Léonora n’osa pas insister. Néanmoins, il était visible qu’elle ne partageait pas la confiance du moine. S’il n’avait tenu qu’à elle, l’arrestation eût été effectuée avant toute autre chose. D’Épernon, complètement désintéressé d’une question qui ne le concernait en rien, attendait avec quelque impatience qu’ils eussent décidé. Jehan se disait:
– Tout ce que j’ai entendu jusqu’ici n’était qu’un préambule, à ce qu’il paraît… Écoutons, mordieu! écoutons ces choses importantes que ce trio de coquins doit débattre.
Comme si l’incident était définitivement clos par sa décision, Acquaviva dit, avec un air de souveraine hauteur:
– Duc, je parle en ce moment au nom de S. M. la reine de France et de Navarre. Et je vous demande: la reine peut-elle compter sur vous… sans réserve?
– Sa Majesté sait que mon dévouement lui est tout acquis.
D’Épernon dit cela sans chaleur. Il se réservait, c’était évident. Jehan le comprit, car il murmura avec un sourire railleur:
– Pardieu! le dévouement sera proportionné à l’os qu’on lui donnera à ronger!
Acquaviva eut une imperceptible moue de dédain. Il attendait le marchandage, c’est certain: tout de même, il ne pensait pas qu’il se manifesterait avec autant de cynisme. Il attaqua résolument, avec son habituelle douceur:
– Le titre de duc pour votre fils aîné… Un régiment pour le cadet… Le chapeau rouge pour le plus jeune… Les fonctions, avec les traitements afférents, qu’il vous plaira de leur attribuer dans vos gouvernements: voilà pour vos trois enfants. Pour vous: un million en espèces, confirmation dans vos charges et emplois actuels, plus le gouvernement de la Normandie… le premier de France. Enfin, voix délibérative au conseil de régence secret qui sera institué. Cela vous semble-t-il suffisant?
«Outre! comme dit Escargasse, songea Jehan, l’os me paraît de taille respectable!»
Une lueur s’alluma dans l’œil de d’Épernon. On lui offrait plus qu’il n’aurait osé demander. Néanmoins, il demeura impassible et se contenta de dire:
– Cela me paraît raisonnable!… Quel service attend de moi Sa Majesté?
– D’abord, exiger de la cour du Parlement qu’elle confère la régence à la reine-mère, sans aucune des restrictions et conditions imposées par le roi.
– Mais… ceci n’est pas, que je sache, du ressort de cette cour.
– C’est un précédent à créer… voilà tout, dit froidement Acquaviva.
– Bien, bien!… Avec une compagnie de gardes-françaises et de gardes-suisses, avec une centaine de mes gentilshommes, je me charge d’obtenir tout ce qu’on voudra de ces messieurs. Je sais le langage qu’il convient de leur tenir, ricana d’Épernon en frappant sur le pommeau de son épée.
– Et il ajouta:
– Quand le moment sera venu, la reine pourra compter sur moi.
Il y eut un bref moment de silence. Léonora souriait doucement en regardant Acquaviva qui dit enfin avec une tranquillité sinistre:
– Le moment est venu, monsieur.
D’Épernon sursauta, soudain très pâle. Il bégaya:
– Le roi?…
– Le roi, monsieur le duc, répondit Acquaviva avec le même calme effroyable, le roi est mortel comme le plus humble de ses sujets.
Il prit un temps et continua:
– En ce moment, précisément, le roi sort du Louvre, dans son carrosse, et sans escorte. Le roi va à Saint-Germain-des-Prés. On a négligé de donner à boire à ses chevaux… ou peut-être les a-t-on trop abreuvés… de liqueurs fortes… je ne sais trop, au juste.
Il paraissait interroger la Galigaï du regard.
– Je crois qu’ils ont plutôt trop bu, rectifia celle-ci avec un mince sourire.
– Oui?… Au fait, madame, puisque, aussi bien c’est vous qui avez préparé cet… événement – avec une habileté et un courage auxquels je me plais à rendre hommage – expliquez donc à M. le duc ce qui va se passer.
– C’est bien simple, dit Léonora avec un calme égal à celui du moine, ces chevaux vont se comporter convenablement jusque vers l’enceinte. À partir de ce moment, la surexcitation produite par la trop forte dose de liqueur se manifestera. Le cocher ne sera plus maître de ses bêtes. Elles iront briser le carrosse sur le premier obstacle qui se présentera… À moins qu’elles n’aillent le précipiter dans la rivière, dont la berge, précisément, est assez élevée, dans ces parages.
Jehan le Brave s’était redressé, frémissant de colère et d’indignation, en grondant:
– Oh! les scélérats!…
L’espace d’une seconde, il se demanda s’il ne devait pas entrer brusquement et massacrer le duc et le moine. C’eût été une folie qui eût consommé sa perte sans sauver le roi. Et en ce moment son unique pensée était de faire avorter l’attentat. Heureusement, la bonne inspiration lui vint:
– Le roi sort du Louvre… les chevaux se tiendront tranquilles jusqu’à l’enceinte, à peu près… On peut peut-être arriver à temps pour empêcher ce lâche assassinat!… Allons!…
Voilà ce qu’il se dit. Et à l’instant même, sans plus réfléchir, il se rua en tempête et s’engouffra dans l’escalier. Il avait bonne mémoire et il avait eu soin de repérer son chemin. Et c’était fort heureux, sans quoi il se serait égaré dans la vaste demeure seigneuriale. En pareille occurrence, une minute perdue pouvait être fatale.
Quant à ce qu’il allait faire, il n’avait pas encore d’idée précise. Il avait dit: «Allons!» et il allait. Il ne courait pas d’ailleurs. Il marchait de ce pas allongé, souple et ferme à la fois, qui lui était particulier dans les circonstances critiques.
Rapidement, il atteignit la cour. Il ne pensait guère aux estafiers de Concini. De même qu’il avait oublié qu’en ce moment peut-être d’Épernon donnait l’ordre de l’arrêter. Il ne pensait qu’au roi… son père à elle.
À quelques pas de la porte, un peu sur le côté, près du carrosse de leur maîtresse, Roquetaille, Longval et Eynaus riaient et plaisantaient. Ils avaient mis pied à terre et tenaient leurs chevaux par la bride.
Jehan le Brave embrassa ces détails d’un coup d’œil, en marchant droit à la porte. Dans le va-et-vient incessant, nul ne faisait attention à lui. Nous avons dit qu’il n’avait pas d’idée précise. La vue des spadassins et de leurs chevaux en fit jaillir instantanément une dans son esprit:
«Pardieu! se dit-il, puisque Concini veut assassiner le roi, il me paraît juste que ses chevaux servent à le sauver!»
Et aussitôt, changeant de direction, il se dirigea vers les trois gentilshommes qui, tout à leur conversation, ne s’occupaient guère de ce qui se passait autour d’eux. En marchant, avec un sang-froid merveilleux, il étudiait les bêtes d’un œil expert. Celle de Roquetaille lui parut la meilleure. Il alla droit à lui.
Les trois causeurs le virent soudain au milieu d’eux, hérissé, les yeux flamboyants. Et la stupeur que leur causa cette brusque apparition les laissa sans voix. Jehan souriait et cependant il était terrible et glacial; il dit simplement:
– J’ai besoin de ce cheval… je le prends!
En même temps, d’un geste sec, il arrachait la bride aux mains de Roquetaille effaré et, d’une bourrade, l’envoyait rouler à quelques pas.
– Holà! chien! larron! truand! hurla Roquetaille.
– Le truand d’enfer! Vivant! Tripes du diable! rugirent Eynaus et Longval ensemble.
Ensemble aussi, ils se ruèrent.
Tout en rassemblant les rênes, Jehan ne les perdait pas de vue. Il ne leur laissa pas le temps de dégainer. De sa voix mordante, il railla:
– Je n’ai pas le temps de vous arranger comme vous le méritez. Prenez toujours cet acompte.
Et sans se retourner, il allongea un coup de pied au corps à toute volée. Puis il projeta le poing en avant avec une force irrésistible. Les deux gestes furent si rapides qu’ils n’en firent pour ainsi dire qu’un.
Atteint par le coup de pied en pleine poitrine, Eynaus alla s’étaler sur le sol en crachant le sang. Longval tomba à la renverse, la mâchoire à moitié démise par le formidable coup de poing.
Roquetaille, pendant ce temps, se relevait en lâchant une série de jurons et une bordée d’injures. Ceci s’était accompli avec une rapidité qui tenait du prodige. Déjà Jehan était en selle, et sans s’occuper de Roquetaille, qui aboyait de loin mais n’osait approcher, il se dirigeait vers la porte.
À ce moment, le duc d’Épernon, Acquaviva, Léonora Galigaï et le jeune Candale parurent sur le perron d’honneur. Jehan, qui avait l’œil partout à la fois, les vit aussitôt et il eut un sourire aigu.
– Arrête!… Ferme la porte! cria le duc d’une voix tonnante.
– Arrête!… Au truand!… Ferme la porte! répéta Roquetaille à tue-tête.
Et sans savoir pourquoi ni de quoi il retournait, de tous côtés des voix vociférèrent:
– Arrête! arrête!… Ferme la porte!
– Trop tard! tonna Jehan avec un intraduisible geste de gamin.
Et enlevant sa monture d’une poigne de fer et en lui labourant les flancs de l’éperon, il s’engouffra sous la haute voûte et passa comme un ouragan.
Sur le perron, Candale, foudroyé du regard par son père, s’arrachait les cheveux de désespoir, et répétait:
– Trop tard!…
– Fameuse idée que vous avez eue, monsieur, d’introduire ce truand dans votre appartement! récrimina d’Épernon, blême de fureur.
– Mais, monsieur, vous m’avez dit…
– Assez, interrompit rudement le duc, vous êtes un niais! Rentrez chez vous, monsieur! Vous attendrez ma permission pour en sortir!
Candale ne souffla mot. Il salua militairement, fit demi-tour et s’éloigna à grandes enjambées furieuses.
Acquaviva avait assisté à cette scène, d’ailleurs très rapide, sans mot dire, avec une imperceptible moue de dédain.
Léonora dardait tour à tour, sur le moine et sur le duc, des yeux étincelants. Elle était un peu pâle, mais sa voix ne trahissait nulle émotion en disant:
– Venez, mon révérend… Il y a autre chose à faire que de perdre son temps en récriminations… oiseuses.
Acquaviva, qui n’avait rien perdu de ce calme extraordinaire dont il ne se départait jamais, s’inclina profondément devant elle et à voix basse:
– Ne vous inquiétez pas de moi… Allez, ma fille, allez sans perdre une minute, dit-il de sa voix la plus caressante.
Léonora n’insista pas. D’une légère inclination de tête, elle salua à la fois le duc et le moine et, toujours énergique et résolue, d’un pas ferme, elle rejoignit son carrosse. Sans s’occuper davantage de ses gentilshommes, elle commanda:
– À l’hôtel! Ventre à terre!
Pendant ce temps, Acquaviva se tournait vers le duc, s’inclinait longuement devant lui, avec une humilité obséquieuse, comme il seyait à un pauvre moine devant un puissant seigneur. Mais en s’inclinant, du bout des lèvres, avec une certaine rudesse qui contrastait étrangement avec son habituelle douceur:
– Êtes-vous fou, duc?… Faut-il que ce soit une femme qui vous donne l’exemple de la décision et du sang-froid?… À cheval, et rattrapez coûte que coûte ce jeune homme. Ou, par le sang du Christ, c’en est fait de nous tous!
– Vous avez raison, sandious! mâchonna d’Épernon en s’assénant un coup de poing sur la tête.
Et il s’élança en criant:
– À cheval, messieurs, à cheval!… C’est le truand Jehan le Brave qui sort d’ici!… Il faut le prendre mort ou vif!…
Et, de tous les côtés, officiers et soldats et gentilshommes du duc, qui tous connaissaient l’aventure du gibet, se précipitèrent en désordre, en répétant:
– Jehan le Brave!… C’est Jehan le Brave!…
Mais d’Épernon avait déjà perdu cinq bonnes minutes.
Acquaviva, demeuré sur le perron, considérait de son œil doux le va-et-vient tumultueux et désordonné. Et sa lippe méprisante s’accentuait encore, et à part lui, il songeait:
– Pourquoi faut-il avoir besoin de tels auxiliaires?… Je m’étonne que ce duc orgueilleux et rapace ait eu la bonne inspiration de crier le nom de Jehan le Brave. Ainsi du moins, la poursuite de l’homme qui, par la stupidité d’Épernon, a surpris mes desseins, se colore d’un prétexte plausible.
Bientôt, la cavalcade s’ébranlait. D’Épernon, à la tête d’une cinquantaine d’officiers et gentilshommes, quittait l’hôtel à toute bride.
Mais il avait encore perdu cinq autres minutes.!
Quand le dernier homme de l’escorte du duc eut franchi la voûte, Acquaviva rabattit le capuchon jusque sur les yeux, croisa les mains dans les larges manches du froc et, cassé en deux, à pas menus, il s’engagea dans la rue Breneuse, avec l’intention de descendre jusqu’au mur d’enceinte, évitant ainsi les voies trop fréquentées.
Dès ses premiers pas hors de l’hôtel, il avait croisé le moine Parfait Goulard qui passa sans s’arrêter, sans dire un mot, sans faire un geste. Et alors, il se produisit ceci:
Acquaviva arrivait à la rue Coq-Héron; à ce moment, des moines, taillés en hercules, surgirent de tous côtés. Il en vint par la rue de la Plâtrière, derrière Acquaviva, par les rues Marie-l’Égyptienne et Coq-Héron (à sa droite et à sa gauche) et par les rues des Vieux-Augustins et Pagevin (à droite et à gauche devant lui). Si bien qu’il se trouva ainsi encadré, à distance respectueuse, par une douzaine de gaillards qui, sans en avoir l’air, lui firent escorte jusqu’au couvent des capucins, où il arriva sans encombre.
Quant à d’Épernon, son idée était que Jehan courait au Louvre les dénoncer. Il piqua donc droit devant lui, par la rue de Grenelle. Parvenu à l’angle des rues Saint-Honoré et du Coq, il se trouva quelqu’un pour lui dire que celui qu’il cherchait avait filé vers la Croix-du -Trahoir. Toujours, dans une chasse à l’homme, il se trouve ainsi, à point nommé, un anonyme qui a vu le gibier traqué et lance la meute sur sa piste.
D’Épernon, au lieu d’entrer dans la rue du Coq, s’élança dans la rue Saint-Honoré. Mais il avait encore perdu deux minutes.
À la Croix-du -Trahoir, rencontre: le sire de Neuvy, grand prévôt à la tête d’une vingtaine de cavaliers, qui s’en revenait du Louvre. Nouvel arrêt, explications entre les deux chefs d’escorte. Fureur du grand prévôt en apprenant que le redoutable bandit, Jehan le Brave, était vivant. Décision de se joindre au duc. Informations.
Léonora Galigaï était rentrée chez elle. Elle y trouva Concini qu’elle mit au courant de ce qui se passait. Concini était devenu livide. Mais c’était un homme résolu. Il ne perdit pas son temps à récriminer, comme avait fait d’Épernon. Il rassembla à l’instant tout ce qu’il avait d’hommes sous la main: une dizaine.
Pendant que ces hommes passaient à la hâte la bride aux chevaux, il y eut un conciliabule entre les deux époux. Léonora, qui avait réfléchi en route, avec un calme admirable en la circonstance, expliqua brièvement:
– Le roi est sorti du Louvre. Jehan le Brave devra donc lui courir après. De deux choses l’une: il le rejoindra à temps pour l’avertir, ou il arrivera trop tard. S’il arrive trop tard, nous sommes les maîtres… Alors nous l’accuserons formellement du meurtre du roi. On le saisit, on le condamne, sa tête tombe et nous en sommes débarrassés à tout jamais.
– Oui, mais s’il arrive à temps? demanda Concini, qui écoutait, haletant.
– Nous l’accuserons plus que jamais, déclara Léonora, avec une énergie virile. Tu préviendras d’Épernon pour qu’il dise comme toi. Nous trouverons des témoins qui attesteront avoir vu Jehan se faufiler dans les écuries… Entre la parole de ce bravo et celle de braves gentilshommes, le doute n’est pas permis. Il est perdu quand même.
– Corbacco! tu as raison! s’écria Concini enthousiasmé. Avec de l’audace, nous nous en tirons et faisons coup double!… Tu es admirable!
– Quant au mobile du meurtre: la jalousie… Tu me comprends, Concini?… La jalousie qui, une fois déjà, l’a fait se ruer, le fer au poing, sur la personne sacrée du roi.
Ceci était dit avec une violence farouche. Elle ajouta doucement en l’étreignant avec passion:
– Va, mon Concinetto! sois adroit et tu nous sauves tous.
– Je le serai, santa madonna! assura Concini en s’élançant.
Le logis du Florentin était situé proche le carrefour du Trahoir. Il y arriva à point nommé pour rencontrer d’Épernon et Neuvy, au moment où ils s’informaient du chemin suivi par Jehan. Il se joignit à eux, cela va sans dire.
Il prit aussitôt d’Épernon à part et lui communiqua le plan de Léonora. Ils furent vite d’accord, d’Épernon, comme lui, ayant déclaré l’idée merveilleuse.
D’après les renseignements recueillis, Jehan avait passé rue de l’Arbre-Sec comme une avalanche, courant vers le Pont-Neuf. Dès lors, les trois chefs étaient fixés sur l’itinéraire à suivre. Ils prirent la tête de la colonne et s’élancèrent au galop vers le Pont-Neuf.
Mais tous ces menus détails, accumulés, se traduisaient par un retard d’un bon quart d’heure.
La colonne, lancée à fond de train dans la rue de l’Arbre-Sec, n’atteignait pas le chiffre de cent hommes. Ce n’était pas fait pour étonner ou inquiéter les Parisiens qui, journellement, voyaient passer des cavalcades autrement imposantes. Mais…
Concini avait été rejoint par ses quatre gentilshommes: Eynaus, Roquetaille, Saint-Julien et Longval. Tous, Saint-Julien avec son bandeau, Eynaus et Longval encore tout meurtris, tous ils avaient retrouvé forces et ardeur, dès l’instant qu’il s’agissait de courir sus au truand Jehan le Brave.
Or, Concini avait parlé adroitement, comme le lui avait recommandé sa femme. Les quatre séides avaient colporté les propos de leur maître. D’Épernon, averti par un coup d’œil significatif, avait compris. Il était venu à la rescousse.
Comme une traînée de poudre, le bruit se répandit que la cavalcade qui passait à fond de terrain courait après un redoutable truand pour tâcher de l’arrêter avant qu’il meurtrît méchamment le roi, lequel, par fatalité, se promenait paisiblement dans son carrosse, sans garde et sans escorte.
On nommait le truand Jehan le Brave. On contait l’histoire du gibet, dénaturée et amplifiée. On citait sur son compte des actes d’une cruauté inouïe, qui faisaient passer le frisson de la malemort sur l’échine des plus résolus. Une clameur formidable se levait de toutes parts: concert de malédictions et d’imprécations, à l’adresse du bandit, exhortations, bénédictions à l’adresse des vaillants qui volaient au secours du bon sire.
Le bruit sinistre volait toujours, porté par les ailes rapides de la rumeur publique. Et maintenant, il précédait la troupe. Comme toujours, en pareille circonstance, plus il avançait et plus il s’amplifiait. Maintenant, ce n’était plus un truand, c’était une bande, une armée commandée par Jehan le Brave, qui, après avoir assassiné le roi, allait se ruer à la curée, pillant, tuant, violant.
Paris, sur le chemin parcouru par Concini, d’Épernon, Neuvy et leurs hommes, prenait l’aspect terrifiant des grands jours de la Ligue. Des boutiques se fermaient précipitamment. Des gens pris de panique, s’enfuyaient à toutes jambes, en poussant des hurlements de bêtes traquées. Des bourgeois se terraient précipitamment, verrous poussés, chaînes tendues. D’autres s’armaient à la hâte et se lançaient bravement, à la suite de la cavalcade.
Et pendant ce temps, celui qui causait cette émotion fantastique arrivait à la porte Buci sans avoir encore aperçu le carrosse royal. Il lui avait semblé entendre galoper derrière lui et il s’était dit:
– D’Épernon est à mes trousses! Et probablement aussi le Concini. Il s’était retourné. Il n’avait rien vu.
Passé la porte, dans la rue de Buci même, il fut renseigné par des bruits de conversations, entendues au passage: un carrosse, dont les chevaux venaient brusquement de prendre le mors aux dents, venait de passer dans le faubourg, le long de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, et courait droit à la rivière, où il ne manquerait pas de tomber, s’il ne se brisait avant de l’atteindre.
Jehan se lança dans la rue du Colombier [7], qui longeait le mur d’enceinte de l’abbaye, à l’ouest. Là, il entendit encore galoper derrière lui. Il jeta un coup d’œil de ce côté. Effectivement un cavalier, lancé ventre à terre, semblait courir après lui, et se rapprochait de plus en plus. Il ne s’en inquiéta pas autrement – puisque ce cavalier était seul – et il continua d’exciter sa monture.
Mais le cavalier, mieux monté, gagnait sur lui. Comme il approchait du jardin clos de la reine Marguerite, il sentit que ce poursuivant acharné n’était plus bien loin de lui. Il allait se retourner pour demander si c’était après lui qu’en avait ce personnage, lorsqu’il entendit une voix qui criait:
– Hé! mon jeune ami! où diable courez-vous, de ce train d’enfer?
– Monsieur de Pardaillan! s’exclama joyeusement Jehan.