Il était près de midi. Le soleil, presque au zénith, incendiait la plaine. Une chaleur lourde montait de la terre gercée. La campagne était déserte, silencieuse. C’était l’heure de la sieste.
Près de la porte d’entrée de l’ancien manoir de Ruilly, au fond de ce renfoncement si propice à une embuscade, un homme se tenait blotti contre une des énormes bornes qui flanquaient la porte cochère. C’était Ravaillac. Il était là, à l’affût, depuis dix heures du matin. Sa main droite, sous le pourpoint, se crispait sur le manche du couteau qui y était caché. Ses yeux, brûlants d’un feu sombre, dévoraient la route, semblaient appeler la victime.
Près de la porte Saint-Antoine, hors de l’enceinte, Saêtta se tenait dissimulé derrière une masure, à quelques pas d’un cheval tout sellé, qui broutait une herbe rare. Lui aussi, comme Ravaillac, il dardait sur la porte des yeux de braise.
Un carrosse attelé de six vigoureux chevaux franchit la porte à une allure folle, disparut comme un météore sur la route de Charenton, roulant à fond de train vers Ruilly.
– Le roi! songea Saêtta, dont les rudes traits s’illuminèrent d’une joie frénétique.
Et tout aussitôt, avec un froncement de sourcils inquiet:
– Pourvu qu’il vienne!… Par la madonnaccia! si Concini s’est joué de moi à ce point, je veux!… Non!… le voici!…
Deux cavaliers venaient de sortir et, en un galop d’enfer, semblaient voler sur les traces du carrosse qui, cependant, maintenait son avance. Malgré la chaleur accablante, ces deux cavaliers avaient le manteau relevé jusqu’aux yeux. Ce n’était pas pour surprendre Saêtta, qui était lui-même enveloppé des pieds à la tête.
D’ailleurs, malgré les manteaux, il reconnut parfaitement les deux cavaliers, il faut croire, car il grinça, dans un nouvel accès de joie plus sauvage:
– Jehan!… Va, petit!… Cours au-devant de ton destin! Cette fois-ci nul ne pourra te sauver! Pas même ton compagnon qui, j’imagine, n’est autre que le sire de Pardaillan, ton père!…
Il courut à la porte qu’il franchit et se glissa le long du sombre colosse de pierre qu’on appelait la Bastille. Son regard perçant fouilla la rue Saint-Antoine et découvrit une troupe de cavaliers qui s’avançaient au galop. Il revint à la masure, sauta sur son cheval, et se lança à fond de train dans le faubourg.
À cette époque, le faubourg Saint-Antoine, moins bien partagé que les autres faubourgs de la capitale, n’existait pour ainsi dire pas. Depuis la porte jusqu’à l’abbaye, c’était la campagne, piquée, çà et là, de rares chaumières. Le faubourg ne commençait qu’un peu avant d’arriver à l’abbaye et ne s’étendait guère plus loin qu’elle. À proprement parler, c’était une petite agglomération qui occupait un côté de la route, l’abbaye occupant l’autre.
Saêtta s’arrêta à la première maison du faubourg. Derrière le mur de clôture de cette maison, invisibles de la route, se tenaient dissimulés Concini, Roquetaille, Eynaus et Longval, à la tête d’une vingtaine d’estafiers.
– Eh bien? interrogea vivement Concini en italien.
– Il vient de passer, dans son carrosse. Jehan et son père le suivent de près. Ils arriveront trop tard. Le grand prévôt sort de la ville. Il arrivera à temps pour arrêter Jehan, lui.
Concini paraissait sombre et préoccupé. Il gronda sourdement:
– Qui sait si je n’ai pas fait la pire des folies en le laissant aller… Je le tenais si bien!
– Eh! monseigneur, ricana Saêtta, radieux, il aura reculé pour mieux sauter. Son compte est bon, je vous en réponds.
Concini ne se dérida pas.
– Attendons, dit-il laconiquement.
– L’attente ne fut pas longue. Bientôt un homme accourut ventre à terre. Il haleta:
– C’est fait, monseigneur! L’homme a frappé. Un coup a suffi. Le chemin est libre!
Celui qui s’exprimait avec cette indifférence cynique était un comparse quelconque. Il ignorait que l’homme qu’il avait vu assassiner était le roi. De tous les hommes qui entouraient Concini, aucun, à part Saêtta, ne connaissait la terrible vérité. Tous croyaient qu’il s’agissait de Jehan le Brave et de sa donzelle qu’on allait lui souffler après l’avoir meurtri.
Concini se fit donner des détails. L’homme ne savait pas grand-chose: il avait vu un carrosse s’arrêter devant l’entrée du manoir. Un grand diable avait bondi à la portière et avait frappé un coup, rien qu’un coup, asséné de main de maître par exemple. Après le coup, il avait entendu un cri déchirant. Suivant ses instructions, il s’était empressé d’accourir aviser monseigneur.
Ces renseignements étaient en somme assez vagues. Ils suffirent à Concini cependant. Son visage s’illumina d’une expression d’orgueil immense. Il se redressa de toute sa hauteur et rugit en lui-même:
– Enfin!… Je suis le maître!…
Et tout haut, sur un ton de commandement:
– En route, messieurs, en route!
Et il s’élança ventre à terre, suivi de toute sa troupe, coupant au plus court, droit à travers champs.
En quelques minutes, il parvint à cette porte de derrière par où était sortie la Galigaï quelques heures plus tôt. Il laissa dehors cinq ou six hommes, chargés de garder les chevaux, et pénétra avec le reste de sa troupe.
– Monseigneur, dit Saêtta avec cette familiarité narquoise qu’il affectait, pendant que vous allez cueillir votre jolie petite pie au nid, je vais faire un tour du côté de l’entrée. Je veux savoir ce que devient Jehan! C’est la seule chose qui m’intéresse, moi!
Ils étaient arrivés à la tour. Concini répondit par un signe de tête et, pendant que Saêtta poursuivait son chemin d’un pas dégagé, il tira le verrou d’une main tremblante et entra.
Depuis le départ de Léonora, Bertille attendait cette minute avec le calme stoïque d’une résolution inébranlable. Elle ne se trouva donc pas prise au dépourvu. Elle fut à l’instant debout. Sa main alla chercher dans son corsage le poison. Et elle se tint prête.
Concini avait repoussé la porte du pied, sans la fermer. Dehors, ses estafiers riaient et plaisantaient, menaient grand tapage, comme chez eux. Il ne craignait donc pas qu’elle pût lui échapper.
Il se campa devant elle, sans dire un mot, et il se mit à rire, d’un rire hideux, formidable, plus terrifiant que la plus effroyable des menaces.
Brusquement, le rire s’arrêta, se changea en un rictus grimaçant, ses traits se durcirent, une flamme s’alluma dans ses prunelles sombres; il étendit la main, la laissa tomber sur l’épaule de la jeune fille, très pâle, mais droite et résolue, et il gronda d’une voix qui n’avait plus rien d’humain:
– Je te prends…
Bertille ne faiblit pas. Elle murmura très bas:
– Adieu Jehan!… Adieu la vie!… Adieu l’amour!…
Et d’un geste prompt comme l’éclair, sans que Concini stupéfait, songeât à l’arrêter, elle porta à ses lèvres le mignon petit flacon que lui avait donné Léonora, avec le regret de ne pouvoir faire davantage.
Le carrosse royal que nous avons vu, franchissant la porte Saint-Antoine, à une allure folle, était parvenu à l’ancien manoir royal. Depuis la tentative de Saint-Germain-des-Prés, avortée grâce à l’intervention de Pardaillan et de son fils, le carrosse du roi, quand il devait sortir de la ville, était attelé de six chevaux, avec deux postillons en tête.
Le carrosse s’engagea dans le petit cul-de-sac et s’arrêta devant la porte cochère. À ce moment une voix, partie de l’intérieur, lança un retentissant:
– Ventre-saint-gris!
Ravaillac bondit hors de son trou. Il posa le pied sur le moyeu de la roue, plongea le buste à travers la portière ouverte, leva le bras armé d’un couteau et l’abattit en un geste foudroyant. Un cri déchirant suivit presque immédiatement le geste de mort.
Ceci, c’était ce que l’homme de Concini avait vu et qu’il s’était hâté d’aller rapporter à son maître.
Voici ce qu’il aurait vu, s’il s’était moins pressé.
Le poing de Ravaillac fut saisi au passage par une main de fer qui l’immobilisa sans effort. En même temps, une voix très calme disait sur un ton de douloureux reproche:
– Comment, Jean-François, tu me veux meurtrir?…
Et c’était Ravaillac qui, stupide d’horreur, en reconnaissant Jehan le Brave qui lui parlait ainsi, avait poussé ce cri terrible que l’homme aux aguets avait pris pour le cri de la victime qu’on égorge.
Dans le carrosse royal où son buste demeurait engagé, Ravaillac, de ses yeux égarés, cherchait vainement celui qu’il avait voulu frapper: le roi, qui ne s’y trouvait pas.
Il n’y avait là que Pardaillan, dont la main comme un étau, s’était abattue sur le poignet de l’assassin et le maintenait rudement, Jehan le Brave, qui le regardait fixement, sans faire un mouvement, et enfin Escargasse qui, avec son accent provençal, venait de lancer ce: «Ventre-saint-gris!», destiné à faire croire à la présence du roi.
– Monsieur Jehan le Brave! hoqueta Ravaillac. Je suis maudit!
Il demeurait là, pétrifié, hagard, regardant Jehan avec des yeux de fou. Pardaillan le lâcha, sûr qu’il ne chercherait pas à se sauver. Et, en effet, il ne bougea pas.
À ce moment, les deux cavaliers que Saêtta avait pris pour Jehan et son père, s’arrêtèrent près du carrosse. Gringaille et Carcagne, affublés des manteaux et des chapeaux de Pardaillan et de Jehan, mirent pied à terre.
– Chef, informa Gringaille, les archers nous suivent! Ils seront ici avant un quart d’heure!
Jehan répondit par un signe de tête. Il ouvrit la portière et ils descendirent tous les trois.
Ravaillac recula devant eux, mais ne chercha pas à fuir. Il vivait une minute d’affolement terrible. Avec un morne désespoir, il répéta:
– C’est la deuxième fois que je lève le couteau sur mon bienfaiteur!… La malédiction est sur moi!…
– C’est donc ma mort que tu veux? demanda Jehan. Ravaillac ouvrit des yeux de plus en plus égarés. Il ne comprenait pas. Mais il eut un geste de protestation d’une évidente sincérité. Doucement, Jehan expliqua:
– Une fois déjà tu as voulu frapper le roi… Et le grand prévôt est arrivé pour m’arrêter, moi. Aujourd’hui, tu as recommencé. Écoute… Entends-tu cette galopade enragée?… C’est le grand prévôt qui accourt encore pour me saisir et me livrer au bourreau… Parce que les gens qui te poussent, malheureux, ont décidé que c’est moi qui payerai ton forfait. En sorte que si tu recommences, si tu réussis enfin, c’est moi que tu frapperas à mort par contre-coup.
– Oh! râla Ravaillac, est-ce possible?… Mais je parlerai… Je dirai…
– Tu diras la vérité, interrompit Jehan avec rudesse. Soit. Tu seras saisi, jeté dans quelque oubliette… Et tu ne me sauveras pas pour cela.
Et plus doucement, il ajouta:
– Le seul moyen de me sauver est de renoncer à l’abominable meurtre que tu médites. Jusqu’ici tu ne savais pas. Maintenant, te voilà averti et je te demande: que vas-tu faire, Ravaillac?… Vas-tu t’obstiner?… Pour satisfaire ton homicide folie, voueras-tu à l’effroyable supplice des régicides l’homme qui t’a sauvé la vie et fut toujours bon pour toi? Parle!
Ravaillac laissa tomber sa tête sur sa poitrine en répétant machinalement:
– La malédiction est sur moi!…
Un combat poignant semblait se livrer en lui. Évidemment l’idée que son bienfaiteur pouvait payer de sa vie son crime, à lui, Ravaillac, lui était insupportable. Mais renoncer à son projet, n’était-ce pas se vouer aux flammes éternelles? Telle était la redoutable question qu’il se posait.
Et comme l’impression produite en lui par sa vision récente était encore trop fraîche pour s’être dissipée, ou simplement atténuée, il la résolut par l’affirmative. Pardaillan et Jehan, qui suivaient avec étonnement les phases de cette lutte qu’ils ne pouvaient comprendre, l’entendirent murmurer, avec quelle terreur:
– C’est la damnation!… La damnation éternelle… quoi que je fasse!… Alors?…
Enfin, il redressa la tête. Ses traits ravagés s’apaisèrent, prirent une expression de sacrifice douloureux, et tandis que deux larmes brûlantes roulaient lentement dans sa barbe broussailleuse, il dit, très doucement:
– C’est bien. Je pars à l’instant… Je retourne à Angoulême, sans regarder derrière moi!… Adieu!…
Et sans ajouter une parole, sans s’attarder plus longtemps, il partit, sans tourner la tête, comme il avait dit.
Pardaillan le rejoignit en quelques enjambées et lui glissa une bourse dans la main, en disant:
– Pour vivre en route.
Ravaillac ne parut pas remarquer ce geste généreux. Le dos courbé, serrant machinalement dans sa main crispée l’offrande de Pardaillan, il s’éloigna dans la direction de Charenton, d’un pas lent, lourd, les épaules secouées de sanglots convulsifs.
– Ouf! soupira Jehan, enfin le voilà parti!
– Fasse le ciel qu’il ne change pas d’idée en route, ajouta Pardaillan.
– Nous avons fait tout ce qu’il était humainement possible de faire… à moins de le livrer, répliqua Jehan.
Et avec un bon sourire:
– Maintenant que les affaires du roi sont réglées, j’ai bien acquis, je pense, le droit de m’occuper un peu des miennes. Que vous en semble, monsieur?
Pour toute réponse, Pardaillan se dirigea vers la porte du manoir. Cette porte s’ouvrit d’elle-même, comme il allongeait la main. Et Saêtta, qui venait d’ouvrir à l’intérieur, se montra dans l’encadrement.
– Tiens! fit Pardaillan d’un air railleur, il signor Guido Lupini!
– Saêtta! rugit Jehan. Pardieu! du moment que les assassins sont apostés pour me meurtrir, du moment que les sbires accourent pour me saisir, je me disais que tu ne pouvais manquer à la fête!
En même temps qu’ils parlaient, Pardaillan et Jehan avaient franchi le seuil de la porte, sans laisser à Saêtta, surpris, le temps de la repousser.
Les hommes de Concini se trouvaient avec lui à la tour, derrière le corps de logis. Ils ne pouvaient voir ce qui se passait à la porte. Saêtta le savait bien. Il n’aurait eu qu’à appeler pour qu’on accourût à son secours. Mais Saêtta était brave. Il connaissait trop bien Jehan, qu’il avait élevé, et la réputation de chevaleresque loyauté de Pardaillan lui était bien connue aussi.
Saêtta se trouvait en présence de cinq hommes. Mais il savait que ces cinq hommes ne le chargeraient pas ensemble. Par le fait son épée ne rencontrerait qu’une épée. Or, Saêtta, qui avait dénoncé plusieurs fois Jehan, Saêtta, qui venait d’avertir le grand prévôt, lequel accourait à bride abattue, Saêtta se fût cru déshonoré en appelant à l’aide alors qu’il n’avait qu’un adversaire à la fois devant lui.
Saêtta n’appela pas. Il recula de deux pas et dégaina en se disant:
– Que je tienne seulement deux minutes et le grand prévôt sera là. Alors, si le roi est mort – ce qui ne me paraît pas prouvé, car tout est bien calme dans ce carrosse – Jehan est pris. Sinon je donne le temps à Concini d’enlever la petite, et, par elle, je tiens mon Jehan!
Tout ceci, bien entendu, passa dans son esprit avec l’instantanéité d’un éclair.
Quant à Jehan, il est probable qu’il n’avait pas l’intention de croiser le fer avec Saêtta. Mais celui-ci avait dégainé et était tombé en garde avec autant d’aisance que s’il avait été sur les planches de la salle d’armes. Il n’en fallut pas plus. Avant d’avoir réfléchi, les deux fers se trouvèrent engagés jusqu’à la garde.
Contrairement aux habitudes de l’époque, la lutte entre les deux hommes, qui connaissaient mutuellement leur jeu à fond, fut silencieuse. Sous son apparence froide et résolue, Saêtta ne laissait pas que d’être inquiet. Jehan lui avait dit avoir reçu quelques leçons de son père. Jusqu’à ce jour, il avait été certain de sa supériorité. Maintenant, il doutait. Mais comme il ne s’agissait pas pour lui de tuer Jehan, mais de gagner du temps, il espérait quand même réussir.
Jehan, lui, au contraire, avait hâte d’en finir. Il trouvait qu’il avait trop perdu de temps déjà. Midi venait de sonner. Concini était là – la présence de Saêtta le prouvait – et Bertille se trouvait menacée. Une seconde perdue pouvait être fatale à la jeune fille. Il alla droit à son but. Par une série de coups amenés avec une rapidité foudroyante, il lia l’épée de son adversaire et la fit sauter.
– Vacca madonna! blasphéma Saêtta.
Et il fit un mouvement pour s’élancer, ramasser son épée. Jehan lui mit la pointe de sa rapière sur la gorge et prononça froidement:
– Si tu bouges, tu es mort!
Saêtta croisa ses bras sur sa poitrine, baissa la tête, et, avec un accent intraduisible:
– C’est bien, dit-il, tue-moi!
Jehan secoua la tête et fit signe à Gringaille à qui il glissa quelques mots. Et sans plus s’occuper de Saêtta, il s’élança, suivi de Pardaillan, en criant:
– Bertille!… Bertille!… Me voici!…