Le lendemain matin, lundi, Jehan le Brave quitta sa retraite à la pointe du jour. Rien ne le pressait cependant. Mais dans la grotte, il se sentait trop près de l’escalier du gibet. Cet escalier, sous lequel dormaient des millions, le fascinait et l’attirait invinciblement. Pour se soustraire à la tentation, il s’en éloignait au plus vite.
Avant de sortir du souterrain, il eut soin de s’assurer que personne ne se trouvait dans la carrière, et il ne prit plus aucune précaution. Il s’était dit, non sans raison:
«À quoi bon! Ce n’est pas là un espionnage ordinaire. J’essayerais vainement de m’y soustraire.»
Il rentra donc en ville en flânant et sans chercher à se cacher. Il se dirigeait vers la rue Saint-Denis. Chez Pardaillan, naturellement. En route, il réfléchit:
– Diable! Il est encore de bien bonne heure! M. le chevalier aurait cent mille fois raison de m’envoyer à tous les diables pour le venir tirer du lit si tôt, sans raison plausible. Il ne le fera pas, parce qu’il est la bonté même. Raison de plus pour que je ne me montre pas importun.
En conséquence, pour tuer le temps, en attendant une heure raisonnable, il s’en fut au hasard, en badaud. Il se trouva, sans y prendre garde, dans la rue de la Plâtrière, en face de l’hôtel d’Épernon.
Il ne serait pas venu là exprès, par inutile bravade, mais puisque le hasard l’y avait amené, il ne crut pas devoir changer de direction, ni presser le pas pour cela. Il passa donc tranquillement, un sourire malicieux aux lèvres.
Précisément, sur le seuil se tenaient trois coquins à faces patibulaires, qui dardèrent sur lui des yeux de braise. Mais ils ne bougèrent pas. Il est probable que d’Épernon s’était concerté avec Concini. Il s’abstenait momentanément de toute violence envers Jehan le Brave.
Rue Saint-Honoré, il rencontra Longval, Eynaus, Saint-Julien et Roquetaille. Cette fois, il se tint prêt à la bataille. Stupeur: les quatre passèrent sans lui chercher noise. Mieux: Roquetaille lui tira un grand coup de chapeau. Il en fut si étonné qu’il faillit oublier de rendre la politesse si inattendue. En s’éloignant, il se disait:
– Décidément, je crois que M. de Pardaillan se trompe. Concini est un maître couard, la menace du roi à mon sujet l’a terrifié.
Lorsqu’il arriva à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout, il trouva Pardaillan qui se disposait à sortir. Il lui conta la tentative de la veille à laquelle il avait échappé comme aux précédentes. Chose curieuse, à laquelle il ne prit pas garde, de ce récit, Pardaillan ne parut avoir retenu qu’une chose:
– Ainsi, dit-il, les événements ont fini par vous amener là où vous ne vouliez pas aller: sous le gibet!
– Il a bien fallu, répondit Jehan d’un air dépité.
– Et maintenant, demanda Pardaillan en le fixant de son œil clair, allez-vous vous obstiner à chercher de nouveaux gîtes précaires, aussitôt éventés?
– Non, monsieur, puisque j’y suis venu, bien malgré moi, autant vaut y rester.
– C’est ce que vous avez de mieux à faire, dit froidement Pardaillan.
Là-dessus, le chevalier le quitta, ayant, dit-il, une affaire urgente qui allait le tenir hors de chez lui toute la journée et probablement le lendemain aussi.
Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’il se mettait à la recherche de frère Parfait Goulard, sur lequel il comptait pour arriver jusqu’à Acquaviva.
Jehan le Brave passa cette journée seul, assez tristement. Le soir venu, il se hâtait vers la porte Montmartre par des voies détournées, les plus rapides, car il se trouvait dans les environs de la place de Grève. Il venait de dépasser Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Il lui sembla entendre au loin, devant lui, un cliquetis d’armes, des trépignements, des grognements, des jurons, des froissements de fer. Tous les signes d’une lutte violente auxquels une oreille exercée comme la sienne ne pouvait se méprendre, bien que tout cela fût encore confus et indistinct.
– Il se hâta dans la direction d’où venait le bruit. À ce moment, une voix de femme fit entendre un appel dans la nuit:
– Au meurtre! À l’aide!…
Chose étrange, il lui sembla que la voix, forte et grave, ne trahissait ni crainte ni émotion. Il lui sembla en outre que cette voix ne lui était pas inconnue.
Cependant, dès le premier appel il se mit à courir avec la souplesse et l’agilité de l’homme rompu à tous les exercices violents qu’il était. Il n’eut pas une seconde d’hésitation ou de réflexion. Une voix appelait à l’aide et il accourait. C’était très simple.
Une ruelle étroite se trouvait devant lui. Il s’y rua en tempête.
Devant lui, une masse confuse et grouillante. Ils étaient bien sept ou huit malandrins qui s’escrimaient l’épée haute contre un homme seul. Un brave certainement, car il tenait tête résolument et, sans prononcer une parole, de la dague et de la rapière, il se défendait avec vigueur et énergie.
Derrière lui, se tenait une ombre indistincte, femme ou religieux qui, immobile et muette, contemplait cette lutte inégale. À côté, une autre ombre, plus petite. C’était celle-là qui, d’une voix de femme, lançait à intervalles espacés cet appel extraordinairement calme, en semblable occurrence.
Si bien qu’on eût pu assez justement se demander si la personne qui appelait de cette étrange manière tenait réellement à ce qu’on accourût à son secours.
Ceci se passait à quelques pas d’un cul-de-sac. On eût dit que les efforts de l’inconnu qui tenait seul tête aux malandrins tendaient à se rapprocher de ce cul-de-sac. Peut-être espérait-il que les deux compagnons pour lesquels il se dévouait et qu’il défendait si vigoureusement pourraient se faufiler dans le cul-de-sac, où ils étaient assurés de trouver un abri, sans doute.
Jehan embrassa tous les détails de cette scène d’un coup d’œil flamboyant. Et l’impression qu’il en éprouva était faite d’étonnement et de vague inquiétude. L’idée qu’il se trouvait en présence d’un guet-apens habilement organisé, dans lequel il allait donner tête baissée, passa comme un éclair dans son esprit.
Mais, à cet instant précis, la femme lança un nouvel appel et il oublia tout. De sa voix claironnante, il cria:
– Tenez bon! On vient à vous!…
En même temps, il mettait flamberge au vent. Mais, par une manœuvre qui lui était familière, il saisit la rapière par la lame. Il tomba à l’improviste sur le dos des assaillants, frappant à coups de pommeau, dans un moulinet vertigineux, et se fraya un passage dans le tas, en disant d’une voix mordante:
– Cela déblaye un peu!…
En effet, trois hommes étaient tombés. Devant cette attaque foudroyante autant qu’imprévue, les autres eurent une seconde d’effarement. L’inconnu en profita pour se fendre à fond. Un quatrième truand, l’épaule traversée, alla s’étaler dans le ruisseau qui coulait au milieu de la rue.
Pendant ce temps, Jehan s’était placé à côté de l’inconnu. Il reprit son épée par la poignée et chargea avec son impétuosité accoutumée.
La vigueur et la décision de ce nouvel adversaire donnèrent-elles à réfléchir aux malandrins? Reconnurent-ils Jehan le Brave qui, parmi eux, avait la réputation d’un diable à quatre? Toujours est-il qu’ils battirent précipitamment en retraite et, tels des fantômes, s’évanouirent dans la nuit, emportant les éclopés.
Jehan rengaina avec un éclat de rire sonore et se tourna vers cet inconnu, au secours duquel il était venu si fort à propos. Et il demeura muet de saisissement, le rire soudain figé sur les lèvres.
Car cet inconnu, c’était Saêtta.
La femme qui avait appelé à l’aide s’avança vers Jehan qui lui tournait le dos. Elle était si bien enveloppée dans une ample mante brune qu’il devenait impossible de distinguer ses formes. La tête était si bien enfouie au fond du capuchon qu’on n’apercevait même pas le bout du nez. Excès de précaution assez surprenant, car la nuit était profonde.
Saêtta, en la voyant approcher, lui adressa vivement quelques signes mystérieux. Elle ne les comprit ou ne les vit pas. De cette même voix où ne perçait nulle émotion, elle dit doucement:
– Vous venez de nous sauver la vie, au Révérend Père et à moi, monsieur. Nous sommes de trop pauvres gens pour reconnaître ainsi qu’il le mériterait un aussi signalé service. Du moins, notre reconnaissance éternelle vous est-elle acquise. Oserai-je vous demander de nous faire connaître le nom du vaillant gentilhomme qui expose si généreusement sa vie pour secourir le faible?
Le Révérend Père désigné s’avança à son tour. Comme sa compagne, il avait la tête perdue au fond du capuchon. Comme elle, il ne fit pas un geste pour découvrir son visage. Comme elle, enfin, il dit d’une voix douce, extraordinairement calme:
– Votre nom, mon digne gentilhomme, s’il vous plaît? À seule fin que nous le répétions dans nos prières.
Saêtta, dépité de n’avoir pas été compris, grommela d’inintelligibles paroles.
Jehan se retourna vers la femme, et d’une voix où perçait une sourde colère, malgré les efforts qu’il faisait pour se contenir:
– Mon nom, madame? Ne voyez-vous pas Saêtta qui s’évertue à vous faire toutes sortes de signaux? Se peut-il vraiment que vous ne me reconnaissiez pas?
– Jehan le Brave! s’exclama la mystérieuse inconnue.
Chose remarquable, cette femme, qui s’était montrée intrépidement calme pendant l’attaque des truands, manifestait devant son sauveur une appréhension qui ressemblait presque à de la terreur. Le moine lui même se départit de cette froide impassibilité qu’il avait montrée jusque-là. Ils avaient fait deux pas en avant. Ils en firent précipitamment quatre en arrière.
On eût dit, à les voir, que quelque danger se dressait devant eux, en la personne de leur sauveur. Et il fallait vraiment que ce danger leur parût effroyable pour marquer une si visible émotion, alors qu’ils étaient demeurés intrépides devant la mort qui les menaçait l’instant d’avant.
Cette impression était si manifeste que Saêtta se campa résolument entre eux et Jehan, la main crispée sur la poignée de la rapière.
Jehan remarqua tout cela et il se mit à rire doucement, et d’une voix mordante, il railla:
– Allons, vous me reconnaissez… je le vois. Ôte-toi de là, Saêtta… il faut que je parle à la signora et au digne révérend… Ôte-toi de là, te dis-je, et laisse ta rapière tranquille. Sache que je suis homme à te tuer net… avec ton propre coup. Tu sais, ce fameux coup de la «saêtta» que tu as inventé… et que tu as toujours négligé de m’apprendre. Ce fameux coup, je le connais maintenant… et quelques autres aussi que tu ignores, toi. Notamment comment on peut désarmer un maître des maîtres, tel que toi. Et je n’ai pas besoin de te dire qui m’a indiqué ces coups… Tu le devines.
Saêtta étouffa un rugissement de honte et de rage à cette allusion transparente à son duel avec Pardaillan. Saêtta se dit que Jehan savait tout maintenant. Et qu’il était le fils de Pardaillan et qu’il avait été désarmé comme un mauvais écolier, lui, Saêtta! Nous savons, nous, qu’il se trompait. Jehan ne savait rien encore. Il parlait des coups que Pardaillan lui avait indiqués, mais il ignorait que Saêtta en avait déjà tâté à ses dépens.
Quoi qu’il en soit, Saêtta eut peur. Non pas d’être tué. Il ne tenait guère à la vie et, au surplus, il était brave. Saêtta eut peur de subir cette humiliation de se voir désarmer devant ceux qu’il avait mission de protéger de son épée réputée invincible. Saêtta n’eut peur que de cela. Et il s’écarta comme on le lui ordonnait.
Jehan avança sur Léonora Galigaï et Claude Acquaviva. (On a deviné que c’étaient eux.) Et ils reculèrent jusqu’à ce que le mur d’une maison les arrêtât.
– Moi, madame, continua Jehan, je vous ai reconnue tout de suite, ainsi que monsieur. Voulez-vous que je dise votre nom tout haut? Voulez-vous que je vous dise le vôtre? monsieur, mon révérend ou monseigneur.
Si maîtres d’eux qu’ils fussent, Acquaviva et Léonora ne purent retenir un geste de terreur. Et Jehan se mit à rire encore.
– Vous voyez bien qu’il est inutile de me cacher votre visage, reprit-il.
D’un même mouvement, le moine et la dame d’atours firent tomber les capuchons. Ils avaient retrouvé tous les deux ce calme déconcertant qui faisait leur force. Acquaviva, maintenant, étudiait passionnément de son œil scrutateur le visage étincelant de loyauté du jeune homme, et à mesure qu’il poursuivait cet examen, un mince sourire, à peine visible, se dessinait sur ses lèvres. Et dans l’ombre, il pressa le bras de sa compagne pour lui faire comprendre qu’elle eût à le laisser discuter seul.
Cependant Jehan reprenait d’une voix calmée, un peu railleuse:
– Rassurez-vous, puisque le hasard veut que je vous aie sauvé la vie, je ne déferai pas volontairement ce qu’il a fait. Je ne vous dénoncerai pas… Je ne suis pas pourvoyeur de bourreau, moi!
Et s’animant peu à peu, la voix grondante:
– Et cependant!… Vous, madame, vous avez tenté de faire de moi un régicide. Et parce que vous n’y avez pas réussi, vous et votre époux avez essayé de me faire assassiner je ne sais combien de fois. Si je suis encore vivant, ce n’est vraiment pas de votre faute. Vous, digne révérend, vous avez voulu me faire arquebuser. Vous n’avez pas réussi. Vous avez tenté de m’empoisonner. Vous n’avez pas réussi. Vous avez fait crouler le plafond de ma mansarde dans l’espoir qu’il m’ensevelirait sous ses décombres. Vous avez tenté de me faire écraser par un bloc de pierre. Enfin, vous avez fait mettre le feu à la masure où je m’étais réfugié… Vous n’avez pas réussi!… Est-ce vrai?…
– C’est exact, avoua froidement Acquaviva sans hésiter.
– Pour tout le mal que vous avez voulu me faire, ne serais-je pas en droit de vous écraser tous les deux, puisque, aussi bien, je vous tiens à ma merci?
– Oui, déclara nettement Acquaviva.
Et il ajouta aussitôt avec cette extraordinaire douceur qu’il employait quelquefois:
– Mais vous ne le ferez pas.
– Pourquoi? gronda Jehan, hérissé. Qui pourrait m’en empêcher?
– Vous-même! répondit Acquaviva.
Et comme le fils de Pardaillan demeurait interdit, il expliqua:
– Vous ne frapperez pas cette femme… parce qu’elle est femme, c’est-à-dire faible et sans défense. Vous ne me frapperez pas, moi, parce que je suis un vieillard débile, déjà courbé sur la tombe. Un homme comme vous, monsieur, met son point d’honneur à défendre des êtres faibles comme nous. Il est tout à fait incapable de les maltraiter. À mon tour, monsieur, est-ce vrai? Vous ai-je bien jugé?
– Ouais! ragea Jehan, furieux de se voir si bien pénétré. Vous en parlez à votre aise, monsieur!… Ventre-veau! madame est riche et puissante!… Vous, chef suprême du plus redoutable des ordres religieux, vous disposez d’un pouvoir formidable. On dit que vous faites trembler le roi de France, et ce n’est pas peu dire!… Auprès de vous, que suis-je, moi, pauvre hère sans sou ni maille, sans nom et sans appui… autre que mon bras?
– Ce que vous dites est vrai, déclara Acquaviva. Vous n’avez que votre bras… Mais votre bras est fort!… Et moi, en ce moment, seul, sans armes, sans forces, je suis à votre merci et je ne pèserais pas lourd entre vos mains. Et vous le savez bien, et vous ne verrez que cela. C’est pourquoi vous ne me frapperez pas… Pas plus que vous ne frapperez la femme qui nous écoute sans trembler. Car, elle aussi, vous a jugé… Pas plus que vous n’avez frappé l’homme qui a essayé de nous protéger… parce que vous étiez sûr de le tuer!
– Eh bien, éclata Jehan, c’est vrai!
Et se redressant de toute sa hauteur, avec un geste de souveraine noblesse:
– Allez, je vous fais grâce à tous les deux.
Acquaviva demeura impassible. Il savait que les choses devaient tourner ainsi.
– J’accepte la grâce avec reconnaissance, dit-il simplement. Non pas que je tienne à la vie. À mon âge, jeune homme, on n’aspire qu’au suprême repos. Mais j’ai besoin de vivre encore quelques années, pour mener à bien les grandes choses que j’ai entreprises pour la plus grande gloire de Dieu!
Il se tourna vers la Galigaï qui, obéissant à son signe, avait assisté à cet entretien sans essayer d’intervenir, avec une aisance admirable:
– Allez, madame, et ne vous inquiétez pas de moi. Monsieur, j’en suis sûr, ne me refusera pas l’appui de son bras jusqu’à ma demeure.
Et à Jehan qui n’avait pu réprimer un geste de contrariété:
– J’abuse un peu de votre générosité, mais je ne vous retiendrai guère… Je demeure au bout de la rue.
Jehan s’inclina avec une froideur visible. Mais il ne chercha pas à se dérober. Acquaviva, dans l’ombre, eut un mince sourire de satisfaction. Il constatait que son œil d’aigle, habitué à fouiller les consciences, avait su rapidement juger à sa juste valeur ce jeune homme qui ne se connaissait pas lui-même.
Léonora avait répondu à ces paroles par un léger signe de tête. Avant de s’éloigner, elle dit à Jehan:
– Nous avons eu des torts graves vis-à-vis de vous, monsieur. Cependant, vous n’êtes pas sans avoir remarqué que, depuis quelques jours, mon époux n’a rien tenté contre vous.
– Je le reconnais, madame.
– J’espère qu’il en sera de même à l’avenir. Je dois bien cela à votre chevaleresque loyauté.
– Je le souhaite! dit Jehan glacial.
Et il ajouta:
– Pour vous!
Léonora lui adressa un sourire, rabattit le capuchon et, sous la garde de Saêtta, s’éloigna d’un pas ferme vers la rue Saint-Denis.
Acquaviva se fit accompagner non pas à la maison mystérieuse accroupie au pied du fort aux Dames, mais à cette autre maison qui faisait l’angle des rues de la Vieille-Monnaie et des Écrivains. On se souvient que les deux maisons communiquaient par des voies souterraines. En sorte que, tout en paraissant donner une marque de haute confiance, l’astucieux vieillard se gardait prudemment.
Il frappa à la porte d’une manière spéciale. Elle s’ouvrit aussitôt, sans bruit. Il n’entra pas tout de suite. Sur le seuil, il se retourna et dit:
– Je vous dois des excuses, monsieur, pour avoir cru que, sachant qui j’étais, vous me dénonceriez. Si je vous avais connu, je n’aurais pas eu cette crainte qui m’a fait me livrer sur vous à des tentatives que je regrette… parce qu’elles étaient inutiles. Aujourd’hui, je vous ai vu, je vous ai apprécié et, vous le voyez, je n’hésite pas à vous faire connaître le lieu où je m’abrite.
Jehan ne répondit pas. Il se disait avec humeur:
– Que la peste étouffe le moine bavard!… Où vais-je aller coucher, maintenant? Les portes sont fermées depuis longtemps, à cette heure. Aussi, c’est bien fait pour moi!… Que n’ai-je passé mon chemin!… Je serais débarrassé de la Galigaï et de ce moine doucereux qui ne m’inspire pas la moindre confiance. Diantre soit de moi!
Cependant Acquaviva retroussait son froc et fouillait dans une poche d’où il sortit un écu bizarrement découpé qu’il remit à Jehan en disant:
– Par ma faute, vous avez manqué l’heure de la fermeture des portes. Il est juste que je répare le mal que j’ai fait. Par quelle porte désirez-vous sortir de la ville?
Très étonné, Jehan répondit à tout hasard:
– Par la porte Montmartre.
– Vous n’aurez qu’à faire appeler le sergent de garde. Montrez-lui cet écu et prononcez le mot: «Ruilly». Il vous ouvrira aussitôt le guichet et vous pourrez aller vous reposer dans cette carrière où vous vous êtes réfugié la nuit dernière, après l’incendie auquel vous avez miraculeusement échappé.
Jehan n’était pas qu’étonné maintenant. Le pouvoir mystérieux dont disposait cet humble moine devenait singulièrement inquiétant. Mais Acquaviva n’eut pas la satisfaction de lire ses impressions, car il sut montrer un visage hermétique que le moine admira en connaisseur. Voyant que le jeune homme se taisait, il reprit doucement:
– Vous m’avez sauvé la vie. En soi, ce n’est rien. C’est énorme, pourtant, en ce sens que, grâce à vous, je pourrai peut-être accomplir jusqu’au bout la tâche que je me suis imposée. Je dois donc faire quelle chose pour vous.
– Je n’accepterai rien de vous! déclara Jehan avec hauteur. D’ailleurs, vous ne me devez rien.
– Je sais, répliqua Acquaviva imperturbable. Vous avez agi pour la satisfaction de votre conscience. Souffrez que j’agisse de même. Voici donc ce que je peux faire pour vous: à dater de cet instant, je ne chercherai plus à attenter à votre existence.
– Diantre! persifla Jehan, c’est beaucoup en effet, et je rends grâce à votre magnanimité.
Sans relever la réflexion, Acquaviva reprit avec une certaine rudesse, bien rare chez lui:
– Cependant, retenez bien ceci, jeune homme: vous me gênez dans certains de mes projets. Je veux bien m’interdire de vous chercher, mais c’est tout. Gardez-vous de tomber jamais entre mes mains.
– Si ce malheur m’arrivait, qu’adviendrait-il de moi?
– Vous seriez un homme mort! dit froidement Acquaviva qui disparut sans ajouter une parole.