Des quarante coupe-jarrets que Concini avait amenés à Montmartre, il ne lui restait pas un homme. Une quinzaine étaient morts. Cinq ou six, échappés par miracle à l’explosion, pris du vertige de l’épouvante, avaient disparu sans qu’on pût dire où ils s’étaient terrés. Le reste était plus ou moins blessé, condamné au repos pour un temps plus ou moins long.
Autour du Florentin, il ne restait que ses trois gentilshommes qui n’avaient que des contusions insignifiantes. Malgré qu’il fût évident que Jehan le Brave était enseveli sous les décombres, Concini ne se décida à quitter les lieux que vers la fin du jour. Il prit par le chemin de droite. C’était à ce moment que Pardaillan montait par celui de gauche.
Concini, sombre et préoccupé, marchait silencieusement à la tête de ses gentilshommes. Comme ils approchaient de la croix, ils rencontrèrent un homme dont la tête était entourée d’un bandeau. C’était ce même homme que nous avons vu caché derrière une haie au moment où Pardaillan faisait entrer Bertille chez Perrette la Jolie.
– Eh! Saint-Julien, dit un des trois, tu arrives trop tard! Saint-Julien, puisque c’était lui, s’écria avec une étrange inquiétude:
– Le truand n’est pas pris?
– Il est mort! dit Concini avec plus de regret que de joie.
– Malédiction! écuma Saint-Julien. Vous étiez quarante et plus… et vous n’avez pu le prendre vivant?…
– Tu es bon, toi, fit sèchement Longval. Nous avions quarante hommes avec nous, dis-tu?… Compte combien nous sommes maintenant.
– S’il est une chose qui nous étonne, appuya Roquetaille, c’est de nous voir encore vivants. N’est-ce pas, monseigneur?
De la tête, Concini fit signe que oui.
– Oh! fit Saint-Julien, saisi, à ce point?… C’était donc le diable que cet homme?
– Concini et ses trois gardes du corps grincèrent des dents, mâchèrent des imprécations et des jurons.
– Moi qui voulais lui manger le cœur! s’exclama Saint-Julien avec un accent de regret intraduisible.
– Oui, tu le haïssais, mon pauvre Saint-Julien, dit Concini avec une sorte de caresse dans la voix.
– Eh! monseigneur, j’étais – à ce qu’on disait – un joli garçon… Le truand m’a défiguré… me voilà hideux pour toujours!… Tête et tripes! si vous croyez qu’il n’y a pas de quoi vous rendre enragé!
– Il ne nous a pas défigurés, nous autres, dit Eynaus, mais il nous a tout de même bien arrangés!… Nous ne le haïssons pas moins que toi!
– Comment se fait-il que te voilà? demanda Concini. Il était entendu que tu demeurerais au logis, puisque ta blessure ne te permettait pas de te battre.
– C’est vrai, monseigneur. Mais j’enrageais de ne pouvoir me rendre utile. J’ai réfléchi que si je ne pouvais me battre, je pouvais tout de même sortir… sans trop me fatiguer. Et j’ai eu une idée… une idée superbe… que j’ai mise à exécution. Et je vous apportais une vengeance splendide, monseigneur.
– Que veux-tu dire?
Il était arrivé devant la porte du logis de Perrette. Saint-Julien les arrêta, et:
– Reconnaissez-vous cette porte? demanda-t-il.
– Pardieu!… C’est par là que le truand s’est sauvé l’autre jour quand je croyais le percer d’outre en outre, dit Roquetaille.
– C’est bien cela… Voyez-vous cette haie?… C’est là derrière que j’ai passé tout cet après-midi. Et bien m’en a pris, monseigneur.
– Explique-toi.
– Monseigneur, cette jeune fille que vous nous faites rechercher partout s’appelle bien Bertille, n’est-ce pas?
– Oui!… L’aurais-tu trouvée, par hasard? haleta Concini palpitant d’espérance.
– Patience, monseigneur, sourit Saint-Julien. C’est une jeune fille grande, mince, seize ans environ, blonde comme les blés, des yeux bleus…
– C’est cela!… Tu l’as vue?… Où?… Quand?… Parle donc!…
– Monseigneur, cette jeune fille est là! fit Saint-Julien en désignant la porte.
Concini poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement et, sans ajouter un mot, il se dirigea vers la porte d’un pas rude.
Saint-Julien se jeta devant lui et lui barrant le passage, il dit respectueusement:
– Qu’allez-vous faire? monseigneur… Songez-y, cette jeune fille est gardée et bien gardée, je vous en réponds. Si vous vous montrez, vous risquez de la perdre à nouveau… Et Dieu sait si vous la retrouverez cette fois.
Concini s’éloigna précipitamment, en grondant:
– C’est vrai, corbacque! tu as raison… Que faire?…
– Attendre quelques jours, dit froidement Saint-Julien. Me laisser préparer l’affaire. Et je vous jure que je vous livrerai l’oiselle.
Et avec un accent de haine sauvage, il ajouta:
– Je n’ai qu’un regret: c’est que le truand soit mort!… Quelle belle torture nous lui eussions infligée par le moyen de sa donzelle… Je ne vous demande que deux ou trois jours.
– Je ne vivrai pas jusque-là! palpita Concini frissonnant d’impatience.
– Eh! monseigneur, vous avez bien vécu un mois sans savoir ce qu’elle était devenue!… Vous pouvez bien patienter un jour ou deux, que diable!
– C’est bien! dit Concini qui parvint à se maîtriser. Je te donne carte blanche… Mais tu me promets que d’ici deux jours…
– La belle sera en votre pouvoir. C’est entendu!… À la condition que vous éviterez de venir rôder autour de la maison pendant ce temps.
– Tu es bien exigeant! bougonna Concini.
– Ce que j’en dis est dans votre intérêt, monseigneur. Si vous vous montrez, vous serez indubitablement reconnu… Alors, quand nous viendrons croyant prendre l’oiseau, il y aura des chances pour qu’il se soit envolé.
– Tu as raison!… Je m’abstiendrai de me montrer par ici. Mais, pour Dieu! ne me fais pas trop attendre.
– Soyez tranquille, monseigneur, ricana Saint-Julien, en travaillant pour vous, je travaille à ma vengeance. Je suis aussi intéressé que vous à la réussite de l’affaire.
Il disait vrai. Concini le savait. Il fit signe qu’il s’en rapportait à lui.
Le reste de la route s’acheva silencieusement. Concini rentra chez lui. Roquetaille, Eynaus et Longval s’éloignèrent ensemble. Ils étaient un peu jaloux de la faveur naissante de leur camarade. Quant à Saint-Julien, il avait fort à faire, avait-il dit, et il les avait quittés aux abords du logis de leur maître.
Ce jour-là, Concini était de service au Louvre. Vers les huit heures du soir, il sortit et se dirigea d’un pas nonchalant vers la demeure royale.
Derrière lui, à distance respectueuse, une ombre se glissait, rasant les maisons, ne le perdant pas de vue. C’était encore l’homme au bandeau, Saint-Julien, pour lui donner son nom.
Lorsqu’il se fut assuré que son maître était bien entré au Louvre, Saint-Julien fit demi-tour. Sans se cacher cette fois, il remonta la rue Saint-Honoré jusqu’au logis de Concini, où il pénétra. Deux minutes plus tard, il s’inclinait profondément devant Léonora Galigaï.
Sur une interrogation muette de la jeune femme, Saint-Julien, avec cet accent bref de l’homme qui fait un rapport, dit:
– Monseigneur n’a pas quitté un instant ses hommes. De l’abbaye de Montmartre, il est revenu directement chez lui. D’ici, il est allé droit au Louvre, où il vient d’entrer. Le truand Jehan le Brave…
– Je sais, interrompit Léonora. Il s’est fait sauter, paraît-il. Est-ce tout ce que vous avez à me dire, monsieur?
– Non, madame. J’ai trouvé par hasard cette jeune fille, la demoiselle Bertille, que monseigneur cherchait vainement depuis un mois. Pas un muscle du visage de Léonora ne bougea. Pourtant le coup était rude. L’évêque de Luçon, lorsqu’il était venu la remercier de sa nomination au poste d’aumônier de la reine, lui avait dit où était enfermée la jeune fille. Elle s’était donné la peine d’aller à Montmartre voir l’abbesse à qui, au nom de la reine, elle avait recommandé d’exercer la plus étroite surveillance sur sa prisonnière. Elle était partie emportant la conviction que, à moins d’un hasard extraordinaire, nul ne pourrait soupçonner la présence de Bertille au couvent. Ce hasard s’était produit. Au fond d’elle-même, elle gronda une imprécation. Mais, très calme en apparence, elle leva sur l’espion ses yeux profonds et dit simplement:
– Ah!… Racontez.
Et Saint-Julien raconta comment il avait eu l’idée d’aller surveiller ce qu’il appelait le repaire du truand et comment il y avait vu entrer un gentilhomme de haute mine escortant deux jeunes filles dont l’une avait appelé l’autre demoiselle Bertille.
Léonora s’était fait donner le signalement espérant que ce n’était peut-être là qu’une rencontre de nom. En comparant les indications fournies par Saint-Julien à ce qu’elle savait, elle se rendit compte que le doute n’était pas possible. Il s’agissait bien de Bertille de Saugis.
Son esprit travaillait. Elle cherchait à comprendre comment la prisonnière avait pu s’échapper du couvent où elle était si bien gardée.
– Savez-vous qui est cette autre jeune fille? dit-elle.
– Je l’ignore, madame. Très jeune, très jolie, portant le costume d’une ouvrière aisée… C’est tout ce que je sais.
– Et le gentilhomme?
– Celui-là, c’est différent. Je sais son nom. Il s’appelle Pardaillan. C’est un homme qui a dépassé la cinquantaine. Il s’est pris de querelle avec Saêtta qui passait par là. Ils se sont battus. Saêtta est fort, très fort, madame, pourtant ce Pardaillan l’a désarmé avec une facilité qui dénote un escrimeur comme je n’en ai jamais vu de pareil… Et d’une force physique merveilleuse. Il a soulevé son adversaire comme une plume et j’ai bien cru qu’il allait l’écraser sur la route. Il lui a fait grâce cependant et Saêtta s’est enfui comme s’il avait le diable à ses trousses.
– Pourquoi ce duel? demanda Léonora qui réfléchissait.
– Je ne sais pas madame. J’étais trop loin et n’ai pu entendre ce qu’ils se sont dit.
– Comment savez-vous que le gentilhomme s’appelle Pardaillan?
– Parce que Saêtta a crié ce nom à tue-tête.
– Bien… Avez-vous déjà dit à monseigneur que vous avez trouvé celle qu’il… cherche?
– Oui, madame, je lui ai montré la maison où elle s’est réfugiée. Léonora eut un imperceptible froncement de sourcils.
– Pourquoi cette hâte? dit-elle.
– Simple hasard qui, après m’avoir fait rencontrer monseigneur, nous a fait passer devant la maison en question. J’ai cru bien faire en disant ce que j’avais découvert, faute d’instructions précises à ce sujet. Mais j’ai eu soin de me garder, à tout hasard. Monseigneur voulait entrer dans la maison. Je lui ai assuré qu’elle était gardée. Ce qui est faux, madame. Après le départ de M. de Pardaillan, les jeunes filles sont restées seules. En outre, je suis chargé de préparer l’enlèvement et j’ai demandé deux ou trois jours pour mener à bien l’affaire. En sorte, madame, que vous restez maîtresse de la situation. Léonora s’était rassérénée en écoutant ces explications:
– Vous êtes un serviteur intelligent, dit-elle. Je me charge de votre fortune, monsieur de Saint-Julien.
L’espion s’inclina jusqu’à terre.
Léonora, la tête appuyée sur sa main, réfléchissait profondément. Saint-Julien attendait impassible qu’elle donnât ses ordres. Elle redressa enfin la tête et très calme:
– Voici ce que vous allez faire.
Et d’une voix basse, elle donna ses instructions. Cela dura un quart d’heure environ, au bout duquel Saint-Julien se retira.
Avant de franchir le seuil, il jeta un coup d’œil soupçonneux à droite et à gauche. Il ne vit rien de suspect et il s’éloigna paisiblement, dans la direction de la Croix-du -Trahoir.
Presque en face de la maison de Concini, du côté opposé à la croix, c’est-à-dire du côté des Halles, il y avait un cabaret. Au moment où l’espion s’éloignait, la porte de ce cabaret s’ouvrit et Roquetaille, Eynaus et Longval parurent sur le perron. Ils aperçurent Saint-Julien qui leur tournait le dos, et ils le reconnurent:
– Tiens! Saint-Julien! s’exclama Eynaus. Que diable est-il allé faire chez Concini à cette heure-ci, en l’absence du maître?…
– Si madame Léonora n’était si laide et surtout si elle n’était si férue de son illustre époux, insinua Longval, on pourrait croire que Saint-Julien fait à Concini ce que de mauvaises langues prétendent que celui-ci fait au roi.
– Ce serait drôle, par ma foi! ricana Roquetaille.
Ils éclatèrent de rire. Comme ils se sentaient de l’humeur contre leur camarade, ils se prirent par le bras et s’en allèrent du côté opposé pour l’éviter.