XXXV

Nous prions le lecteur de vouloir bien nous suivre dans le petit cabinet du roi. Ce petit cabinet touchait à cette petite chambre à coucher où nous l’avons déjà entrevu. Dans l’appartement royal, ces deux pièces formaient comme un retrait intime où il n’admettait que ses amis les plus anciens, les plus éprouvés.


Henri IV s’y trouvait en tête à tête avec Sully et ceci se passait le lendemain matin de ce jour où le ministre avait reçu la visite de Pardaillan et, ensuite, des mains de Saêtta, le papier, écrit en italien, qui donnait les indications sur le trésor.


Sully avait d’abord essayé de faire accepter l’idée suggérée par Pardaillan, qui était, si on s’en souvient, de paraître céder au désir de la reine et de fixer une date ferme pour la cérémonie du couronnement. Mais le roi n’était pas homme à se contenter de vagues explications. Sully, acculé, dut se résigner à le mettre au courant de l’avertissement déguisé donné par Pardaillan.


Dès les premiers mots, Henri avait pâli et s’était laissé tomber dans le fauteuil. La peur de l’assassinat, nous l’avons dit, était son chancre rongeur. Lorsque le ministre eut terminé ses explications, il tapa avec colère sur ses deux cuisses, et se levant, il s’exclama:


– Pardieu! mon ami, ils me tueront, c’est certain!… Je ne sortirai pas vivant de cette ville!


– Ils ne vous tueront pas, Sire, si vous suivez le conseil qui vous est donné.


– Et après?… Quand j’aurai gagné jusqu’au printemps prochain, en serai-je plus avancé?


– Eh! Sire, je vous dirai comme M. de Pardaillan: vous aurez gagné près d’un an. C’est beaucoup, il me semble… D’ici là, et avec de l’argent, nous serons prêts pour la mise à exécution de votre grand projet [1]. Au printemps, Sire, vous entrez en campagne et vous échappez au poignard des assassins. Et comme l’issue de la campagne n’est pas douteuse, vous revenez vainqueur d’Allemagne, si grand, auréolé d’un tel prestige de gloire que nul n’osera plus rien tenter contre vous.


Henri IV, selon son habitude, s’était mis à arpenter le cabinet à grands pas. Et tout en écoutant son ministre, il réfléchissait. Il comprit qu’à la proposition qui lui était faite, il n’avait rien à perdre. Il était l’homme des décisions promptes:


– Eh bien, soit! dit-il. Aussi bien, je ne vois pas d’autre moyen d’en sortir. Mais pour avancer mes projets de quelques mois, vous l’avez dit, il faut de l’argent. En trouverez-vous?


– Je trouverai ce qu’il faudra, assura Sully, et même plus qu’il ne faudra. Votre Majesté veut-elle jeter un coup d’œil sur ce papier?…


En disant ces mots, Sully tendait à Henri le papier que lui avait donné Saêtta. Henri IV était plus instruit que la plupart de ses gentilshommes. Il parlait couramment l’espagnol et l’italien. Il put donc lire le papier qu’on lui tendait sans être obligé de recourir à un traducteur, comme Sully avait été obligé de le faire.


– Qu’est-ce que ce trésor? fit-il en rendant le papier, après l’avoir lu. Et en quoi ceci nous intéresse-t-il?


– Ce trésor se monte à dix millions, Sire.


– Peste! la somme est respectable!


Sully raconta en quelques mots ce qu’il savait de l’histoire du trésor de Fausta et il termina en disant:


– À défaut d’autres, ces dix millions nous seront d’un réel secours pour activer nos préparatifs militaires.


– Mais, fit observer le roi, ces millions ne nous appartiennent pas.


– Pardon, Sire, dit froidement Sully, depuis plus de vingt ans ces millions sont enfouis chez vous, sans que le propriétaire ait donné signe de vie. Ni vous ni vos prédécesseurs n’avez pris, que je sache, aucun engagement à ce sujet. Ce qui se trouve sur les terres du roi, appartient au roi. Nous avons des juristes pour le démontrer.


Henri IV, comme Sully, quoique pas de la même manière, était intéressé. Ce chiffre de dix millions, qui, ne l’oublions pas, avait une valeur beaucoup plus considérable que de nos jours, n’avait pas été sans l’impressionner. Il n’insista pas davantage.


Sully obtint donc licence d’agir comme il l’entendrait pour faire entrer dans les coffres du roi les millions de Jehan le Brave. Et comme, lorsqu’il avait pris une décision, le Béarnais aimait aller droit au but, il résolut de liquider à l’instant même l’affaire du sacre et fit appeler la reine.


– Madame, dit-il rondement, lorsque la reine, assez inquiète, se fut assise, vous m’avez fait demander un entretien. J’imagine que c’est pour me parler encore de la cérémonie de votre couronnement.


C’était vrai. Marie de Médicis, obéissant aux suggestions de Concini, avait fait demander l’entretien dont le roi parlait. Elle crut que le roi allait refuser, comme toujours. Elle le crut d’autant plus que Sully assistait à la conversation. Aussitôt, elle se fit agressive:


– En effet, Sire, je désire vous entretenir à ce sujet. Mais je vois qu’il en sera de cette fois-ci comme des précédentes. La reine ne peut rien obtenir du roi. Elle est moins bien partagée que…


Henri vit venir la scène conjugale et qu’elle allait lui jeter à la tête ses maîtresses. Il interrompit à propos:


– Eh bien, madame, vous vous trompez. Il me plaît d’accorder aujourd’hui ce que j’ai refusé jusqu’à ce jour.


– Quoi! balbutia Marie de Médicis toute saisie, vous consentez?


– Je viens de prendre avec mon cousin Sully, des décisions très graves. Il est possible – ce n’est pas sûr, remarquez bien – il est possible que j’entre en campagne au printemps prochain. Pendant l’absence du roi, vous serez régente du royaume, madame. Et j’ai réfléchi qu’il est nécessaire d’assurer votre autorité autant qu’il est en mon pouvoir. Malgré les grandes dépenses que nécessitera cette cérémonie, elle a une utilité qui prime tout. C’est pourquoi j’y consens et je fais mieux: d’ores et déjà j’en fixe la date au vingt septembre.


Marie de Médicis ignorait quelle était la véritable intention des Concini en la poussant à réclamer son couronnement. Chez elle, c’était la femme, plus que la souveraine, qui désirait cette fastueuse cérémonie où elle devait tenir le principal rôle. Ce fut la femme qui, laissant momentanément l’étiquette de côté, bondit sur le roi, lui prit les deux mains et s’écria, sincèrement émue, toute radieuse:


– Vous êtes bon, Henri!… Vous me faites bien heureuse!…


– Oui, ma mie, répliqua le roi avec une pointe de mélancolie, je suis bon… Peut-être le reconnaîtrez-vous tout à fait… quand je ne serai plus là.


Déjà la nature sèche, profondément égoïste, de Marie de Médicis reprenait le dessus.


– Puisque le roi paraît si bien disposé à mon égard, dit-elle, j’en profiterai pour lui faire une autre demande.


– Qu’est-ce? fit Henri sur la réserve.


– Sire, j’ai besoin d’argent.


– Encore? s’écria Henri d’un air maussade.


– Sire, c’est peu de chose. Vingt mille livres seulement!


– En vérité! madame, railla le roi mécontent. Vous trouvez que vingt mille livres ce n’est rien?… Eh! jarnicoton! pensez-vous que nous allons pressurer nos peuples à seules fins que vous puissiez engraisser ces affamés de Concini, à qui vous donnez tout votre argent?… Car c’est dans leurs coffres que passent toutes les sommes que nous vous donnons, je le sais. C’est pour les enrichir que vous vous dépouillez et voulez nous dépouiller. Ventre-saint-gris! madame, je suis bon, mais non point bête!


– Dieu merci, riposta la reine avec aigreur, vous n’êtes pas si ménager de vos deniers quand il s’agit de satisfaire les caprices de vos maîtresses!


– Je suis le maître, s’écria Henri en tapant du pied avec colère. Je fais ce que je veux!


– Soit, fit Marie en faisant une révérence ironique. Je dirai à Mme l’abbesse de Montmartre que la reine de France n’est pas assez riche pour rendre à sa maison et à Dieu le service qu’elle est venue implorer. Je lui dirai de s’adresser à Mme de Verneuil, à qui le roi, qui est le maître, ne refusera pas ce qu’il refuse à la reine.


Et furieuse, ayant oublié déjà la grande satisfaction que le roi venait de lui accorder, elle se dirigea vers la porte.


Mais à ces mots, «l’abbesse de Montmartre», le roi avait échangé un rapide coup d’œil avec Sully. Et ils s’étaient entendus.


– Un instant, madame! s’écria Henri radouci. Je refuse les fonds que vous demandez s’ils doivent servir à vos insatiables Italiens. Mais s’il s’agit d’une œuvre pieuse et charitable, c’est une autre affaire. Je ne veux pas qu’il soit dit que des filles de Dieu ont fait en vain appel à la générosité de la reine. Expliquez-vous donc, je vous prie.


La reine comprit qu’elle allait avoir gain de cause. Peu lui importaient les restrictions quelque peu humiliantes du roi. L’essentiel, pour elle, était d’obtenir ce qu’elle voulait.


Elle retrouva donc incontinent son sourire et ne se doutant pas qu’Henri possédait un papier en tout pareil à celui que Léonora lui avait montré, elle se trahit sans le vouloir et le savoir.


– Sachez donc, Sire, que Mme de Montmartre vient d’apprendre que, sous la chapelle du Martyr, doit exister une cave où se dresse un autel de pierre, qui n’est autre que celui sur lequel saint Denis célébrait, dans les temps reculés, l’office divin. L’abbesse voudrait faire faire des fouilles, remettre au jour ce lieu vénéré, en faire pour les fidèles un lieu de pèlerinage, qui rendrait à son abbaye tout son prestige d’antan. Mais elle est pauvre et c’est pourquoi elle s’est adressée à la reine, sous la protection de laquelle elle est venue tout d’abord se placer. Les vingt mille livres que je demande sont destinées à ces travaux. C’est une œuvre pieuse, comme vous voyez, et qui ne manquera pas d’attirer sur la maison de France les bénédictions du Seigneur.


Henri consulta Sully du regard. Celui-ci s’approcha de lui et lui dit quelques paroles à voix basse. Marie de Médicis suivit l’aparté d’un œil inquiet. C’était Sully, en effet qui était le grand trésorier du roi. C’était lui qui remettait à la reine, comme aux maîtresses du souverain, les fonds qu’il leur allouait. C’était sur lui qu’il se déchargeait et grâce à lui qu’il pouvait paraître accorder des sommes que le ministre refusait impitoyablement.


Le Béarnais roublard avait trouvé ce stratagème pour mettre un frein à la rapacité des nombreuses maîtresses qu’il entretenait.


Marie de Médicis fut vite rassurée, car le roi, redevenu aimable, lui dit:


– À Dieu ne plaise, ma mie, que je vous empêche de participer à une œuvre aussi édifiante et qui ne peut, en effet, qu’attirer sur nous les bénédictions du ciel. M. de Sully vous remettra donc la somme que vous demandez. Seulement, j’y mets une petite condition.


– Laquelle, Sire?


– Cette œuvre me paraît si vénérable que je veux faire plus et mieux que donner mon obole. Je me réserve de faire surveiller et, au besoin, diriger les travaux qui vont être entrepris. Dites-le, je vous prie, de ma part, à Mme de Montmartre.


Marie de Médicis ne pouvait soupçonner qu’Henri IV avait une arrière-pensée. Elle le crut de bonne foi. Trop heureuse d’en être quitte à si bon compte, elle se hâta de dire:


– Le roi est le maître! Partout et toujours.


Elle sortit et courut porter la bonne nouvelle à Léonora et à Concini qui la poussaient.


Ni Concini ni sa femme ne se doutèrent qu’ils allaient se trouver aux prises avec le roi et Acquaviva et que ni l’un ni l’autre de ces redoutables compétiteurs ne les laisserait s’approprier le trésor convoité, le trésor qu’ils croyaient déjà tenir.

Загрузка...