Il est nécessaire d’expliquer comment Pardaillan se trouvait rue du Colombier. Pour cela, il nous faut remonter de quelques heures dans cette matinée.
À peu près vers le même moment où Jehan se promenait dans son galetas en se demandant ce qu’il allait faire, Pardaillan était sorti en se disant:
– Il faut voir le roi!… Dieu sait quels rapports lui ont été faits sur… mon fils… J’ai bien le droit, que diable! de rétablir les faits!…
Et il était parti. Mais la démarche qu’il voulait faire lui était pénible sans doute, car il allait à petits pas, la mine renfrognée.
Par les rues Tirechape, de Béthisy et des Fossés-Saint-Germain, il parvint rue des Poulies, à côté du Petit-Bourbon, jadis demeure du connétable Charles de Bourbon. Et ici nous sommes obligés de faire une brève description des lieux.
Le Petit-Bourbon était situé à l’angle du quai, entre le Louvre, à l’ouest, et l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, à l’est. Sur le côté nord, où se trouvait la chapelle, passait une petite et étroite rue qui, de ce fait, portait le nom de Petit-Bourbon. Cette rue aboutissait à un semblant de place sur laquelle donnait l’entrée du Louvre. C’est donc par cette rue que Pardaillan, parvenu près du Petit-Bourbon, aurait dû passer.
Maintenant, entre le Petit-Bourbon et Saint-Germain-l’Auxerrois, il y avait une ligne de maisons, rangées en un vaste quart de cercle qui allait depuis le quai jusqu’à la rue de l’Arbre-Sec. Vers le milieu de ce quart de cercle, dans la rue des Fossés-Saint-Germain, se trouvait la rue Jean-Tison qui aboutissait au parvis de l’église. Pardaillan venait de passer devant cette rue.
Plus il avançait, plus Pardaillan paraissait indécis et plus il ralentissait le pas. Il finit par grommeler:
– Je vais avoir l’air d’implorer assistance!… Heu!… J’ai toujours fait mes affaires moi-même et m’en suis toujours bien trouvé, mordieu!… Alors?
Il était arrivé à la rue du Petit-Bourbon. Perplexe et maussade, il passa et s’en fut jusqu’au quai. Il aurait pu tourner à droite et gagner aussi bien le Louvre par là. Mais, à son insu peut-être, il cherchait un prétexte pour esquiver une démarche qui lui déplaisait. Et il revint sur ses pas.
En repassant devant la petite rue, il loucha de ce côté, semblant se demander s’il irait ou n’irait pas. Et il tressaillit. Il venait de voir Léonora Galigaï au milieu de cette rue. Elle venait de son côté et à quelques pas, derrière elle, Saêtta la suivait sans affectation.
La rencontre n’avait rien d’extraordinaire. Évidemment, Léonora sortait du Louvre et rentrait chez elle. Saêtta l’escortait discrètement. Quoi de surprenant à cela? Rien assurément.
Mais Pardaillan qui n’arrêtait pas de pester, se dit qu’il ne voulait pas se rencontrer avec Saêtta. En conséquence, il ramena son manteau sur le visage et passa une deuxième fois devant la petite rue, bien décidé à aller jusqu’à la rue Saint-Honoré.
Comme il arrivait à l’angle de la rue des Fossés-Saint-Germain, il vit un moine déboucher de la rue Jean-Tison. Il le reconnut aussitôt: c’était le frère Parfait Goulard.
Comme la première, cette rencontre n’avait rien d’extraordinaire. Et pourtant, Pardaillan la rapprocha de la première. Instantanément, il eut l’intuition foudroyante que Léonora Galigaï et le moine Parfait Goulard passaient là, intentionnellement, et que la rencontre était concertée.
Il voulut en avoir le cœur net. Il jeta les yeux autour de lui. Il aperçut un renfoncement. Il s’y blottit aussitôt et regarda.
Ainsi qu’il l’avait prévu, le moine tourna à gauche et passa devant lui, allant à la rencontre de Léonora, qui marchait en s’éventant négligemment avec son mouchoir.
Lorsque le moine fut à quelques pas d’elle, le mouchoir échappa à la main de Léonora et tomba à terre. Elle fit un mouvement pour se baisser. Mais Parfait Goulard, très galamment, se rua, ramassa le mouchoir et le rendit à Léonora qui remercia d’un sourire et continua son chemin par la rue des Fossés, tandis que le moine se dirigeait vers la rue du Petit-Bourbon.
Comme on le voit, l’incident était très banal et ne pouvait attirer l’attention de personne. Mais pas le moindre détail de cette rencontre qu’il avait devinée concertée n’avait échappé à l’œil perçant de Pardaillan et, lorsqu’il sortit de son coin, il murmurait, moitié satisfait, moitié déçu:
– J’en étais sûr!… Mme Concini a parlé au moine pendant qu’il était courbé devant elle… J’ai bien vu ses lèvres remuer!… Que diable a-t-elle pu lui dire?…
Il demeura un moment rêveur, regardant tour à tour du côté de Léonora et de celui du moine, et il conclut:
– C’est du côté du frocard que je trouverai la solution… si tant est que je la découvre!… Puis, ce moine m’intrigue… et m’inquiète. Par Pilate! je veux l’étudier d’un peu près!
Ayant décidé, il se lança sur les traces du moine et se mit à le suivre à distance.
Parfait Goulard passa devant le Louvre et revint dans la rue Saint-Honoré qu’il se mit à descendre dans la direction de la porte. Il marchait sans hâte, roulant à sa manière accoutumée. Il ne paraissait pas trop ivre et, en tout cas, ne faisait pas trop d’excentricités.
Pardaillan, le manteau relevé jusqu’aux yeux, ne le perdait pas de vue. Le moine, d’ailleurs, allait sans se retourner, en homme qui n’a rien à se reprocher et ne pense pas qu’il peut être suivi.
Nous avons dit qu’il s’était comporté assez raisonnablement jusque-là. Une fois hors de la ville, dans le faubourg Saint-Honoré, il fut pris d’un subit accès de gaieté et se mit à chanter à tue-tête.
Non loin du mur d’enceinte, sur sa gauche, presque en face de la chapelle Saint-Roch, se trouvait une auberge de modeste apparence. L’enseigne, qui grinçait au-dessus de la porte, portait pompeusement ces mots: Hôtellerie des Trois-Pigeons. Devant cette auberge, Parfait Goulard s’arrêta. Il interrompit son chant et, le nez en l’air, il appela de sa voix tonitruante:
– Ohé! Jean-François!… Jean-François! êtes-vous là?…
Tout en haut de l’auberge, la tête pâle et amaigrie de Ravaillac s’encadra dans une lucarne. Ses yeux fiévreux plongèrent dans la rue. Il reconnut celui qui appelait et, dans sa barbe rousse, il eut une ébauche de sourire. En même temps, de sa voix morne, toujours poli, il dit:
– Bonjour, frère Parfait Goulard… Que me voulez-vous?
– Bonjour, frère Ravaillac… Descendez… j’ai de l’argent et je veux vous régaler.
– C’est aujourd’hui vendredi, frère Goulard, je jeûne et je fais mes dévotions.
– À tous les diables le jeûne! vociféra le moine. Il y a temps pour tout. Descendez… j’ai de l’argent, vous dis-je.
– Impossible, mon frère, résista Ravaillac d’une voix ferme.
– Je vous accorde une dispense pour aujourd’hui, hurla Parfait Goulard, je vous donne l’absolution d’avance.
– Merci, mon frère, mais moi, je ne m’accorde pas de dispense.
– Descends, ordonna impérieusement le moine, descends ou, par la barbe du Père éternel, je ne bouge de sous ta fenêtre et j’y mène un tel vacarme qu’il te sera impossible de te recueillir… Tu prieras mal, Ravaillac, tu commettras un péché mortel et tu seras damné. Damnatus in secula seculorum!
Ravaillac connaissait l’obstination de l’ivrogne. Il le savait homme à exécuter sa menace. Il comprit qu’il ne s’en débarrasserait pas s’il n’accédait à son désir. Néanmoins, il fit une dernière tentative et montra qu’il n’était pas habillé.
– Qu’à cela ne tienne! cria le moine satisfait. Je vais régaler les pères capucins d’une aubade et je reviens… Habille-toi pendant ce temps.
Et reprenant son chant, roulant et tanguant, il s’en fut jusqu’à la porte du couvent des capucins.
Pardaillan l’avait précédé, jugeant inutile de stationner pour écouter des propos beuglés de telle sorte qu’ils eussent pu être entendus d’un bout du faubourg à l’autre. Il avait dans l’idée que la prétendue aubade masquait quelque manœuvre louche, qu’il n’eût pas été fâché de pénétrer. Il alla donc se poster dans un enclos qui se trouvait à côté du couvent des capucines, en face de l’entrée de celui des capucins.
Parvenu à la porte du couvent, Parfait Goulard se cala solidement sur ses larges pieds, et il entonna une chanson à boire.!
La chanson terminée, il éclata de rire, comme quelqu’un qui vient de faire une bonne plaisanterie, et s’approchant davantage de la porte, il cria, en réponse à quelque imaginaire invitation:
– Non, je n’entrerai pas! On crève de soif dans votre maison, et aujourd’hui j’ai l’escarcelle bien garnie. Va t-en dire cela de ma part à ton sous-prieur du diable!
Et il s’en revint chercher son ami Ravaillac.
Pardaillan sortit de l’enclos fort déçu. Il se remit aux trousses du moine et, en marchant, il se disait:
«Évidemment, la chanson est un signal. Les quelques paroles qu’il a mugies doivent avoir une signification cachée. Mais quelle signification?… Morbleu! il faut pourtant que je sache!»
Parfait Goulard était revenu à l’auberge des Trois-Pigeons. Ravaillac paraissait à ce moment.
– Viens avec moi, frère Ravaillac, brailla le moine à pleine voix je veux t’offrir un fin déjeuner.
– Pourquoi ne pas déjeuner aux Trois-Pigeons? dit doucement Ravaillac.
– Jamais de la vie! se récria Parfait Goulard indigné, on y mange trop mal. Tout près d’ici, je connais une guinguette où nous serons à merveille sous la tonnelle. Sans compter que la cuisine y est délectable.
Et il entraîna son compagnon dans cette guinguette où, quinze jours avant, il était venu avec Jehan le Brave.
Pardaillan les suivait pied à pied et derrière eux, grâce à un bel écu donné à une servante, il pénétrait dans un petit cabinet, de la fenêtre entrebâillée duquel il pouvait voir et entendre les deux hommes qui s’installaient.
– Ici, frère Ravaillac, nous ferons un repas dont tu me donneras des nouvelles, mugit joyeusement Parfait Goulard qui venait de commander son menu.
– Pourquoi, observa doucement Ravaillac, pourquoi m’appelez-vous frère Ravaillac? Vous savez bien que le Révérend Père Marie-Madeleine, me reprochant, lui aussi, mes visions, m’a chassé de son couvent des Feuillants, où il avait bien voulu m’admettre en qualité de frère convers.
– C’est vrai!… Mais j’oublie toujours ce détail.
Le moine avait commandé un plantureux déjeuner. Il avait de l’argent – comme il disait – et il n’avait pas lésiné. Les vins étaient généreux et variés, les viandes, rôties ou en sauce, dominaient. Et cela amena une discussion, Ravaillac prétendant que ce jour-là étant un vendredi, il ne pouvait toucher aux viandes, sous peine de péché mortel. Parfait Goulard, à cette prétention, qu’il trouvait saugrenue, se fâcha tout rouge.
– Puisque je te donne une dispense! hurla-t-il. J’ai le droit de le faire, par les tripes du pape!… Et toi tu n’as pas le droit de me désobéir… Tu jeûneras et feras maigre un autre jour… si tu y tiens absolument.
Ravaillac se vit contraint de céder pour avoir la paix. D’ailleurs sa conscience était en repos: il croyait fermement que le moine avait le droit de faire ce qu’il faisait.
Tant que dura le repas, les deux convives n’échangèrent que des propos d’une banalité qui eût découragé tout autre que Pardaillan aux écoutes. Mais Pardaillan se disait, avec raison:
– Le moine démasquera ses batteries lorsqu’il verra ce malheureux suffisamment excité par les rasades qu’il ne lui ménage pas.
En effet, vers la fin du repas, Ravaillac était méconnaissable. Ses joues, ordinairement livides, se coloraient, ses yeux mornes s’animaient. Il riait et plaisantait avec abandon, et Pardaillan constatait qu’il ne manquait pas d’esprit.
Il n’avait cependant pas bu outre mesure. Mais, habitué à une sobriété excessive, le peu qu’il avait pris avait suffi pour lui monter à la tête. Et maintenant, ce n’était plus le même homme. Il semblait s’éveiller d’un long cauchemar, il aspirait à vivre et contemplait les fleurs et la verdure qui l’environnaient avec une sorte d’attendrissement étonné.
– Eh bien, fit brusquement Parfait Goulard avec bonhomie, tu vois comme un bon repas, arrosé de vieux vin, vous change les idées.
– C’est vrai, avoua franchement Ravaillac, il me semble que je ne suis plus le même.
– Dis-moi, tu t’es confessé au père d’Aubigny. Que t’a dit le jésuite?
À cette question plus qu’indiscrète, Ravaillac se rembrunit et non sans amertume:
– Il m’a dit que mes visions n’étaient que des imaginations. Il m’a dit qu’il ne fallait plus songer à tout cela. Il m’a conseillé de boire et bien manger et de retourner dans mon pays. Il m’a donné un sou, qu’il a emprunté.
– Il a raison, fit vivement Parfait Goulard. Ce père d’Aubigny est un honnête homme.
Et relevant son froc, il sortit une bourse qu’il vida sur la table. Elle contenait une vingtaine d’écus, somme considérable pour un pauvre moine. Il plaça dix écus devant Ravaillac ébahi et expliqua sans désemparer:
– Mais un sou pour aller d’ici à Angoulême, c’est vraiment un peu maigre. Prends ces dix écus, je te les donne de grand cœur.
– Pourquoi faire? demanda Ravaillac tout éberlué.
– Comment, pourquoi faire?… Mais pour t’en retourner dans ton pays, malheureux. D’Aubigny a raison, je te le répète. Il faut chasser toutes ces imaginations diaboliques de ton esprit, Ravaillac.
Et avec une émotion qui toucha profondément le sombre visionnaire, il ajouta:
– Retourne chez toi, Jean-François, crois-moi. Tu trouveras là la paix de ta conscience et le bonheur. Tu te marieras, tu auras des enfants, une famille, un foyer, tu seras enfin un homme comme tous les autres hommes.
Il y eut une longue discussion entre les deux hommes, Ravaillac s’obstinant à rester à Paris, sans dire toutefois pourquoi. Parfait Goulard se montra éloquent, et grâce peut-être à quelques nouveaux verres de vieux vin, il finit par triompher de sa résistance. Ravaillac accepta les dix écus et promit de partir le lendemain pour Angoulême. Le moine, ayant obtenu ce qu’il voulait, se leva incontinent, régla la dépense et entraîna son compagnon jusqu’à son auberge des Trois-Pigeons où il le quitta après l’avoir tendrement embrassé.
Il était à ce moment environ dix heures et demie. C’était le moment où Jehan le Brave quittait son logis de la rue de l’Arbre-Sec.
Pardaillan suivait toujours. Seulement, il était de plus en plus déçu et il songeait:
«Voici qui est étrange!… J’aurais juré que ce moine excitait ce malheureux détraqué au meurtre du roi… et voici que c’est tout le contraire… voici qu’il le renvoie dans son pays!… Me serais-je trompé à ce point?…»
À force de tourner et retourner la question dans son esprit, il finit pas se dire:
«Ne serait-ce pas que ce Ravaillac est devenu inutile? En ce cas, ils auraient donc un autre instrument sous la main?… Un autre instrument plus sûr, plus décidé… tout prêt à agir… qui agit peut-être en ce moment… Diable! diable!… Comment savoir? Morbleu!…»
Parfait Goulard était revenu vers la porte de la ville. Il allait lentement, comme s’il avait attendu quelqu’un. Il ne chantait plus, il s’efforçait de passer inaperçu.
Comme il approchait de la porte, un carrosse, sans escorte, en sortit. Il s’arrêta et le suivit des yeux. Le carrosse longea le «palmail» dont nous avons parlé et alla s’arrêter derrière la butte, au-dessous des deux moulins qui la couronnaient.
Parfait Goulard revint encore une fois sur ses pas, jusqu’à l’auberge des Trois-Pigeons. Nous avons dit que cette auberge était située à peu près en face de la chapelle Saint-Roch.
À l’époque où se déroulaient les événements que nous avons entrepris de conter, cette chapelle était placée sur une éminence, pas tout à fait au centre d’un vaste quadrilatère.
Le côté de ce quadrilatère qui longeait le faubourg et celui qui faisait face au mur d’enceinte étaient entièrement couverts de maisons. Celui qui regardait la butte Saint-Roch ne l’était qu’à moitié, et du côté de la ville. L’autre moitié, ainsi que tout le quatrième (celui qui regardait la campagne, à l’ouest) qui portait le nom de rue de Gaillon, étaient nus. Là, la terre était maintenue par un mur de soutien assez élevé. Ce mur s’arrêtait au ras du sol. En sorte que cela formait comme une espèce de terrasse du haut de laquelle on voyait jusqu’à l’entrée du couvent des capucins et même plus loin.
La chapelle se dressait donc isolée sur ce terre-plein, ceinturée d’habitations de trois côtés. Mais sa façade, qui regardait la rue de Gaillon, était bien dégagée. Cette terrasse, dont nous venons de parler, était un cimetière qu’il fallait traverser pour entrer dans la chapelle. L’escalier qui y accédait était situé rue de Gaillon, près du faubourg.
Revenu une fois encore à l’auberge des Trois-Pigeons, Parfait Goulard grimpa l’escalier qui conduisait à la chapelle.
Pardaillan ne le lâchait pas d’une semelle.
Le moine fit le tour de la chapelle. Il semblait s’assurer que nul ne rôdait par là. Du moins c’est ce que crut comprendre Pardaillan, qui se tint sur le qui-vive.
Après avoir visité l’extérieur, Parfait Goulard pénétra à l’intérieur de la chapelle qu’il se mit à visiter avec plus de soin encore, poussant la minutie jusqu’à inspecter les confessionnaux. Et Pardaillan, qui ne le quittait pas des yeux, se dit avec un sourire de satisfaction:
«Je crois que le moment approche où je serai récompensé de ma patience.»
Sûr que nul ne se trouvait sur le terre-plein ni dans la chapelle, Parfait Goulard alla se poster en haut de l’escalier. Ainsi, il surveillait le faubourg, du côté des capucins, et nul ne pouvait plus pénétrer dans la chapelle sans lui passer sous les yeux.
Précaution bien inutile, puisque l’ennemi était déjà dans la place. En effet, sur son dos, Pardaillan se coula doucement dans cette chapelle dont le moine semblait interdire l’accès.
Comme si tous ces mouvements avaient été minutieusement réglés et chronométrés, à l’instant précis où Parfait Goulard prenait ses dispositions, la porte du couvent des capucins s’était ouverte. Acquaviva était sorti. Derrière lui, deux par deux, à intervalles espacés, suivaient les douze gaillards qui lui servaient d’escorte occulte.
Lorsque Parfait Goulard vint se placer au haut de l’escalier, il aperçut Acquaviva qui n’était plus qu’à quelques pas de la rue de Gaillon. Il le laissa approcher encore et, pivotant d’un air indifférent, il rentra dans la chapelle. Quelques secondes plus tard, Acquaviva l’avait rejoint.
En voyant l’air majestueux du nouveau venu, les yeux de Pardaillan pétillèrent dans l’ombre où il s’était blotti.
– Enfin! se dit-il, je crois que, cette fois-ci, je vais savoir de quoi il retourne.
– Nous sommes bien seuls, dit Parfait Goulard à voix basse, en réponse à une interrogation muette.
– N’importe! dit Acquaviva sur le même ton. Et d’un geste, il recommanda la circonspection. Pardaillan, attentif, ne perdit pas un mot du dialogue suivant, tenu à voix très basse:
– Les bêtes ont bu.
– C’est sûr?
– Très sûr.
– Où va-t-il?
– À Saint-Germain-des-Prés.
– Le rousseau?
– Il partira demain.
– Bien… Et elle?
– Son carrosse vous attend derrière la butte.
Pas un mot de plus. Acquaviva partit à l’instant même et rejoignit le carrosse dans lequel, les mantelets baissés, l’attendait Léonora Galigaï. Nous les avons vus à l’œuvre.
Parfait Goulard lui laissa le temps de s’éloigner et il partit à son tour. Nous savons qu’il veillait de loin sur son chef.
Quant à Pardaillan, à grandes enjambées, il s’en alla aussi, tout furieux, grommelant:
– Comment, c’est tout?… Je perds trois heures à suivre pied à pied ce damné frocard et cela pour apprendre quoi?… Que des bêtes ont bu qu’un inconnu se rend à Saint-Germain-des-Prés, qu’une femme attend ce vieillard, qui me fait l’effet d’être quelque prince de l’Église, à en juger par sa haute mine… Et que m’importe, à moi, tout cela?… Mordieu! je deviens stupide!… Allons voir un peu ce que fait… mon fils.
Dans la rue Saint-Honoré, il reconnut le carrosse et les trois gentilshommes qui l’escortaient et qui avaient dû l’attendre près de la porte. Il se dit:
«Tiens, c’est Mme Concini qui attendait le vieillard!… Parbleu! j’y suis… C’est ce rendez-vous qu’elle a dû donner rue des Fossés-Saint-Germain!… C’est toujours un point d’élucidé. À moins que… Au diable! après tout.»
Et toujours bougonnant, il remonta la rue Saint-Honoré, précédé par le carrosse qui avançait au trot de ses quatre chevaux. Une minute plus tôt, il aurait rencontré au coin de la rue de Grenelle, Jehan, en conversation avec le comte de Candale.
Pardaillan se dirigeait vers la rue de l’Arbre-Sec. Il ne pensait qu’à son fils – il essayait de se le persuader, du moins. De bonne foi, il se disait:
«Corbleu!… je veux savoir s’il n’est pas allé aux carrières!… C’est que je veux être là, moi, quand il viendra déterrer le trésor… Ce trésor qui lui appartient. Ira-t-il ou n’ira-t-il pas?… Il me tarde d’être fixé!»
Mais, tout en ayant l’air de ne se préoccuper que de Jehan, tout en s’affirmant qu’il ne pensait qu’à lui, son esprit travaillait, malgré tout. Tant et si bien que, parvenu au carrefour du Trahoir, il fit brusquement demi-tour en se disant:
«Eh bien, non! Par Pilate et Barrabas! il y a quelque chose là-dessous… Et je veux en avoir le cœur net.»
Ayant pris une décision, toute trace d’hésitation disparut et il s’achemina vers le Louvre d’un pas ferme et résolu. La première personne auprès de laquelle il se renseigna lui apprit que le roi venait de sortir, il y avait un bon quart d’heure.
– Pour aller à Saint-Germain-des-Prés? dit spontanément Pardaillan.
– Oui, monsieur.
– Ah! pardieu! rugit le chevalier dans son esprit, je commence à voir clair dans cette affaire!… Pourvu que j’arrive à temps maintenant!
Il s’informa du nom du capitaine de service. C’était M. de Vitry. Il le connaissait. Il se fit conduire à lui. Coupant court aux interminables préambules de politesse, il lui dit à brûle-pourpoint:
– Monsieur de Vitry, il faut que je rattrape au plus tôt Sa Majesté qui vient de sortir sans escorte, m’a-t-on dit. Il me faut un cheval rapide… Il n’y a pas une seconde à perdre.
Vitry connaissait Pardaillan. Il comprit que quelque chose de très grave se passait. Sans interroger, sans hésiter, il dit simplement:
– Venez, monsieur de Pardaillan, je vais vous donner mon meilleur cheval.
Quelques secondes plus tard, Pardaillan sautait en selle et filait ventre à terre par les quais.
C’est ainsi que nous l’avons vu derrière son fils rue du Colombier, le long du jardin clos de la reine Marguerite, femme répudiée du roi Henri IV.