LXXIV

Pendant que Pardaillan arrachait la sœur de Gringaille à son infect cachot, Claude Acquaviva, assis près de la fenêtre grande ouverte, poursuivait un entretien commencé depuis peu avec Parfait Goulard, debout devant lui. Cela se déroulait en demandes et réponses brèves, Acquaviva interrogeant, comme de juste.


– Ravaillac?


– En route.


– Averti comment?


– Par une conversation de soldats, à laquelle il ne participait pas, mais dont il n’a pas perdu un mot. Nous ne pouvons être mis en cause.


– Bien. Le roi?


– Il a reçu la lettre. Les ordres sont donnés. Il ira, cela ne souffre aucun doute.


– Qui lui a remis la lettre?


– Dame Colline Colle. Elle espère bien que cette affaire lui rapportera une forte somme. De ce côté-là encore, nous sommes couverts.


– Le grand prévôt?


– Je n’ai pas eu à m’en occuper. Saêtta s’est chargé de la besogne, pour son compte personnel.


– Et Concini?


– Lui aussi, il a pris ses dispositions pour être sur les lieux à midi. Il ne lâche pas prise. Plus que jamais, il veut cette jeune fille.


– Est-il vraiment épris à ce point?


– Il hait Jehan le Brave au-dessus de tout.


– Et c’est surtout lui qu’il vise en s’acharnant après cette fille. Acquaviva se leva et se mit à marcher lentement, la tête inclinée, réfléchissant. Il reprit, comme en se parlant à lui-même:


– Ce Concini est un niais! Jolie sa trouvaille de rendre la liberté à Jehan le Brave pour l’envoyer à Ruilly!… Le fils de Pardaillan, comme son père, est un être exceptionnel. Lorsqu’on se heurte à des hommes pareils et qu’on réussit à les capturer, on les brise sans s’attarder à des raffinements de vengeance. Avec ces hommes prodigieux, une minute gagnée apporte le salut!… Non, non, puisque je le tiens et qu’il me gêne, ce Jehan, je ne serai pas si fou que de le lâcher!


Et s’adressant directement à Parfait Goulard, immobile et muet:


– Il faut que ce jeune homme ait cessé de vivre avant une heure, faites le nécessaire, à l’instant même.


– Vous me faites penser, monseigneur, que Concini a dû donner ses ordres, et moi… j’ai totalement oublié de les révoquer.


– Est-ce à dire qu’on a déjà rendu la liberté au prisonnier? s’inquiéta Acquaviva.


– Non, monseigneur, mais je crains qu’il ne soit déjà dans la chambre tournante.


– Cruauté bien inutile, mon fils, fit doucement Acquaviva. Allez, faites arrêter ce supplice, s’il en est temps encore.


– J’y cours, monseigneur, s’écria Parfait Goulard.


Il courut, en effet, à la porte, l’ouvrit toute grande et demeura pétrifié. Pardaillan se dressait devant lui, lui barrant le passage, et l’obligeait à rentrer dans la chambre.


*

* *

Pardaillan était sorti du cachot de Perrette la Jolie, emmenant la jeune fille qu’il tenait par le bras. Il dit au gardien:


– Conduisez-nous à l’étage au-dessous.


Et le gardien obéit sans faire d’objection. L’ordre de l’abbesse était formel, en bonne et due forme, il n’avait pas à discuter.


À l’étage au-dessous, Pardaillan l’arrêta lui-même devant une porte. Il convient de dire que Perrette venait de lui serrer le bras. Ce qui, probablement, était un signal convenu entre eux.


Pardaillan ordonna:


– Ouvrez.


La porte ouverte, il entra avec Perrette. Il demanda à voix basse:


– Lequel de ces deux lits, mon enfant?


– Celui-ci, monsieur. À la tête, pas très haut.


Tous deux se penchèrent sur le mur et le palpèrent pouce à pouce, du bout des doigts.


– J’y suis, dit tout à coup Pardaillan.


Il revint à la porte, l’ouvrit, fit entrer Carcagne, Escargasse et Gringaille et dit au geôlier:


– Vous pouvez fermer la porte et vous retirer, mon brave. Je n’ai plus besoin de vous.


– Et la prisonnière, monseigneur?


– Elle reste ici, avec moi, dit froidement Pardaillan.


– Compris! murmura le gardien avec un sourire entendu.


La porte fermée, le geôlier éloigné, Pardaillan revint au lit et appuya sur un minuscule bouton: une petite porte se démasqua. Ils passèrent.


Ils étaient sur ce petit palier sur lequel donnait la porte de la mansarde occupée par Acquaviva. Pardaillan, de ce coup d’œil rapide et sûr qui était le sien, inspectait les lieux. Il vit la porte cadenassée du débarras, il vit celle derrière laquelle Acquaviva s’entretenait avec son lieutenant, il vit enfin l’escalier.


Silencieusement, il s’approcha de la porte. Les autres demeurèrent immobiles, ne le quittant pas des yeux, prêts à obéir au moindre geste, Pardaillan approcha de la porte sur la pointe du pied et il reconnut la voix de Parfait Goulard qui disait: «Il hait Jehan le Brave au-dessus de tout!»


Il fit signe aux autres de ne pas bouger; il se pencha, écouta et entendit toute la fin de cette conversation qui le renseignait sur la situation mortellement critique de son fils.


Lorsque Parfait Goulard ouvrit la porte, il le trouva devant lui. Pardaillan avait cette physionomie terrible à force de froideur, qu’il prenait dans les passes critiques ou dans ses moments d’émotion violente. Il avança et le moine dut reculer.


Acquaviva se promenait lentement. Il aperçut cet inconnu. Il vit les traits décomposés de son lieutenant. Et il comprit qu’un incident se produisait qui pouvait faire crouler ses combinaisons, qui pouvait être mortel. Il ne perdit pas son sang-froid. Il fit deux pas rapides vers la fenêtre.


Pardaillan avait déjà vu cette fenêtre ouverte. Son œil perçant avait déjà plongé au-delà et avait découvert un religieux qui, à une fenêtre de la maison d’angle de la rue de la Vieille-Monnaie, semblait méditer dévotement. Plus vif qu’Acquaviva, il alla à cette fenêtre et tira le rideau.


Parfait Goulard voyant la porte démasquée, s’y rua. Il se heurta à Gringaille, Escargasse et Carcagne qui lui barrèrent la route.


– Tiens! C’est frère Parfait Goulard! railla Gringaille, cet ivrogne de Parfait Goulard!


– Et autrement, dit Escargasse aimable, comment va?


– Toujours aussi goinfre? s’informa Carcagne. Parfait Goulard paya d’audace.


– Laissez-moi passer, mes enfants, je suis pressé! dit-il.


– Bon, répondit Gringaille sans bouger d’une semelle, ce n’est pas comme nous. Nous avons le temps.


Le moine comprit qu’il était pris. Il coula sur eux un regard fielleux et recula lentement.


Pendant ce temps, Acquaviva, très calme, en apparence, disait avec hauteur:


– Çà, monsieur, que signifie cette violence envers un inoffensif religieux? Depuis quand pénètre-t-on ainsi chez les gens?


– Monsieur, dit Pardaillan, avec une froideur terrible, je suis le chevalier de Pardaillan. Ah! vous comprenez!… Vous allez me conduire à l’instant même auprès de ce jeune homme à qui, d’après ce que je vous ai entendu dire, on inflige je ne sais quel monstrueux supplice. Marchez, monsieur, les instants sont précieux.


Acquaviva redressa sa tête pâle et fixa un œil scrutateur sur le chevalier. Il le jaugea, le soupesa, pour ainsi dire, d’un coup d’œil foudroyant. Il croisa ses mains dans les manches de son froc, avec une lenteur sinistre, en homme qui a le temps, lui, et, avec un accent intraduisible:


– Ah! vous êtes monsieur de Pardaillan! Eh bien, je refuse d’obéir à votre brutale injonction. Je suis curieux de savoir si le preux, le paladin qu’on prétend que vous êtes, osera frapper mortellement un faible vieillard comme moi.


Pardaillan comprit que le moine rusé cherchait à gagner du temps. Il se garda bien de donner dans le piège. Il fit un signe aux trois braves. Gringaille et Carcagne saisirent aussitôt frère Parfait Goulard, chacun par un bras. Le faux ivrogne était doué d’une force herculéenne. Il essaya de se dégager. Gringaille lui mit la pointe de son poignard sur la gorge et l’avertit charitablement.


– Si tu résistes, ta dernière heure est venue! Sois raisonnable, frocard, crois-moi.


Et Parfait Goulard se le tint pour dit.


Pardaillan, lui, avait saisi Acquaviva par le bras et, d’une seule main, en une poussée irrésistible, il le traînait jusqu’à l’escalier qu’il se mit à descendre. En marchant, il s’expliquait de cette voix blanche qui dénotait chez lui une colère froide poussée à l’extrême limite.


– Le preux que je suis ne s’abaissera pas à frapper le faible vieillard que vous êtes, non, monsieur. Seulement, faites bien attention à ceci: nous descendons; si vous ne vous décidez pas, si, par votre faute, mon fils meurt dans je ne sais quels effroyables tourments, je jure Dieu que je vous traîne au Louvre, vous et votre complice, et je dis au roi: «Sire, voici Claude Acquaviva, général des jésuites, qui complote votre mort. Voici son lieutenant, Parfait Goulard, qui s’évertue, dans l’ombre, à armer le bras du fanatique Ravaillac!…» Alors, vos deux têtes tombent. Ce n’est rien, car vous êtes homme de courage, je le vois. Mais c’est aussi l’anéantissement complet de l’ordre dont vous êtes le chef. Et ceci, à vos yeux, c’est tout! Nous approchons, monsieur.


En effet, ils étaient parvenus au rez-de-chaussée. Pardaillan, avec cette prodigieuse intuition qui le favorisait, se dirigeait dans la maison comme s’il l’avait connue.


Après avoir averti Acquaviva, il n’ajouta plus un mot. Et ce qu’il avait prévu arriva. Voyant qu’il allait à la porte de sortie, Acquaviva se décida.


– Frère Goulard, dit-il de sa voix qui ne trahissait aucune émotion, conduisez-nous auprès du fils de M. de Pardaillan.


Et, en lui-même, il ajouta:


– Fasse le ciel que nous arrivions à temps, sans quoi c’en est fait de nous. Cet homme tiendra la promesse qu’il vient de faire.


C’était sans doute aussi l’opinion de Parfait Goulard, car, dès qu’il eut reçu l’ordre de son chef, il prit les devants en allongeant ses courtes jambes autant qu’il le pouvait.


Ils descendirent à la cave, le moine ouvrant des portes invisibles, et ils s’engagèrent dans un étroit couloir. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, ils entendaient un grondement de tonnerre, des roulements formidables, des chocs effroyables qui ébranlaient les murs et, dominant le tout, des hurlements affreux qui semblaient jaillir de la gorge d’on ne savait quelle bête assommée.


Livides, la sueur de l’angoisse au front, frissonnants d’horreur, Pardaillan et les trois braves se mirent à courir, entraînant Parfait Goulard qui, d’ailleurs, se laissait faire de bonne grâce.


Enfin, le moine s’arrêta. Le vacarme était assourdissant. Les cris se faisaient plus espacés, se changeaient en râles. Le moine saisit un levier à deux mains et le rabattit de toute sa force. On entendit un fort déclic. Il sauta sur un gros bouton et tira dessus. Le mur s’écarta, glissant sur des charnières invisibles. Une large baie, doucement éclairée, se montra.


Pardaillan et les trois bondirent.


Jehan le Brave était là, courant comme un fou sur une sorte de plateau immobile maintenant, et une énorme masse de fer, une boule monstrueuse, mue par quelque force mystérieuse, roulait avec fracas, bondissait, menaçant à chaque instant de l’écraser.


Jehan ne vit pas les visages angoissés qui se penchaient vers lui, il n’entendit pas les voix amies qui l’appelaient, il courait toujours, un souffle rauque aux lèvres, trébuchant, haletant. Il ne voyait et n’entendait que la boule diabolique. Il fuyait éperdument devant elle. Il tournait sur le plateau, il ne semblait pas s’être aperçu qu’il s’était arrêté.


Il tournait et il passa à portée de ceux qui le guettaient anxieusement. Quatre bras robustes le happèrent au passage, l’enlevèrent, l’emportèrent, sans connaissance.


Et l’infernale boule, par la force de rotation acquise, continua de rouler, de sauter, comme si elle avait réclamé la proie qu’on venait de lui arracher. Puis, fatiguée sans doute elle aussi, elle ralentit son mouvement, sautilla de godet en godet et finit par s’incruster dans un, où elle demeura immobile.


L’évanouissement de Jehan fut court. Un peu d’eau aux tempes, quelques gouttes d’un cordial versé par Acquaviva lui-même suffirent à le rappeler à lui.


Peut-être aussi que la pensée du danger couru par Bertille, la seule qui fût demeurée lucide dans son esprit, qui l’avait soutenu, lui avait donné la force de soutenir l’épouvantable lutte, peut-être que cette pensée toujours vivante et tenace fit plus que les soins qui lui furent prodigués.


Quoi qu’il en soit, il ouvrit des yeux encore troubles et vagues et poussa un soupir.


Acquaviva prononça aussitôt:


– Il est sauvé!


Pardaillan comprit tout ce que sous-entendaient ces mots. Il inclina gravement la tête et dit:


– Je ne veux me souvenir que d’une chose, monsieur, c’est que vous n’êtes pour rien dans l’abominable supplice infligé à cet enfant. Allez, monsieur, je vous fais grâce.


Et il ajouta avec une intonation grosse de menaces:


– Croyez-moi, il est inutile de vous obstiner plus longtemps à chercher à le dépouiller de son bien. Vous ne réussirez pas, je vous le dis et vous pouvez me croire. En outre, il serait prudent à vous de retourner dans votre pays. Je vous réponds de ma discrétion… je n’en dirai pas autant de ma patience.


– Votre conseil me paraît bon, dit froidement Acquaviva, et je le suivrai.


Et sans ajouter une parole, d’un pas lent mais ferme, il regagna sa mansarde.


Jehan regarda autour de lui, comme s’il cherchait toujours, pour l’éviter, la boule fantastique. Il vit Pardaillan penché sur lui. Il vit Perrette qui pleurait et les trois braves bien près de faire comme elle. Il les vit et les reconnut et comprit.


Il ne s’étonna pas, il ne remercia pas, il ne demanda pas d’explication, il fut debout à l’instant même et, d’une voix où perçait une angoisse poignante, il demanda:


– Quel jour sommes-nous?


– Jeudi, mon enfant, répondit doucement Pardaillan.


Une expression de joie s’étendit sur les traits fins du jeune homme. Et avec la même angoisse:


– Quelle heure est-il?


– Dix heures et demie du matin, environ.


– Ah! éclata Jehan, en un cri de joie délirante, je le savais bien!… J’arriverai à temps!… Venez, venez!…


Et sans plus s’expliquer, sans regarder si on le suivait, à moitié fou, il se rua vers la porte que frère Parfait Goulard ouvrait en ce moment.


Étonnés et inquiets, Pardaillan, Perrette, Gringaille, Carcagne et Escargasse se précipitèrent derrière lui.


Jehan courut jusqu’à la rue de la Heaumerie. Le grand air semblait l’avoir calmé un peu. Il s’arrêta, hésitant. Il eut vite pris une décision, et très froid, très résolu, répondant à Pardaillan qui l’interrogeait, il déclara énigmatiquement:


– Puisqu’il n’est que dix heures et demie, je peux aller d’abord au Louvre!


Et il partit en courant vers la rue Saint-Denis. En route, en quelques mots brefs, il mit Pardaillan au courant en lui faisant part de la conversation de Léonora Galigaï avec Concini, qu’il avait entendue lorsqu’il haletait sur le parquet chauffé à blanc.


– Ruilly! s’écria Pardaillan, je comprends maintenant ce que voulait dire le moine. Et il ajouta: il nous faut des chevaux. Passons au Grand-Passe-Partout.


– J’y pensais, monsieur, dit Jehan, prouvant ainsi que, malgré l’incohérence apparente de ses gestes, il avait toute sa lucidité.


À l’hôtellerie, pendant que Jehan sellait et bridait lui-même son cheval, Pardaillan confiait Perrette aux bons soins de dame Nicole, en lui recommandant de veiller sur elle comme sur sa propre fille. Ensuite il disait quelques mots à Gringaille et les trois braves partaient comme des flèches.


À leur tour, Pardaillan et son fils s’élancèrent ventre à terre et, en quelques minutes d’un galop enragé, ils atteignaient le Louvre et prononçaient le mot qui devait leur permettre d’arriver séance tenante auprès du roi.


L’ancien manoir royal de Ruilly était une construction isolée qui n’avait rien de seigneurial. On eût dit plutôt une ferme.


Il se composait de deux corps de logis séparés par une courette. Derrière ces bâtiments, au milieu des jardins, se dressait une tour ronde, seul vestige des anciennes fortifications du manoir. Le tout était ceinturé de murs épais et très hauts.


Les deux corps de logis étaient dans l’enceinte. Le principal à droite, l’autre à gauche et un peu plus en arrière. En façade, du côté de la route, le mur de clôture était coupé à l’angle droit. Cela formait un petit cul-de-sac, au fond duquel l’entrée se trouvait, à droite.


Dans ce cul-de-sac, une troupe nombreuse eût pu se dissimuler sans qu’on l’aperçût de la route.


Bertille avait été enfermée dans la tour. Visiblement, on avait aménagé là, à la hâte, une chambre à coucher assez confortable. La pièce n’avait pas d’autre issue que la porte lourde, massive. Elle était faiblement éclairée par une étroite meurtrière.


Ce jeudi matin, à peu près vers le même moment que Pardaillan se dirigeait vers la prison, la porte du cachot de Bertille s’ouvrit. Une femme entra. C’était Léonora Galigaï.


Elle s’arrêta devant la jeune fille et, sans prononcer une parole, la contempla longuement. Et à mesure qu’elle la regardait, ses traits prenaient une expression si froide, si implacable que, si vaillante qu’elle fût, Bertille sentit un froid glacial la pénétrer jusqu’aux moelles. Elle venait de lire sa condamnation dans les yeux de Léonora. Elle fit un pas en arrière et pencha la tête, pensive.


Bientôt elle la redressa et se raidissant:


– Madame, dit-elle de sa voix harmonieuse, hier, vous m’avez sauvé plus que la vie et je vous ai bénie. Aujourd’hui, je vois que je n’ai fait que changer de prison. Je sens, je devine que je suis détenue ici par votre ordre, que je suis entre vos mains. Je viens de voir dans vos yeux que vous me haïssez de haine mortelle. Pourquoi? Que vous ai-je fait? Qui êtes-vous?…


Sans répondre encore, Léonora prit un siège et s’assit tranquillement, avec une aisance admirable, elle indiqua de la main un autre siège à Bertille, stupéfaite de ne plus la reconnaître.


Et en effet, Léonora n’était plus reconnaissable. Son visage qui avait paru si menaçant l’instant d’avant n’exprimait plus maintenant qu’une mélancolique résignation. D’une voix lasse, morne, et cependant douce et enveloppante, avec un air de franchise et de confusion supérieurement joué:


– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-elle, je viens d’avoir une mauvaise pensée. En vous voyant si jeune, si pure, si radieusement belle, et moi laide! oh! si laide! affreuse, difforme, oui, je l’avoue et vous en demande encore pardon, je n’ai pu me défendre d’éprouver contre vous un sentiment qui ressemblait à de la haine.


Et ceci avait été dit avec un accent si humble, si déchirant, que Bertille se sentit remuée jusqu’au fond des entrailles. Léonora reprit:


– Pourquoi ce sentiment vil m’a effleurée? Vous allez le comprendre, mademoiselle. Vous avez devant vous la femme de l’homme qui vous poursuit de sa passion brutale, la femme de Concini!


Bertille frissonna et recula d’instinct.


– Oh! rassurez-vous, dit Léonora avec un sourire douloureux, je n’ai aucun motif de haine contre vous. Ce n’est pas de votre faute si vous êtes belle et si Concini s’est épris de vous. Je sais que vous ne l’aimez pas. Votre cœur est pris ailleurs et vous êtes, je le crois, de celles qui ne se reprennent plus quand elles se sont données une fois. Je n’ai pas à vous en vouloir, à vous, je sais que Concini ne vous inspire que de l’horreur.


Et lentement, en la fascinant de sa pensée secrète:


– Une insurmontable horreur!… une horreur telle que, entre son baiser et la mort, vous n’hésiteriez pas à choisir…


– Cent fois la mort plutôt, madame! interrompit Bertille en un cri de révolte superbe.


Léonora eut un mince sourire et approuva doucement de la tête.


– Oui, murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même, j’avais bien jugé cette noble fille!… Et j’ai pu être assez mauvaise pour la détester une seconde!


– Je vous en prie, madame, dit généreusement Bertille, ne pensez plus à ce moment d’égarement, naturel en somme!


– Aussi bonne, aussi généreuse que belle! murmura Léonora attendrie.


Et refoulant son émotion, elle reprit:


– Vous n’aimez pas Concini, mademoiselle. Moi, telle que vous me voyez faite, je n’aime, n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais que lui! Concini, c’est mon soleil, mon Dieu, ma vie, mon tout!… Pour un sourire de lui, je vendrais mon âme!… Comme vous, je préférerais cent fois la mort au baiser d’un autre que mon Concini!… Et lui, mademoiselle, et ceci, voyez-vous, est affreux au-dessus de tout, lui, il ne m’aime pas, ne m’a jamais aimée… ne m’aimera jamais!…


Ah! elle ne jouait pas la comédie en ce moment, je vous jure! Elle laissait saigner son cœur à nu et sa douleur était si poignante, si sincère, que Bertille, bouleversée, balbutia:


– Pauvre femme!


– Vous me plaignez, mademoiselle, et en effet, il n’est pas de créature plus misérable et plus à plaindre que moi. Il n’est pas de supplice comparable à celui que j’endure depuis de longues et douloureuses années. Il n’est pas de tourment pire que d’aimer, de toute sa chair, de toute son âme, de toute sa pensée, qui ne vous aime pas et ne vous aimera jamais!


– Pourquoi désespérer? fit doucement Bertille. Un amour aussi sincère, aussi absolu que le vôtre, madame, finit toujours par triompher.


Léonora secoua douloureusement la tête.


– Je l’ai cru, dit-elle d’une voix morne, je n’espère plus! Et s’animant:


– Vous ne savez pas tout. Je suis jalouse!… Jalouse à en perdre la raison!… Mon Concino a beau ne pas m’aimer… il est à moi quand même, puisqu’il est mon époux, et j’entends le garder envers et contre toutes… surtout envers et contre lui-même, hélas! Et ma vie, déjà si triste, si sombre, s’assombrit encore de cette lutte sournoise, opiniâtre, angoissante, de tous les instants, contre les trahisons toujours possibles de Concini… Combien de trahisons aussi je n’ai pu deviner et empêcher!… Concini seul le sait. Et je l’aime malgré tout!…


– Je vous plains de toute mon âme, madame!… Par un effort puissant, Léonora parut se calmer.


– Je vous ai fait ces aveux pour vous faire comprendre pourquoi j’ai voulu vous arracher à l’étreinte de Concini. Je ne vous connaissais pas, vous m’étiez indifférente. Vous m’avez remerciée… Vous ne me devez rien. Ce que j’en ai fait, ce n’est pas pour vous. C’est pour moi-même. Comprenez-vous?


– Je comprends, madame.


– Vous avez cru que je voulais vous garder ici prisonnière. Je ne vous en veux pas. C’est tout naturel. Vous vous êtes trompée, cependant. Mon intention était de vous tenir cachée ici jusqu’à ce que Concini vous ait oubliée… Et il oublie vite, Concini.


Bertille se leva palpitante d’espoir:


– Quoi! madame, vous auriez cette générosité?… Vous consentez à m’ouvrir cette porte?


– J’ai dit que c’était mon intention, rectifia Léonora. Aujourd’hui, hélas! je ne peux plus le faire.


La joie de Bertille s’éteignit. Un pressentiment sinistre la courba angoissée. Elle suffoqua:


– Pourquoi?


– Parce que, fit Léonora avec une lenteur calculée, parce que Concini a été plus adroit et plus rusé que moi… Parce que lorsque je suis arrivée tout à l’heure, pour vous rassurer, j’ai trouvé la maison gardée… Parce que derrière cette porte sont des hommes à Concini… des hommes qui me poignarderaient sans hésiter, si je tentais de vous faire sortir… Parce que, enfin, Concini vient pour vous prendre et que tout à l’heure, dans un instant, dans quelques minutes, il sera ici!…


Bertille jeta autour d’elle un regard désespéré.


– Je suis perdue, murmura-t-elle. Et pas une arme… rien, rien qui puisse m’arracher à la souillure.


Léonora eut un sourire livide et insista impitoyablement:


– Oui, vous êtes irrémissiblement perdue, puisque je n’ai pu vous sauver.


– Oh! la mort! la mort plutôt que le déshonneur! cria Bertille en crispant ses mains blanches d’un air hagard.


Le sourire de Léonora se fit plus aigu. Elle se leva, fouilla dans son corsage et lentement:


– À défaut de la vie que je ne puis vous sauver, hélas! je puis sauver votre honneur! Le voulez-vous, mademoiselle?


D’un bond, Bertille fut sur elle, elle saisit sa main qu’elle étreignit convulsivement et avec une exaltation qui fit frissonner de joie Léonora:


– Si je le veux! Parlez, madame, parlez, de grâce!


Léonora sortit la main de son corsage. Elle tenait un minuscule flacon:


– Avec ceci, dit-elle froidement, vous êtes maîtresse de votre sort. Deux gouttes de cette liqueur… et vous échappez à Concini.


– Ah! donnez, madame! s’écria Bertille en saisissant avidement le flacon.


Léonora la fixa une seconde et avec une intonation étrange:


– J’aurais voulu faire davantage, dit-elle, mais on ne fait pas toujours comme on veut.


Bertille, maintenant qu’elle était sûre d’échapper à Concini… par la mort… avait retrouvé son sang-froid. Avec un calme très digne, qui frappa la Galigaï, toute cuirassée qu’elle fût, elle répondit:


– Le service que vous me rendez, madame, n’a pas de prix. J’aurais mauvaise grâce à ne pas m’en contenter.


Léonora l’enveloppa d’un dernier coup d’œil aigu, s’inclina profondément et avec un accent apitoyé:


– Adieu, mademoiselle!


Bertille rendit gracieusement la révérence et de sa voix chantante, qui ne tremblait pas, d’un air de profonde gratitude, elle dit:


– Adieu, madame! Et soyez bénie!


Léonora se coula dehors, comme une ombre qui s’évapore.


Derrière cette porte, soi-disant si bien gardée, il n’y avait personne. Elle ne fermait même pas à clé, cette porte. Il n’y avait qu’un verrou de taille respectable, il est vrai, qu’elle poussa soigneusement.


Et d’un pas lent, elle s’éloigna, livide, sinistre, spectrale. Au fond du jardin, il y avait une porte qui donnait sur la campagne, derrière le mur de clôture de l’abbaye Saint-Antoine. Ce fut par là qu’elle sortit.


Une litière très simple, sans autre escorte que deux laquais sans livrée attendait là. Elle y monta. La litière partit à l’instant, mollement balancée par le pas cadencé des mules. À l’intérieur, étendue sur les coussins, un sourire terrible aux lèvres, Léonora songeait:


– Oui, certes, j’aurais voulu faire davantage!… J’aurais voulu lui manger le cœur!… Comme je voudrais le manger à toutes celles qui m’écrasent de leur beauté et me volent le cœur de leur Concino!… Mais je n’avais pas le temps. Concini va venir… Va, Concinetto mio va! cours! vole, sur la route de Charenton!… J’ai passé là, avant toi, Concino! Ce qui fait que tes bras tendus, que la passion fera trembler, n’enlaceront qu’un cadavre!… Et tu ne pourras pas dire que c’est moi qui l’ai tuée, celle-là!

Загрузка...