LXXIII

Carcagne retourna à la maison de Perrette la Jolie. Mais il eut beau frapper à tour de bras aux deux portes, personne ne lui répondit. Ce que voyant, il s’en fut emprunter une échelle à la maison la plus proche et escalada le mur.


Il trouva Martine cachée sous un lit. Dès les premiers coups frappés par Carcagne, elle s’était glissée là, bien persuadée que c’était à elle qu’on en voulait. Carcagne eut bien de la peine à lui faire comprendre qu’elle pouvait être bien tranquille et que rien ne la menaçait. Il finit néanmoins par la rassurer. Et il se mit à l’interroger. Il n’en fut pas plus avancé.


Il passa et repassa aux endroits qu’ils avaient adoptés pour surveiller la maison. Il espérait toujours y voir Gringaille et Escargasse. Ceux-ci n’eurent garde de se montrer. Et pour cause.


Désespéré, il rentra en ville et se mit à battre tous les lieux qu’il fréquentait habituellement avec ses compagnons. Nulle part il ne les trouva. Nulle part on ne les avait vus.


Triste à en pleurer, la tête lourde à force de chercher, d’ailleurs sans le moindre succès, la bonne idée qui lui permettrait de retrouver ses amis et de délivrer les deux jeunes filles, il revint à son taudis de la rue du Bout-du-Monde et se jeta sur sa paillasse.


Le lendemain, mêmes recherches infructueuses. Messire Jehan, comme ses deux compagnons, demeurait introuvable. Il ne savait plus à quel saint se vouer. Le soir, vers six heures, comme il errait, âme en peine, dans la rue Montmartre, il se trouva brusquement en face de Gringaille et d’Escargasse.


Joie, embrassades, explications. Gringaille et Escargasse avaient été relâchés, comme ils avaient été saisis, sans la moindre explication. Ils ne s’étaient pas attardés à en demander davantage d’ailleurs et ils s’étaient empressés de tirer au large.


En passant, ils s’arrêtèrent chez Perrette. Ils apprirent son arrestation. Ils s’y attendaient. Quant à savoir qui avait fait le coup, Martine fut incapable de les mettre sur la voie. Ils pensèrent tout de suite à Concini. Carcagne les renseigna. Restait à élucider la disparition de Jehan.


– Es-tu allé voir à la grotte? demanda Gringaille.


– Tiens!… je n’y ai pas pensé! avoua Carcagne.


Gringaille était l’homme des résolutions promptes:


– Allez rue de la Heaumerie, ordonna-t-il, et surveillez la prison jusqu’à mon retour. Moi, je file à Montmartre.


Et il partit au pas de course. À l’entrée de la carrière, il vit le puits où Jehan était tombé. On avait négligé de le boucher.


– Ce puits n’existait pas la dernière fois que nous avons passé par ici, observa Gringaille.


Il étudia les lieux, chercha, fouilla de tous les côtés et trouva des poutres solides, des planches, un amas de terre fraîchement remuée. Et il expliqua, après s’être penché sur le puits:


– C’est un ancien puits qu’on a débouché récemment. Pourquoi?


Il eut beau se creuser la cervelle, il ne trouva pas une réponse satisfaisante. Il y renonça et pénétra dans la grotte. Naturellement, il n’y trouva pas celui qu’il cherchait. Il pensait toujours à ce puits, il se disait que la nuit, ce trou noir devait passer inaperçu, qu’on risquait de choir là-dedans et de se rompre les os.


De là à se demander si ce n’était pas ce qui était arrivé à Jehan, il n’y avait qu’un pas. Il sortit et s’en alla droit au moulin proche. Moyennant un écu qu’il leur donna d’avance, deux garçons, munis de longues et solides cordes, consentirent à l’accompagner jusque-là. Il se fit attacher et, une torche à la main, il descendit dans le trou.


Il y trouva une paire d’éperons, un poignard et une rapière. Il reconnut aussitôt l’épée de Jehan. Il était fixé maintenant. Le chef avait été victime d’un guet-apens. C’était un rusé matois que Gringaille; il se dit:


– Si le chef était trépassé, on ne se fût pas donné la peine de le tirer de là, en prenant la précaution de lui enlever jusqu’à ses éperons. Donc il est vivant. Reste à savoir où on l’a conduit. Peut-être bien au Savot. C’est ce qu’il faudra voir.


Emportant les objets trouvés, il revint à la grotte. Il déposa ces objets et s’en fut droit au coffre qui contenait les armes. Il fit un choix minutieux de ces armes, en fit un paquet qu’il chargea sur ses épaules et repartit.


Il retrouva Carcagne et Escargasse qui l’attendaient là où il les avait envoyés. Ils s’en furent chez un marchand de leur connaissance. Quand ils sortirent de la boutique, ils n’avaient plus le paquet emporté par Gringaille. En revanche, ils emportaient soixante belles pistoles.


Ils passèrent la soirée à battre les bouges, ayant de longues et mystérieuses conversations avec des individus à mines sinistres. Lorsqu’ils rentrèrent dans leur taudis, ils n’avaient plus une seule des soixante pistoles que leur avait allongées le marchand. Ce qui ne les empêchait pas d’avoir des airs singulièrement réjouis.


Le lendemain matin, jeudi, à neuf heures, ils entraient dans le cul-de-sac du Fort aux Dames. Ils avaient avec eux quinze de ces individus à faces patibulaires avec lesquels ils avaient eu, la veille, les mystérieuses conversations que nous avons signalées.


Gringaille avait recruté cette troupe avec l’intention de prendre d’assaut la prison. Pas plus. Il n’y allait pas de main morte, le Parisien.


Pardaillan, en suivant le moine Parfait Goulard, s’était dit: «J’irai demain étudier d’un peu près cette prison des religieuses.» Le lendemain, avant l’ouverture des portes, il était rue Saint-Honoré, sur le rempart, attendant le lieutenant d’Acquaviva.


Dès que Parfait Goulard parut, Pardaillan se mit à ses trousses et ne le perdit plus de vue. Il le vit entrer dans la prison et il le vit sortir par la rue des Écrivains. Il était sûr maintenant de ne pas s’être trompé.


Durant toute cette journée, avec une inlassable patience, il demeura attaché aux pas du moine. Celui-ci allait et venait par la ville, en des quartiers divers, mais revenait toujours à la rue de la Heaumerie. Tantôt il pénétrait par la rue des Écrivains et sortait par le cul-de-sac, tantôt il pénétrait par le cul-de-sac et alors Pardaillan allait l’attendre rue des Écrivains.


– Le doute n’est pas permis, se dit-il. Acquaviva s’est réfugié là!


Fidèle à sa promesse, il étudia de près la prison. Et alors, son attention se porta sur la petite maison qui semblait se dissimuler à côté. Pardaillan l’étudia plus attentivement que la prison.


Sans en avoir l’air, il fit parler les voisins. La maison était sûrement abandonnée. Jamais la porte ne s’ouvrait. Les volets restaient toujours hermétiquement rabattus. On ne savait à qui elle appartenait.


Pardaillan se dit avec un sourire de satisfaction:


– Bon, je me doute à qui elle appartient. Acquaviva se cache là, j’en jurerais! Il est inutile maintenant de perdre mon temps à suivre ce moine. La question est très simple: il s’agit d’entrer là. C’est facile. Mais il s’agit aussi d’y entrer sans effaroucher l’oiseau que je veux prendre au nid… C’est plus difficile. Ceci demande réflexion.


Il était tard. Il rentra chez lui, soupa, s’enferma dans sa chambre et se mit à se promener, cherchant dans sa tête le moyen de tomber à l’improviste sur Acquaviva. Il avait été hors de chez lui toute la journée. Il ne s’inquiéta pas de ne pas avoir vu Jehan. Il l’avait vu la veille, lorsqu’il déterrait le trésor, il ne pensait pas qu’il lui fût arrivé quelque chose de fâcheux.


Après s’être longtemps promené, Pardaillan finit par se coucher en se disant:


– J’ai toujours vu que mes bonnes idées me sont arrivées en dormant. Attendons jusqu’à demain matin. D’ailleurs, il est trop tard maintenant.


Le lendemain matin, Pardaillan n’avait pas encore trouvé la bonne idée. Il prit le papier qu’il avait trouvé rue Saint-Honoré, non loin de la rue Saint-Thomas, le mit précieusement dans sa poche et partit en se disant:


– Allons à la prison. J’ai toujours vu que mes meilleures décisions ont été prises sur le lieu même de l’action et au plus fort de cette action.


Ayant ainsi essayé de se donner le change à lui-même, il arriva rue de la Heaumerie, qui était à deux pas de son hôtellerie.


Il trouva le cul-de-sac envahi par une bande d’enragés qui, silencieusement et en bon ordre, maniaient une énorme poutre avec quoi ils se disposaient à enfoncer une porte. Et il eut un froncement de sourcils car il lui sembla que cette porte ainsi menacée était précisément celle de la prison.


Cependant, rien ne bougeait dans la place. La «garnison» ne semblait pas soupçonner l’assaut imminent. Elle allait se laisser surprendre.


À coups de poing, Pardaillan se fraya un chemin dans la bande, il y eut des grognements féroces, des gueules menaçantes se dressèrent devant lui, des bras se levèrent, armés de larges coutelas. Il vit qu’il lui fallait dégainer pour passer. Il allait le faire lorsque retentit un cri:


– M. de Pardaillan!… Arrière, vous autres!… arrière, vous dis-je!…


Et Pardaillan, stupéfait, reconnut les trois amis de son fils: Gringaille, Escargasse et Carcagne.


– Ah! monsieur de Pardaillan, exulta Gringaille, c’est le ciel qui vous envoie!


– Que se passe-t-il donc, mes braves?


Ils s’expliquèrent vivement, brièvement, clairement, en hommes qui savent que le temps est précieux. Pardaillan les écouta attentivement et il ne put réprimer un frisson d’angoisse lorsqu’il apprit que son fils avait disparu.


– Pourvu que je n’arrive pas trop tard! rugit-il dans son esprit.


Du reste, ce ne fut qu’un éclair. Le moment n’était pas à l’attendrissement ni aux récriminations. Il retrouva instantanément cette froide résolution qu’il avait dans les moments critiques. Et il ordonna:


– Jetez cette poutre. Elle est inutile. Huit hommes avec moi. Suivez-moi. Vous autres, attendez ici.


Il emmena ses huit hommes rue des Écrivains. Nous avons dit que la maison avait une seconde entrée rue de la Vieille-Monnaie. Devant chaque porte, il plaça quatre de ses gaillards.


– Voici la consigne, dit-il: laisser entrer là, mais défense de sortir. Vous avez compris?


– Compris, mon gentilhomme. On tue tout ce qui voudra sortir.


– Non pas, s’écria vivement Pardaillan. Inutile de tuer. Empêchez de sortir. C’est suffisant.


Il revint au cul-de-sac. Il plaça les sept hommes qui restaient devant la prison et la maison mystérieuse. La consigne était la même.


– Vous autres, suivez-moi, dit-il à Gringaille, Escargasse et Carcagne. Il alla à la porte et frappa, de la même façon exactement que frappait Parfait Goulard. Il l’avait remarquée et notée. Le judas s’entre-bâilla. Il exhiba le papier perdu par Saint-Julien. La porte s’ouvrit aussitôt. Il respira fortement. Les choses marchaient au gré de ses désirs et il avait craint un instant que la porte ne s’ouvrît pas.


– Ces hommes sont avec moi, dit-il froidement au portier qui s’inclinait devant lui.


Le portier laissa pénétrer les trois braves et ferma méticuleusement sa porte. Ceci fait, il conduisit les quatre hommes auprès du geôlier chef. Lui, il gardait la porte, le reste ne le concernait pas.


Pardaillan exhiba de nouveau son papier. Mêmes marques de respect de la part du geôlier.


– Mon ami, dit Pardaillan, on vous a amené avant-hier, mardi, ordre de Mme l’abbesse, deux jeunes filles.


– C’est exact, monseigneur.


Pardaillan prit un temps et, lentement, comme quelqu’un qui cherche ses mots:


– On vous a amené aussi un jeune homme… ligoté… blessé… mort… je ne sais au juste…


– Évanoui, monseigneur. C’est encore exact.


Encore un coup, Pardaillan respira fortement. Mais il foudroya du regard les trois compagnons qui se livraient à des manifestations de joie intempestives et qui, comprenant la signification de ce coup d’œil, prirent aussitôt une attitude raide, impassible.


– Eh bien, mon ami, reprit Pardaillan avec douceur, il faut me conduire auprès de ces jeunes gens.


– Impossible, monseigneur, déclara nettement le geôlier. Pardaillan se fit de glace. Il mit son papier sous le nez du gardien et sur un ton sans réplique:


– Vous savez lire, j’imagine?… Ordre de Mme l’abbesse.


– Mais, monseigneur, je ne refuse pas d’obéir aux ordres de notre sainte mère. À Dieu ne plaise! Seulement, les prisonniers ne sont plus ici!


– Malédiction!


– Enfer!


– Damnation!


– Malheur!


Les quatre imprécations fusèrent en même temps.


Le geôlier effaré crut qu’une catastrophe s’abattait sur la maison. Il bredouilla:


– Du moins deux sont partis!… Il ne me reste qu’une prisonnière!


– Que ne le disiez-vous tout de suite? bougonna Pardaillan. Conduisez-moi près d’elle.


– À l’instant, monseigneur, à l’instant.


Ils montèrent au troisième étage. Le geôlier tira les verrous d’une porte, fit jouer la serrure. Comme il allait ouvrir, Pardaillan l’arrêta.


– Mettez-vous au bout de ce couloir, dit-il, l’entretien que je vais avoir avec la prisonnière doit être secret.


En même temps, d’un coup d’œil significatif, il avertissait les trois braves d’avoir à surveiller étroitement le gardien. Celui-ci était sans doute habitué à toutes sortes de complications mystérieuses, car il obéit docilement sans manifester aucune surprise.


Pardaillan entra seul. Au bout de dix minutes qui parurent mortellement longues aux trois braves, il ressortit en compagnie de Perrette la Jolie.

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