LXVI

Les scènes que nous retraçons se déroulent à peu près simultanément. C’est ce qui nous met dans l’obligation d’aller de l’un à l’autre de nos personnages.


Lorsque Acquaviva eut disparu, Jehan le Brave s’éloigna à grandes enjambées. Nous savons qu’il n’était pas facile à impressionner. Cependant le ton du moine était tel qu’il avait senti un froid le saisir à la nuque.


– Diable! se disait-il, m’est avis que j’aurais mieux fait de laisser ces truands expédier proprement ce moine confit en douceur et qui me paraît pratiquer la reconnaissance d’une singulière façon! Oui, mais moi, j’aurais ainsi été complice d’un assassinat. Fi donc!… Il n’en est pas moins vrai que je suis loin d’en avoir fini avec lui. Et peut-être ne serai-je pas toujours servi par la chance, comme je l’ai été jusqu’à ce jour. Bah! arrive qu’arrive, nous verrons bien! Mais pourquoi diable me veut-il la malemort? Il sait bien que je ne m’abaisserai pas à le dénoncer. Il le sait si bien qu’il n’a pas hésité à me faire connaître sa demeure!… Hum! au bout du compte, est-ce bien sa demeure? Qui me dit qu’il n’aura pas déguerpi demain matin? N’importe, je ne le connais pas, je ne lui ai rien fait, et il veut ma mort. Pourquoi? Il y a quelque chose là-dessous… Mais quoi?


Tout en monologuant de la sorte, il était parvenu à la porte Montmartre. Il fit appeler le sergent de garde, lui montra discrètement l’insigne remis par Acquaviva et prononça le mot: «Ruilly».


Jusque-là, il n’était pas bien sûr que le moine n’avait pas voulu se gausser de lui. Il dut bien reconnaître qu’il s’était trompé en voyant le sergent ouvrir le guichet lui-même et lui témoigner un respect dont il fut tout éberlué.


Dans la carrière abandonnée, où il ne pénétra qu’après maints détours, il avança à tâtons avec d’infinies précautions, sondant le sol à chaque pas, s’attendant à tout moment à se heurter à quelque obstacle mortel. Il ne respira vraiment que lorsque la porte secrète franchie, il se trouva dans le souterrain qui aboutissait à la grotte. Là il se sentait en sûreté.


Parvenu dans cette grotte, il alluma une torche et s’assit sur un coffre. Il resta là longtemps à rêver. Il avait rempli une bouteille à l’un des tonneaux et il la vida à petits coups sans s’en apercevoir. Il se leva et se mit à marcher de long en large. Il passait et repassait ainsi devant l’entrée du couloir qui aboutissait au caveau… le caveau et son escalier sous lequel se trouvaient des millions. Et chaque fois, il jetait un coup d’œil de ce côté. Mais il n’y entrait pas…


Brusquement, il s’arrêta devant cette entrée et avec un mouvement d’épaules furieux, il mâchonna:


– Pourquoi n’irais-je pas?… Je ne vois pas quel mal je ferais!…, Il saisit la torche et pénétra dans le caveau. Il s’arrêta devant l’escalier et le contempla longuement, sans bouger. Il s’accroupit et se mit à étudier de près la première marche en murmurant:


– C’est là-dessous que sont les millions… si les indications que j’ai eues en main sont exactes.


Il jeta les yeux autour de lui et il eut un sursaut. Dans un coin, à côté de l’escalier, se trouvaient divers outils pêle-mêle. Et au premier rang, tirant l’œil, une pelle et une pioche.


– C’est bizarre, dit-il tout haut, je n’avais pas remarqué ces outils!


Il prit la pelle et la pioche et les examina. Elles étaient en fort bon état. Seulement, les fers étaient couverts d’une épaisse couche de rouille. Évidemment ces outils devaient se trouver là depuis un long temps, des années peut-être. Il réfléchit:


– Pardieu! j’étais préoccupé, j’avais vraiment autre chose à faire à ce moment-là… Rien d’extraordinaire à ce que je n’aie pas remarqué ces outils. Après l’explosion, je suis revenu ici. J’ai trouvé le maudit papier et sa lecture m’a troublé. Depuis je n’ai plus remis les pieds ici. D’ailleurs, quelle apparence que quelqu’un se soit introduit ici?…


Cependant, le soupçon était entré dans son esprit. La torche à la main, il étudia le sol de tout près. Et il se redressa, rassuré, en disant:


– Le sol n’a pas été fouillé depuis fort longtemps, c’est visible. Les idées mauvaises qui me hantent m’affolent et me font divaguer.


Il quitta le caveau, s’enroula dans son manteau, éteignit la torche et se coucha sur la paille. Il dormit très mal, d’un sommeil haché, coupé de réveils en sursauts, peuplé de cauchemars hideux.


Au matin, la tête lourde, les membres brisés, au lieu de s’éloigner vivement comme il avait fait la veille, il demeura encore un moment à rêver. Brusquement, sa résolution fut prise. Il se leva, alluma la torche et se dirigea résolument vers le caveau, en disant:


– Il faut que je voie!… Je serai plus tranquille après… Et puis, qui sait?… Il n’y a peut-être rien du tout.


Il était un peu pâle. Il serrait les dents à les briser et il jetait autour de lui des regards inquiets. Il saisit la pioche et il eut une dernière hésitation. Il se secoua furieusement comme pour jeter bas le lourd fardeau de vains scrupules et il attaqua le sol.


Il y avait plus d’une heure qu’il travaillait avec acharnement et il était en nage. De temps en temps, il s’arrêtait pour souffler et avalait une lampée de vin. Il commençait à croire que ce fameux trésor n’était qu’un leurre. En effet, la fosse était profonde d’une bonne demi-toise et il ne trouvait rien que de la terre qu’il entassait méthodiquement de chaque côté.


Tout à coup, le fer de la pioche heurta un corps dur. Il fouilla plus loin, à différents endroits, et il rencontra partout la même résistance.


– C’est la dalle! se dit-il.


Et il se remit à l’œuvre avec plus d’ardeur. Bientôt la dalle se trouva complètement dégagée. Il fallut la desceller. Il se trouva devant un trou noir. Il prit la torche et la plongea dans le trou noir. Il vit un tout petit caveau en bonne et solide maçonnerie. Il jeta les outils dedans et, la torche à la main, se laissa glisser. Sa tête dépassait le trou et il dut se baisser.


– Le cercueil! dit-il tout haut.


En effet, un cercueil en cœur de chêne occupait tout un côté du minuscule caveau, il n’y avait pas autre chose là-dedans. Il l’examina de près. Il ne paraissait pas trop détérioré. Avec la pointe de la pioche, il se mit en devoir de faire sauter le couvercle. Une réflexion l’arrêta.


– Il n’y a peut-être qu’un squelette là-dedans!


Il eut un long frisson. Il était brave, certes, on le sait du reste. Mais ce qu’il allait faire lui apparaissait comme une odieuse profanation.


Puis, il faut bien le dire, puisqu’il en était ainsi, sa pensée de derrière la tête, qu’il n’osait pas s’avouer tant il en avait honte, cette pensée était de s’approprier les millions qui gisaient là. Et naturellement, il éprouvait l’inexprimable malaise de l’homme qui sait qu’il commet une abominable action.


Joignez à cela le décor: ce caveau sinistre, où il était obligé de se tenir courbé, ces murs couverts de salpêtre, ces dalles qui résonnaient lugubrement à chacun de ses pas, ce cercueil à demi pourri, tout cela à la lueur rougeâtre et vacillante de la torche fumeuse paraissait plus sinistre encore, prenait des aspects mystérieux et menaçants. Par là-dessus, la conscience qui hurle et proteste. C’était plus qu’il n’en fallait pour exaspérer les nerfs, débrider l’imagination. La sienne se mit incontinent à peupler les lieux de visions fantastiques, de spectres et de fantômes.


Malgré tout son courage, Jehan sentit ses cheveux se hérisser, ses oreilles s’emplir de bourdonnements confus. Puis ces bourdonnements devinrent des clameurs de mépris. Il lui semblait que des milliers de voix hurlaient un seul mot, toujours le même: «Voleur!… Voleur!…»


Il s’était accroupi devant le cercueil, cette impression devint si forte qu’il leva la tête pour voir d’où venaient ces voix qui lui reprochaient son infamie avant qu’elle ne fût accomplie.


Il leva la tête et en même temps la torche aussi et il demeura pétrifié, livide, hagard, muet, les yeux rivés à la voûte du caveau. Car il voyait là, penché sur le trou démasqué par la dalle, une tête qui l’observait avec des yeux réprobateurs et tristes… si tristes qu’il sentit un sanglot lui déchirer la gorge et ses yeux, à lui, s’embuer de larmes qui le brûlaient comme du plomb fondu. Et il rugit dans sa pensée:


– Monsieur de Pardaillan!…


Mais Pardaillan l’épiant là, sous le gibet, ce n’était pas du surnaturel et du prodige. Ce ne pouvait être qu’une réalité gênante et surtout pénible. Dès lors, il retrouva une partie de son sang-froid. Et il bondit hors du caveau funéraire, hors de la fosse, jusque dans le grand caveau. Et il n’y vit personne.


La sensation qu’il avait éprouvée était si forte que, sa torche à la main, il courut jusqu’à la grotte. Là non plus, il n’y avait personne.


– C’est étrange! murmura-t-il en passant la main sur son front moite, j’aurais juré!…


Il se rua à la porte secrète, l’ouvrit et regarda. Aussi loin qu’il pouvait voir dans le souterrain, il n’y avait encore personne.


– Si agile qu’il soit, se dit-il, il n’aurait pas eu le temps de fuir!… C’est une hallucination!


Il revint dans la grotte, ferma la porte et traîna devant le coffre chargé d’armes, en se disant:


– Si je ne me suis pas trompé, s’il revient, il lui faudra déplacer cet obstacle. Cela n’ira pas sans quelque temps perdu et sans quelque bruit qui m’avertira.


Ces précautions prises, il revint à l’escalier. Et encore sous le coup de l’émotion violente éprouvée, il visita minutieusement le grand caveau, déplaçant les outils et tous les objets hétéroclites derrière lesquels un homme aurait pu momentanément se cacher. Il se convainquit qu’il était bien seul et qu’il avait été victime d’une illusion.


Il avait été si fortement frappé qu’il dit à haute voix:


– Je mourrais de honte s’il me voyait occupé à cette besogne!… Et elle donc!… si elle savait?…


Et son naturel violent, incomplètement réprimé, reprenant le dessus, il frappa du pied avec colère et cria, comme pour mieux se convaincre lui-même:


– Pourquoi?… Ventre de veau, je ne suis pas un voleur!… je veux voir… voilà tout!


Et tout son sang-froid reconquis, il descendit de nouveau dans le petit caveau et se mit à attaquer le cercueil.


Or, s’il avait levé la tête à ce moment, il eût vu encore une fois le visage de Pardaillan penché sur le trou. Et cette fois-ci, comme la première, il n’aurait pas été victime d’une illusion. Car c’était bien Pardaillan en chair et en os, qui l’observait en se disant avec un sourire un peu railleur:


– Tu n’es pas un voleur! Soit… C’est ce que nous allons voir!


En quelques coups de pioche, Jehan fit sauter le couvercle. Mais il se trouva en présence d’un deuxième cercueil en plomb. Il fallut l’ouvrir aussi. Ce fut un peu plus long.


Ce second cercueil était plein de sciure. Très maître de lui, n’ayant plus qu’une appréhension, celle de s’être donné tant de mal pour ne rien trouver peut-être, Jehan plongea délibérément les mains dans la sciure et chercha.


– Un coffre! s’écria-t-il joyeusement.


Il écarta la sciure à pleines pelletées et mit complètement à découvert un coffre en fer de taille respectable. Il essaya de le soulever. Il eut beau rassembler toutes ses forces, il ne parvint pas même à l’ébranler. Il constata:


– Malepeste, c’est un joli poids!


Le coffre était muni de deux fortes serrures. Fermées! Sans hésitation et sans scrupule, il les fit sauter. Il souleva le couvercle d’une main qui tremblait un peu.


Et il demeura ébloui.


Intérieurement, le coffre était divisé en trois compartiments d’inégale grandeur. Dans l’un, le plus grand, c’était un amoncellement de pièces d’or: pistoles, doublons, ducats, pêle-mêle. Rien que de l’or monnayé.


Dans le deuxième, des bijoux d’un travail précieux, d’une inestimable valeur: bagues, chaînes, bracelets, colliers, pendants d’oreilles, aigrettes, agrafes de toutes formes et de toutes dimensions, agrafes de ceinture, de soulier, de toque… Des bijoux, encore des bijoux, rien que des bijoux finement ciselés, enrichis de pierres précieuses.


Dans le troisième, le plus petit, des gemmes: diamants, perles, saphirs, rubis, émeraudes, topazes… un étincellement… un éblouissement… un vertige!


La gorge sèche, les tempes mouillées, les yeux exorbités, l’esprit chaviré, Jehan contemplait les fabuleuses richesses entassées dans ce coffre de fer, tout simple. Et il demeurait sans mouvement, pétrifié, n’osant en croire ses yeux. Et une pensée unique fulgurait dans son esprit:


– Tout cela est à moi! si je veux! Allons, Jehan, voilà la fortune! tends quelques-unes de ces pierres seulement et te voilà riche! qui s’apercevra que le tas a été entamé?… qui saura jamais?…


Jehan le Brave avait trop présumé de ses forces. Il faut reconnaître que la tentation était par trop forte. Fatalement, il devait y succomber, et il y succomba.


En un grondement qui n’avait plus rien d’humain, tout haut, comme pour mieux s’exciter, il répéta:


– Qui le saura?… Quoi, je n’ai qu’à allonger la main pour saisir le bonheur avec la fortune et je serais assez fou pour ne pas le faire?… Pourquoi?… pour des sornettes, des mots creux! Allons donc!… À tous les diables les scrupules!…


Et, en un geste de folie, il plongea la main dans le compartiment des pierres précieuses et puisa à pleine poignée… Tant que la main en pouvait contenir.


Au-dessus de lui, l’étincelante physionomie de Pardaillan prit une expression indéfinissable. Puis, brusquement, ses traits se figèrent, son regard se durcit, toute son attitude se fit de glace. Il se redressa lentement et enjamba le trou pour se laisser tomber et prendre le voleur sur le fait.

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