à claquer des dents, implora grâce, jura sur Dieu et la Vierge qu’elle se tairait.


Bertille, sous sa grande robe blanche, avait déjà endossé une partie de son costume d’ouvrière. Elle acheva de s’habiller en un tour de main, Perrette arrangea autour de son cou une écharpe pareille à celle de Jehan. Sur un mot de lui, elles vidèrent le grand panier, mirent dedans les vêtements que la jeune fille venait de quitter et jetèrent par-dessus la grande cape qu’elle avait lorsque Marie-Ange l’avait arrachée à la maison des Taureaux. Bertille passa le panier à son bras. Elles étaient prêtes.


Alors, Jehan mit un petit poignard entre les mains de Perrette, et s’adressant à la religieuse, blême d’épouvante:


– Madame, dit-il de sa voix la plus rude, nous allons sortir. Vous vous tiendrez entre ces deux jeunes filles. Vous vous laisserez conduire docilement par elles. Si nous rencontrons du monde et que l’on nous questionne, vous répondrez, s’il vous plaît. Vous direz que vous nous menez accomplir un travail urgent, d’ordre de Mme l’abbesse. (Et à Perrette): Au moindre geste équivoque, Perrette, tu la poignarderas sans miséricorde. (Mouvement de tête affirmatif, très décidé, de la part de Perrette. Gémissement de terreur de la sœur, qui se mit à prodiguer les signes de croix et les mea culpa). D’ailleurs, je veillerai… Vous avez compris, madame?


Ne pouvant parler tant sa frayeur était grande, la pauvre religieuse fit signe qu’elle avait compris et obéirait à des injonctions aussi éloquentes. Jehan vit qu’en effet elle ferait tout ce qu’on exigerait d’elle. Il alla décrocher l’échelle, la mit sur son épaule et revint chercher les trois femmes. Si vite qu’ils eussent été, ceci leur avait pris encore dix minutes.


Ils sortirent, Perrette et Bertille encadrant la religieuse qu’elles étaient forcées de soutenir. Jehan marchait en tête. Il alla droit au mur d’enceinte, là où il était le plus proche. Ils arrivèrent au pied de ce mur n’ayant rencontré que quelques-unes de ces paysannes dont nous avons parlé et qui vivaient là, attachées au couvent. Pour celles-là, une vraie religieuse était une supérieure à laquelle elles ne se seraient jamais permis de poser une question.


Jehan appliqua son échelle contre le mur, prit la religieuse par le bras et, s’adressant à Bertille, avec cette douceur enveloppante qu’il ne trouvait que pour elle:


– Enlevez cette capeline et cette écharpe. Mettez ce manteau et, quand vous serez de l’autre côté, ne baissez pas trop le capuchon. Il faut qu’on puisse voir de loin que vous êtes bien une femme, malgré que votre costume, ainsi modifié, ne ressemble plus au mien.


Elle obéit docilement, rapidement, en lui souriant doucement.


– Montez, dit-il, quand il la vit prête, et quand vous serez libre, partez sans vous retourner, sans hâte inutile et surtout sans vous occuper de moi.


Elle s’arrêta, hésitante et inquiète.


– Et vous? fit-elle d’une voix qui tremblait.


– Ne vous inquiétez pas de moi, reprit-il avec la même douceur. Il faut m’obéir sans discuter, c’est le seul moyen que j’aie de vous sauver!


Elle comprit qu’en effet l’obéissance passive s’imposait. D’ailleurs, elle avait une si grande confiance en sa force et sa bravoure! Elle monta. Et, pendant qu’elle montait, elle l’entendit qui disait à Perrette d’une voix étranglée par l’angoisse:


– Ma petite sœur, je te la confie… Conduis-la chez toi… nulle part ailleurs que chez toi… et ne la quitte pas une seconde.


Et Perrette, de sa voix grave et sérieuse:


– Soyez sans crainte, monsieur, elle n’ira pas ailleurs que chez moi et je veillerai sur elle.


Perrette monta à son tour.


– Madame, dit Jehan à la religieuse, je vais monter là-haut… je vous lâche… Je vous avertis que j’ai un pistolet. Au moindre cri, je vous abats.


Il n’avait pas de pistolet du tout. Mais la sœur le crut. C’était tout ce qu’il voulait. En deux bonds, il fut sur la crête du mur. Il passa l’échelle de l’autre côté. Les deux femmes descendirent. Pendant ce temps, en un tour de main, il se défaisait de son accoutrement féminin et le jetait dans le panier.


Le mur, à l’endroit où ils se trouvaient, donnait sur la petite place où se dressait le gibet. Le chemin qui longeait le mur, en descendant, passait donc devant l’entrée de l’abbaye qui se trouvait plus bas. Jehan désigna à Perrette le chemin à l’autre extrémité de la place, celui qui passait à côté du gibet, et lui dit de passer par là, en recommandant une dernière fois de ne pas s’occuper de lui.


– Madame, dit poliment Jehan à la sœur, je vous prie de me pardonner la violence que j’ai été contraint de vous faire. Je ne pouvais agir autrement.


Et il se laissa glisser de l’autre côté. Au même instant, il entendit des cris perçants: c’était la sœur qui retrouvait sa voix. Il ne s’en occupa plus.


Perrette avait ramassé le panier et passé son bras sous celui de Bertille. Jehan les vit qui traversaient, d’un pas un peu allongé, la petite place. Il jeta un coup d’œil au bas du chemin et vit une troupe qui stationnait devant la porte de l’abbaye. Il eut un sourire:


– Je crois, murmura-t-il, que je sais enfin pourquoi Saêtta me poussait au vol avec tant d’acharnement. Il voulait me faire prendre la main dans le sac.


Il avait autre chose à faire, pour l’instant, que de songer à Saêtta. Il ramena ses yeux sur les deux jeunes filles. Il hésitait: les suivrait-il ou tirerait-il au large du côté opposé? Pourquoi cette hésitation? Tenait-il tant à se mettre à l’abri? Du tout. Seulement; il pensait qu’il serait attaqué… mais il n’en était pas sûr. Escorter les jeunes filles et les défendre, pardieu! c’était tout naturel… Mais les conduire au milieu de la bagarre, ceci eût été stupide. C’est à lui qu’on en voulait, non à elles. Plus il s’éloignerait d’elles, plus il écarterait le danger. Comme il était là hésitant, il vit un homme se détacher de derrière le gibet. Il le reconnut à l’instant:


– Monsieur de Pardaillan, s’écria-t-il, c’est le ciel qui l’envoie!… Maintenant elle est sauvée!


Bertille aussi avait reconnu Pardaillan. Elle courut à lui, en un mouvement spontané, tout impulsif, et lui dit en quelques mots quelle était sa situation. Pardaillan s’empressa de la rassurer et se mit à ses ordres. Chose curieuse, il ne parut nullement s’apitoyer sur son sort. On eût dit, au contraire, qu’il était enchanté. Il paraissait tout réjoui. La vérité est qu’il se disait:


– Ah! Ah! voilà donc ce qu’il allait faire à l’abbaye?… Délivrer sa fiancée et non chercher à s’emparer du trésor, comme je l’ai stupidement cru!… Morbleu! je suis bien aise qu’il en soit ainsi!…


À ce moment, au bas de la montagne, une troupe s’engagea dans le chemin par où il se disposait à descendre. Pardaillan la vit. Il se tourna vers Jehan et, par gestes expressifs, que celui-ci comprit à merveille, il indiqua qu’il se chargeait des deux jeunes filles, que le bas de la montagne était gardé et, en conséquence, qu’il tirât au large par le haut, encore libre.


Ceci fait, il se plaça entre les deux jeunes filles et se mit à descendre d’un pas ferme et assuré. À mi-côte environ, ils se trouvèrent à proximité de la troupe. Comme le chemin était assez étroit, ils durent s’engager au milieu des hommes qui montaient silencieusement, au pas accéléré. Ces hommes passèrent sans s’occuper de ce gentilhomme et de ces deux jeunes femmes.


Nous devons dire ici que Pardaillan, depuis qu’il était remonté, en flânant, vers la chapelle, avait fait le tour de la butte. Il s’était rendu compte des dispositions prises par Concini et l’officier. Il savait qu’aux environs de la porte de l’abbaye se tenaient Concini et cet officier avec une quarantaine d’hommes, moitié soldats, moitié estafiers, à la solde du Florentin.


Mais, si le bas de la montagne – c’est-à-dire le côté où se trouvaient la chapelle et l’entrée du couvent – était très bien gardé, par contre, et Pardaillan s’en était assuré, le haut ne l’était pas du tout. Cela tenait assurément à cette conviction qu’avaient Concini et l’officier, que Jehan le Brave ne pouvait pas sortir autrement que par la porte. C’est ce qui explique pourquoi Pardaillan avait fait signe à Jehan de tirer au large par le haut et pourquoi il s’en allait bien tranquille avec les deux jeunes filles. Il se disait:


– Maintenant, le jeune homme doit être loin. Lorsque Concini s’avisera de battre le haut de la montagne, il sera trop tard. Quant à la jeune fille, elle ne risque pas de rencontrer Concini… Pour rien au monde, il ne voudrait quitter la porte.


Ceci ne l’empêcha pas cependant d’avoir l’œil au guet. Fréquemment, il se retournait et s’assurait qu’ils n’étaient pas suivis. Lorsqu’ils arrivèrent, une demi-heure plus tard, à la maison de Perrette, Pardaillan était bien sûr que nul ne les avait épiés, que nul ne pourrait connaître la nouvelle retraite de Bertille. Et quant à Jehan, il devait avoir contourné maintenant le hameau de Clignancourt, en route vers la porte Saint-Denis, par où il entrerait tranquillement dans la ville.


D’autre part, comme le jeune homme avait décidé d’attendre deux ou trois jours avant de se présenter chez Perrette la Jolie, comme Bertille était résolue à ne pas bouger de la maison, gardée elle-même et à moitié cachée par un bon mur d’enceinte, il en résultait que tout était pour le mieux, et qu’à moins d’une catastrophe imprévue, elle pouvait se croire en sécurité.


Pardaillan avait un coup d’œil infaillible. Il se disait sûr de n’avoir pas été suivi. C’était vrai. Mais…


Bien avant que les deux jeunes filles et Pardaillan ne vinssent s’arrêter devant cette porte où Jehan avait failli être assassiné, un homme, dont la tête était enveloppée d’un bandeau, était venu rôder autour de cette porte. En face de cette porte, il y avait une haie qui séparait un pré voisin de l’étroit chemin qui longeait le mur d’enceinte. L’homme se mit à longer cette haie. Il trouva une petite brèche. Il s’engouffra là-dedans. Il s’écorcha bien un peu, mais il paraît que cela lui était égal.


Une fois dans le pré, l’homme revint devant la porte. Il se coucha à plat ventre dans l’herbe, assez drue, à l’abri de la haie. De là, l’homme au bandeau vit entrer Pardaillan, Bertille et Perrette. Il entendit Perrette qui disait en s’effaçant après avoir ouvert:


– Ici, vous êtes chez vous, demoiselle Bertille.


À ce nom de Bertille, l’homme avait eu un sursaut et avait regardé la jeune fille avec des yeux ardents, comme s’il avait voulu graver ses traits dans sa mémoire.


Qui était cet homme? Comment se trouvait-il là? et qu’y faisait-il? C’est ce que nous dirons bientôt.

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