Il nous faut revenir à Pardaillan, qui était parti à la recherche de frère Parfait Goulard. Pardaillan savait que le moine était un des principaux agents d’Acquaviva. En dehors des affidés de la redoutable compagnie de Jésus, il était peut-être le seul à connaître la véritable personnalité du faux ivrogne. Et il s’était dit que l’agent secret devait se tenir en relations étroites avec son chef. Par conséquent, en le suivant, il parviendrait à ce chef. Quant à ce qu’il ferait alors, il ne le savait pas au juste, mais il ne doutait pas de faire cesser l’affolante et mortelle poursuite dont son fils était victime en ce moment.
Jehan le Brave, par son intervention lors de l’attaque des truands, devait obtenir ce résultat, par lui-même et sans l’avoir cherché. Mais Pardaillan ne pouvait pas prévoir cela.
À la recherche de Parfait Goulard, Pardaillan s’était mis à battre les tavernes et les cabarets de la capitale, assuré qu’il était de l’y trouver, fidèle à son rôle d’ivrogne. Et, en effet, il finit par le dénicher dans un bouge de la rue Trousse-Vache. Et, dès lors, il ne le lâcha plus.
Le moine sortit. Il tourna tout de suite à droite dans la rue des Trois-Mores, traversa la rue des Lombards et, par la rue de la Vieille-Monnaie, il parvint à la maison qui faisait l’angle de cette rue. Il y pénétra par l’entrée qui se trouvait rue des Écrivains.
Pardaillan eut tôt fait de remarquer que la maison avait une autre entrée dans la rue de la Vieille-Monnaie. Il avisa un cabaret dans la rue de la Savonnerie. De là, il pourrait surveiller les deux entrées. Il y entra, s’installa devant une bouteille de vouvray et attendit patiemment, paraissant somnoler, mais ne perdant pas de vue les deux entrées.
Pendant ce temps, Parfait Goulard, par le passage souterrain, se rendait dans la maison mystérieuse, auprès d’Acquaviva. Il en sortit au bout d’une demi-heure, par la porte de la prison. Il était, à ce moment, près de onze heures du matin.
Dans la rue de la Heaumerie, le moine hésita un moment s’il tournerait à droite ou à gauche. S’il avait pris à gauche, il aurait infailliblement passé devant Pardaillan aux aguets. Celui-ci eût compris et ses recherches eussent été du coup considérablement avancées.
Malheureusement, le moine se décida brusquement pour la droite, c’est-à-dire qu’il alla vers la rue Saint-Denis. Là, il tourna à gauche, passa devant le grand Châtelet, traversa le pont au Change et la Cité et s’en fut jusqu’au faubourg Saint-Jacques.
Il s’arrêta devant une modeste auberge, à l’enseigne des Cinq-Croissants. La clientèle de cette auberge se composait de soldats et de gens du bas peuple. C’était là que s’était réfugié Ravaillac, lequel n’était pas retourné à Angoulême, comme on l’avait assuré à Jehan le Brave, lorsqu’il était allé le voir à son ancien domicile des Trois-Pigeons. C’était lui que le moine venait relancer.
Que lui dit-il pour le décider à le suivre? Peu importe. Toujours est-il que, quelques instants plus tard, Parfait Goulard refaisait, en sens inverse, exactement le même chemin en compagnie de Ravaillac. Ensemble, ils pénétrèrent dans la prison. Ensemble, ils entrèrent dans cette petite chambre où le moine avait fait pénétrer Acquaviva par une porte secrète.
Cette chambre était toute petite. Elle n’avait pas de fenêtre. Elle était à demi éclairée par une imposte vitrée, au-dessus de l’unique porte par où les deux amis venaient d’entrer. Le mobilier se composait de deux étroites couchettes placées face à face, une table en bois blanc et deux escabeaux.
Sur cette table, on avait posé les éléments d’un repas très modeste: pain, légumes cuits à l’eau et une cruche d’eau. Ravaillac et le moine firent honneur à ce maigre repas. Ravaillac, de bon cœur, en homme habitué au jeûne et à l’abstinence; Parfait Goulard, du bout des dents et en poussant force soupirs à fendre l’âme. Ravaillac but, à même la cruche, une bonne lampée d’eau qu’il déclara fraîche et délicieuse. Goulard, avec une intraduisible moue de dégoût, effleura le bord de la cruche du bout des lèvres et la repoussa aussitôt en disant:
– Pouah! l’horrible breuvage. Non, décidément, je ne me sens pas le courage de souiller mes lèvres à ce contact impur.
Ayant ainsi manifesté énergiquement son opinion, il alla se jeter sur une des deux couchettes en invitant son compagnon à en faire autant. Ravaillac, en souriant de la mauvaise humeur du moine, suivit son conseil et lui aussi, tout habillé, il se laissa choir sur l’autre couchette.
Cinq minutes plus tard, il dormait d’un sommeil de plomb. Alors, Parfait Goulard se redressa, bien éveillé, lui. Il chercha à la tête de son lit le ressort qui actionnait la porte secrète et l’ouvrit.
Deux moines, robustes gaillards, parurent aussitôt. Ils saisirent le dormeur par les pieds et par les épaules et l’emportèrent comme un paquet. Goulard suivit. Pas une parole n’avait été échangée.
Cinq nouvelles minutes n’étaient pas encore écoulées que les deux moines avaient changé de maison et de cellule. Cette nouvelle cellule était absolument pareille à celle qu’ils venaient de quitter. L’œil le plus exercé n’eût pu découvrir la plus petite différence. C’étaient les mêmes dimensions, le même plancher uni comme une glace – ou comme un métal: fer ou acier – la même imposte vitrée par où tombait la même demi-obscurité, la même table en bois blanc, avec les reliefs du maigre repas qu’on y avait transportés, la même cruche, dont on avait changé l’eau après l’avoir rincée.
C’étaient aussi les deux mêmes couchettes. Sur l’une, Ravaillac dormait profondément. Sur l’autre, frère Parfait Goulard faisait semblant de dormir.
L’anéantissement de Ravaillac dura une heure environ. Au bout de ce temps, il se réveilla. Il ne s’aperçut pas qu’il avait changé de local. Il n’eut pas conscience d’avoir dormi. Il lui semblait qu’il n’y avait pas plus de cinq minutes qu’il s’était étendu sur le lit. Il avait la tête un peu lourde, mais il n’y prit pas garde.
Il se mit sur son séant et considéra avec un sourire indulgent l’énorme boule de graisse vautrée sur le lit qui faisait face au sien. Il écouta. Il perçut le souffle régulier de la boule. Il murmura:
– Il dort!… Déjà!…
Il hocha la tête d’un air attristé et sans acrimonie:
– C’est là ce qu’il appelle faire pénitence! C’est ainsi qu’il comprend la retraite et qu’il fait ses dévotions!… Il est aussi indulgent pour lui-même que pour les autres. C’est un inconscient… mais c’est un brave homme. Allons, je payerai pour lui et pour moi.
Il se leva. Debout, il sentit ses jambes se dérober sous lui. Il dut s’appuyer à la table, sans quoi il serait tombé. Une chaleur lourde, accablante, pesait sur lui. Elle semblait se dégager du plancher et plus spécialement du mur qui faisait face à la porte. C’était à croire que des foyers puissants étaient établis là. L’air se raréfiait et sa respiration devenait plus pénible.
Il saisit la cruche et but à longs traits. Il se sentit plus à l’aise. Il s’approcha de Parfait Goulard et le considéra un moment. Le moine, immobile, avait le visage ruisselant de sueur. Son souffle s’oppressait. D’un air entendu, sans trouble et sans inquiétude, Ravaillac expliqua le phénomène en disant tout haut:
– Le temps est à l’orage!
Il revint à son lit et s’agenouilla sur le plancher, entre le lit et la table. Il tournait le dos à la porte, ne voulant pas être distrait par la lueur blafarde qui tombait de l’imposte. Et il se mit à prier avec ferveur.
Combien de temps resta-t-il ainsi plongé dans une sorte d’extase douloureuse? Des heures peut-être… Ou peut-être quelques minutes, seulement? Il n’aurait su le dire. Quand il était en proie à un accès de folie mystique, il perdait le sens de la réalité.
Il ne faisait pas que prier cependant. Un débat terrible, toujours le même, s’était déchaîné dans sa conscience aux abois. Il avait fermé les yeux; lorsqu’il les ouvrit, il s’aperçut que des ténèbres opaques l’environnaient.
Le frisson de l’épouvante le saisit à la nuque. S’il avait tourné la tête, il aurait vu que l’obscurité provenait simplement de ce qu’on avait rabattu extérieurement d’épais volets sur les vitres, par où avait pénétré jusque-là une pâle lueur. Il trouva l’explication qui convenait à son état d’esprit et il gémit à haute voix, en se frappant la poitrine:
– Les ténèbres éternelles!… les ténèbres de la damnation dans lesquelles mon âme se débattra jusqu’à la consommation des siècles! Seigneur, mon Dieu, ayez pitié de moi!
Il ferma encore les yeux et les rouvrit, comme s’il avait voulu s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion. Hélas! non, il ne rêvait pas. Les ténèbres mystérieuses et angoissantes l’enveloppaient de toutes parts, se peuplaient d’images fantastiques, produit de son imagination en délire, achevaient de faire sombrer dans la terreur et l’épouvante de l’au-delà le peu de lucidité qui lui restait.
Et la chaleur augmentait encore, devenait intolérable. Il lui semblait que ses genoux reposaient sur une plaque ardente. Cette impression fut si forte que, instinctivement, il posa la main sur le plancher. Il la retira aussitôt avec un cri de détresse:
– Les ténèbres! le feu!… l’enfer!… Je brûle! je suis damné!… damné!…
Et dans un hoquet de révolte, il trahit le secret de l’effroyable combat qui se livrait en lui, de l’hallucinante incertitude dans laquelle il se débattait vainement:
– Seigneur!… je ne peux pourtant pas le frapper!… puisqu’il est son père!…
Parfait Goulard s’agita doucement sur sa couche. Dans l’ombre, sa main chercha et trouva un imperceptible bouton sur lequel elle appuya. Dans le noir, un trou noir béa à son côté. Quelqu’un se tenait tapi là, contre lui. Le moine glissa sa tête dans le trou. Il rencontra un visage. Il se pencha sur lui et laissa tomber quelques paroles dans l’oreille qui se tendait vers ses lèvres.
Ceci fait, le trou se referma. Le moine avait repris son immobilité.
Ravaillac n’avait rien perçu. Le moine avait agi avec d’infinies précautions. Il aurait aussi bien pu agir ouvertement. Ravaillac, dans son délire, n’aurait encore rien vu, rien entendu, rien compris.
Les genoux commençaient à le brûler atrocement. Et il ne songeait pas à se relever, à se déplacer. À quoi bon? Il était persuadé qu’il se trouvait en enfer. N’importe où il se serait réfugié, il n’en aurait pas moins continué à être dévoré par le feu infernal.
Un long moment se passa. Ravaillac gémissait, priait, se débattait, marmonnait des choses que lui seul savait, et Parfait Goulard, attentif, ne parvenait pas à saisir une syllabe des mots qu’il prononçait.
Tout à coup, la cloison à laquelle il faisait face parut s’être évanouie sans qu’il eût perçu le moindre bruit. Et à la place où se trouvait cette cloison, une lueur aveuglante se projetait et des flammes multicolores jaillissaient en sifflant, s’élevaient jusqu’au plafond, menaçaient de tout incendier et s’éteignaient brusquement pour renaître aussitôt.
D’un bond, Ravaillac se redressa, livide, échevelé, hérissé, exorbité, et un long hurlement jaillit de sa gorge contractée.
Parfait Goulard se dressa brusquement sur son lit et roulant des yeux ahuris, d’un air mécontent, il bougonna:
– Eh! Jean-François, qu’as-tu donc à beugler comme veau qu’on égorge?… Il n’y a pas moyen de reposer en paix avec toi!… Que fais-tu là, planté au milieu de cette pièce, à contempler ce mur comme si c’était le diable en personne?… Fais comme moi: dors, compère. Tu verras que tu t’en trouveras bien… et moi aussi.
Le son de cette voix amie rendit un peu de courage et de sang-froid au malheureux Ravaillac. Il voyait toujours cette éclatante clarté, il entendait le sourd ronronnement des flammes, il sentait l’anormale chaleur, comme s’il marchait sur une plaque chauffée à blanc. N’importe, il voulait récuser le témoignage de ses sens. Il voulut, à tout prix, se persuader qu’il était le jouet d’une hallucination.
Et il courut au lit de Parfait Goulard; il l’étreignit de toutes ses forces, et d’une voix tremblante, il bégaya:
– Là!… là!… ne voyez-vous pas?…
– Je vois le mur.
– Non!… Une lueur aveuglante!
– Tu es fou! C’est à peine si on se voit ici.
– Ne voyez-vous pas le feu?… Ne sentez-vous pas que nous brûlons?
– Je sens qu’il fait très chaud, en effet… C’est l’orage.
– C’est l’enfer!… C’est le feu de l’enfer!… Et si vous ne voyez rien, si vous ne sentez rien, c’est que moi seul, je suis damné!…
Tout ceci avait été dit avec une volubilité et une angoisse sans cesse grandissantes chez Ravaillac et s’était terminé dans une sorte de râle affreusement désespéré. Chez le moine, avec un calme nuancé d’un peu d’étonnement inquiet. [10]
Lorsque Ravaillac eut prononcé ces dernières paroles, le moine se secoua furieusement, s’arracha à son étreinte et cria avec colère:
– À tous les diables d’enfer, le fou qui m’empêche de dormir avec ses imaginations!…
– Je vois! hoqueta Ravaillac, je sens! je brûle!… C’est l’enfer, vous dis-je!
Rageusement, le moine se leva. Il prit Ravaillac par la main et le conduisit à l’endroit où jaillissaient les flammes. Il leva cette main et l’appliqua contre un obstacle imaginaire en disant d’un air bourru:
– Tu vois bien qu’il n’y a rien là, autre que le mur! Ne le sens-tu pas?
– Je sens que je brûle! hurla Ravaillac… Je vois un abîme sans fond, une fournaise ardente, infranchissable!
Et c’était vrai, ce qu’il disait. À la place où se dressait le mur qui avait bien réellement disparu, il y avait maintenant une fosse. Cette fosse était extraordinairement profonde, d’une longueur égale à la pièce où se tenaient les deux hommes, et large de deux bonnes toises. Et le fond de cette fosse était une fournaise ardente. Et cela constituait bien un abîme de feu infranchissable, comme l’avait dit Ravaillac.
Le moine cependant, haussa les épaules et gronda:
– Ah! mais vous m’excédez, monsieur Ravaillac!… Vous feriez mieux de vous coucher. N’oubliez pas que vous vous mettez en route demain matin et que vous aurez à couvrir une longue étape.
Ravaillac avait reculé jusqu’à la porte et de là, il contemplait la fournaise d’un air hébété. À ce moment, un coup de tonnerre formidable ébranla la pièce. Il eut un sursaut de terreur et haleta:
– Avez-vous entendu?
– Je n’ai rien entendu… parce qu’il n’y a rien, que dans votre stupide imagination, tonitrua Goulard exaspéré. Par la barbe du Saint-Père, si vous ne voulez pas vous coucher, libre à vous. Mais ne m’assommez pas avec vos sottes imaginations. J’ai besoin de repos, moi, puisque j’ai promis de vous accompagner!
Et le moine se jeta sur son lit et rabattit son capuchon de l’air d’un homme qui ne veut plus rien voir et rien entendre.
À ce moment, des voix, qui paraissaient très lointaines, et qui cependant étaient très distinctes, se mirent à crier:
– Jean-François! Jean-François! Es-tu là?…
– J’y suis! hoqueta le malheureux, à moitié fou de terreur.
– Regarde, Jean-François!… Écoute!… Voilà ce qui t’attend, puisque tu es trop lâche pour frapper le tyran!… Tu seras à nous!… Tu viendras avec nous!…
Et alors là, dans cette fournaise, au milieu des flammes rouges, vertes, violettes, il vit un grouillement d’êtres aux masques grimaçants, courant, bondissant, hurlant, se tordant en des spasmes de douleur. Et c’était une vision d’horreur et de cauchemar, dont il ne pouvait détacher ses yeux exorbités. Et tous, les uns après les autres, avec des ricanements sinistres ou menaçants, les griffes tendues vers lui, tous, ils criaient:
– Viens!… Viens avec nous!… Tu seras des nôtres!
Puis tout cela disparut, s’évanouit, comme balayé par quelque souffle mystérieusement puissant. Et il ne vit plus qu’une femme, jeune, belle, au visage doux, infiniment triste. Et du milieu de la fournaise où elle s’était arrêtée, elle paraissait le fixer avec des yeux où se lisait un désespoir sans nom. Et elle aussi, elle parla, d’une voix lente et dolente.
– Regarde-moi, Jean-François! Je suis la mère de Bertille… Bertille à cause de qui tu n’oses frapper l’hérétique, le paillard, l’excommunié… parce qu’il est son père!… Fou! triple fou!… Je suis ici, moi, damnée dans les tourments de l’enfer, à cause de lui, par lui!… Parce qu’il m’a déshonorée, parce qu’il est le père de mon enfant, grâce au plus odieux, au plus lâche des crimes, parce qu’il m’a prise enfin par force et par violence. Est-il possible de tenir compte d’une telle paternité? Et si je suis ici, moi, c’est parce que le maudit est cause que je me suis tuée!… Comprends-tu, Jean-François?
La damnée fit une pause comme si elle avait attendu une réponse et elle reprit d’une voix lamentable:
– Non, on ne peut le considérer comme un père, et ma fille le méprise et l’exècre!… Moi, Jean-François, j’avais espéré que tu me vengerais, que tu nous vengerais tous. Et cela eût adouci nos tourments. Mais tu es lâche, tu n’oses pas, tu recules, et je te maudis, nous te maudissons tous, nous ses victimes!… et tu seras des nôtres, Jean-François, puisque tu as peur!
Et Ravaillac, les cheveux dressés, emporté par l’épouvante, hurla:
– Je frapperai! j’en jure Dieu et la Vierge! Je ne savais pas, moi! Je croyais bien faire! Mais puisqu’il n’est son père que par suite d’un crime… il est condamné!…
Au même instant, un sourd grondement se fit entendre. L’infernale vision s’évanouit. La fulgurante clarté s’éteignit brusquement, le brasier disparut, le mur reprit sa place, la lueur blafarde perça péniblement à travers les vitres de l’imposte réapparues.
Ravaillac, debout, au milieu de la petite pièce, se demanda s’il n’avait pas rêvé. Mais la chaleur étouffante qui régnait encore, mais le mur brûlant sur lequel il alla poser la main, attestèrent qu’il n’était pas le jouet d’une illusion. Et d’ailleurs il était debout, il allait, il venait, il voyait le moine étendu sur son lit. Et précisément, comme pour mieux lui prouver qu’il était bien éveillé, Parfait Goulard parla. Il lui dit avec un reste d’aigreur:
– Eh bien, en as-tu fini avec tes imaginations? Vas-tu te reposer enfin?
– Non, mon frère, répondit doucement Ravaillac, je vais prier.
– Prie, si tu veux, mais ne beugle pas! Dieu n’est pas sourd. Sans répondre, Ravaillac se mit à genoux et pria, comme il l’avait dit, avec plus de ferveur que jamais.
L’insupportable chaleur disparaissait peu à peu. Maintenant une agréable fraîcheur régnait dans la chambre. Des bouffées de parfums très doux arrivaient on ne savait d’où. L’angoisse et la terreur qui étreignaient le malheureux prosterné sur le parquet faisaient place à un bien-être délicieux.
Et tout à coup, les sons d’une musique céleste arrivèrent jusqu’à son oreille charmée, mystérieux et lointains. Il redressa sa tête extasiée. Une fois encore, il se trouvait plongé dans les ténèbres épaisses. Une fois encore, un frisson l’agita. Mais cette fois-ci, le frisson était très doux.
Brusquement le mur disparut de nouveau. Une lueur pâle, tamisée éclaira la chambre. Il s’approcha les mains jointes. L’abîme insondable et infranchissable était encore là. Mais plus de brasier ardent. À la place, des plantes et des fleurs, comme il n’en avait jamais vu de pareilles. Et ces plantes et ces fleurs embaumaient l’air de parfums d’une douceur enivrante.
Il leva les yeux et tomba à genoux, ébloui, fasciné, les traits animés d’une joie puissante qui le transfigurait.
Là-bas, très loin, mais très visible, sur un trône d’or, Dieu lui-même, tel qu’il l’avait toujours vu représenté dans les missels et dans les tableaux qui ornaient les églises. À la droite de Dieu, un siège vide. Autour de lui, des anges, d’une beauté irréelle, allaient et venaient en chantant. Et des orgues, des harpes, des violes les accompagnaient en sourdine.
Chacun de ces anges, vêtus de longs voiles de soie flottants, avait une auréole d’or autour de la tête et chaque auréole portait un nom. Depuis saint Clément – qui paraissait jouir d’une vénération toute particulière – en passant par saint Jean Chastel, tous ceux qui avaient essayé d’attenter à la vie du roi, figuraient dans cette vision céleste. Ils étaient exactement dix-sept. En comptant Jacques Clément, cela faisait dix-huit.
Et le chœur qu’ils chantaient, célébrait la gloire des martyrs qui, en frappant l’hérétique, avaient sacrifié leur vie pour délivrer le peuple.
Quand le chœur fut achevé, Dieu lui-même parla:
– Jean-François, dit-il, va! Accomplis l’œuvre sainte! Ta place t’attend parmi les élus.
Et il désignait le siège inoccupé, placé à sa droite.
Transporté, Ravaillac cria:
– J’obéirai, Seigneur, j’obéirai!
Et il tomba à la renverse, évanoui, terrassé par la joie délirante qui l’étreignait. Ou peut-être endormi de nouveau par le parfum de ces fleurs artificielles, dont, avec délices, il avait aspiré l’odeur pénétrante, à pleines narines.
Cet évanouissement ne fut pas de longue durée. Lorsqu’il revint à lui, il se trouvait exactement à la place où il était tombé, à deux pas du mur qui avait repris sa place. Il jeta autour de lui un regard extasié, et ses traits se crispèrent douloureusement quand il reconnut qu’il se trouvait toujours dans le même décor, plongé dans un clair-obscur, et auquel rien n’était changé.
À genoux, à côté de lui, frère Parfait Goulard lui prodiguait des soins empressés.
– Eh bien, compère! s’écria joyeusement le moine, te voici revenu au sentiment!… On n’a pas idée de s’épuiser ainsi en prières et macérations! Que diable, mon cher, Dieu n’est pas si exigeant! Il ne nous demande pas de nous faire les bourreaux de notre propre corps. Il faut une juste mesure en tout.
– J’ai dormi, n’est-ce pas? interrogea Ravaillac avec une anxiété visible.
– Non, par la Vierge! tu n’as pas dormi une seconde! Tu t’es acharné à prier, tu as eu encore je ne sais quelles imaginations, produit de l’extrême faiblesse où te voilà. Si tu avais dormi, malheureux tu ne te serais pas évanoui de fatigue. Comment, ne te souviens-tu pas que je t’ai vertement gourmandé parce que tu m’empêchais de reposer?
– Je me souviens, frère Goulard, fit Ravaillac avec un sourire heureux. Et, fixant sur le moine un œil scrutateur:
– Ainsi, vous n’avez rien vu, rien entendu?
– Allons, bon! gronda le moine entre haut et bas, voilà ses lubies qui le reprennent.
Ravaillac eut un sourire entendu et murmura:
– C’est que vous n’êtes pas un élu, vous!
L’abominable comédie dont il venait d’être victime avait produit sur ce cerveau détraqué une impression que rien ne devait effacer. Parfait Goulard, qui l’avait organisée, le comprit bien. Et, dans l’ombre, il eut un sourire de sinistre satisfaction, cependant que, fidèle à son rôle, il bougonnait tout haut:
– Allons, écoute-moi une bonne fois. Couche-toi et repose. Sans quoi, tu n’auras jamais la force de te mettre en route demain matin!
– C’est inutile, dit paisiblement Ravaillac, je ne partirai pas!
– Çà, quelle mouche te pique?
– Écoutez, frère Goulard, si je pars, je suis damné!… Je vais griller pour l’éternité, au plus profond des enfers. Vous ne voulez pas, j’imagine, que je sois damné?
– Non, tripes du pape! Je suis d’Église et ma profession est d’arracher des âmes aux griffes de Satan, non de les lui livrer.
– Alors, vous voyez bien, il faut que je reste. D’ailleurs, c’est l’ordre!
– L’ordre de qui?
– De Dieu!
Le moine comprit que la décision était irrévocable. Il leva vers le plafond des bras découragés, et:
– Fiat voluntas tua! dit-il.
Ravaillac se leva, prit son chapeau et, se raidissant contre l’émotion qui l’étreignait:
– Je vous serai éternellement reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi, dit-il doucement.
Et il ajouta:
– Puis-je partir?
– Mais tu n’es pas prisonnier! s’écria Goulard d’un air de dignité outragée. Tu n’as qu’à ouvrir. Je ne te retiendrai pas, ingrat que tu es!
– Je ne suis pas ingrat, répondit tristement Ravaillac, j’accomplis ma destinée, simplement!
– Oui-da! Eh bien, allez-vous-en à tous les diables, toi et ta destinée! Quant à moi, je veux que le grand diable cornu m’enfourche si je consens jamais à m’occuper de toi. Adieu!
Ravaillac partit très attristé de cette brouille. Comme bien on pense, on le laissa sortir de la prison sans difficulté aucune.
Il était près de six heures du soir lorsque Parfait Goulard sortit à son tour, par la rue des Écrivains. Pardaillan attendait toujours patiemment dans le cabaret où il s’était posté. Il se mit immédiatement à ses trousses. Mais le moine ne paraissait nullement chercher à se dissimuler. Pardaillan le comprit en voyant qu’il se livrait à des excentricités destinées à signaler son passage. En outre, parvenu rue Saint-Antoine, il s’engouffra dans une taverne et commanda un de ces dîners de gargantua qui devait le retenir une couple d’heures à table, pour le moins, et que lui seul était capable d’absorber.
Pardaillan se dit qu’à cette heure, il ne gagnerait rien à s’acharner à cette poursuite. De plus, il avait autre chose à faire et cette chose avait à ses yeux une importance considérable.
En conséquence, il revint sur ses pas et s’en fut au Grand-Passe-Partout où, lui aussi, il commanda un fin dîner destiné à lui faire oublier le détestable déjeuner qu’il avait fait rue de la Savonnerie. Son repas achevé, il se renversa sur le dossier de sa chaise et, les yeux au plafond, il se mit à réfléchir. La nuit tombait, l’heure de la fermeture des portes approchait. Il ceignit son épée, s’enroula dans son manteau et partit d’un pas résolu en se disant:
– Allons passer la nuit près des millions. Je suis curieux de voir ce qui va se produire.