Il nous faut maintenant revenir à Saint-Julien, l’espion de la Galigaï. Nous n’oublions pas que nous avons promis de le montrer à l’œuvre, dans l’exécution des ordres mystérieux de la terrible épouse du Florentin, aux mains de laquelle il n’est qu’un instrument docile.
Ce même matin, qui était un mardi, à peu près vers le même moment que Jehan le Brave se décidait à s’assurer si le trésor existait réellement, c’est-à-dire de grand matin, Saint-Julien se dirigeait vers la carrière abandonnée par où on pénétrait dans les galeries souterraines qui aboutissaient au gibet.
Il était escorté de quatre individus à face patibulaire, enveloppés dans de vastes manteaux que relevaient les extrémités de formidables rapières. Parvenu à la carrière, Saint-Julien s’arrêta pour y entrer. Un homme se dressa soudain à son côté.
– Eh bien? demanda Saint-Julien à voix basse.
– L’homme est entré dans la carrière et il n’en est pas sorti. Maintenant il peut sortir… tout est prêt.
– Nous le tenons! gronda Saint-Julien dans une explosion de joie furieuse.
Il fit un signe aux quatre estafiers et, à grands pas, il se mit à grimper les flancs escarpés de la montagne.
Les quatre malandrins qui avaient des instructions préalables, suivirent l’homme qui venait de parler. Ils s’évanouirent, tous les cinq, comme par enchantement, terrés, tels de monstrueux cloportes, chacun dans un trou, aux alentours de l’entrée de la carrière.
Saint-Julien s’en fut droit à l’abbaye. Il n’y était sans doute pas attendu, car, malgré l’heure matinale, il fut admis séance tenante auprès de l’abbesse, Marie de Beauvilliers.
Lorsqu’il en sortit, il était en compagnie du bailli de l’abbesse, lequel était escorté de six gaillards, salade en tête, épée au côté, pique à la main. Et cela représentait tout à la fois, la justice, la police et la force armée des religieuses.
Saint-Julien laissa le bailli et ses six gardes à la chapelle, au bas de la butte. En revanche, il y trouva une dizaine de chenapans en tout pareils à ceux qui étaient restés à l’affût devant l’entrée de la carrière.
C’étaient ses hommes à lui, spécialement engagés pour cette expédition. Des hommes que ne connaissait pas Concini, cela va sans dire.
Il emmena sa troupe jusqu’à la maison de Perrette la Jolie et posta ses hommes en différents endroits qu’il avait préalablement repérés. Ces préparatifs étaient terminés avant l’heure de l’ouverture des portes de la ville.
Lorsque ces portes s’ouvrirent, Gringaille et Escargasse sortirent par la porte Montmartre, voisine de leur taudis. Ils allaient garder les deux jeunes filles, ainsi qu’ils faisaient chaque jour.
Dans le faubourg, parvenu à hauteur de la Grange-Batelière, Escargasse se sépara de Gringaille. À travers des terrains vagues et des marais, il se dirigea vers l’enclos de cette Grange-Batelière qui se trouvait un peu avant et sur les derrières de la maison de Perrette, laquelle avait de ce côté une porte dérobée.
L’égout coulait à découvert le long du mur de cette maison.
Des planches jetées de loin en loin sur cet égout établissaient la communication entre les terrains et les maisons situées au pied de la butte.
Escargasse venait garder la porte de derrière, par où Jehan et Pardaillan pénétraient quand ils venaient voir les deux jeunes filles. Gringaille allait garder celle de devant.
Escargasse allait dépasser le mur de clôture de la Grange-Batelière. À ce moment, il trébucha dans un obstacle dissimulé dans l’herbe. Il s’étala tout du long, non sans proférer force jurons. Il n’eut pas le temps de se relever. Quatre gaillards bondirent de derrière le mur et tombèrent sur lui comme la foudre. En un clin d’œil, il fut saisi, ficelé des pieds à la tête, bâillonné, emporté au pas de course et déposé dans un réduit obscur attenant à la chapelle du Martyr.
Dix minutes plus tard, comme il se livrait à des réflexions qui n’étaient pas précisément folâtres, on jeta près de lui, sans ménagement, un autre colis humain, aussi convenablement ligoté et bâillonné que lui-même. C’était Gringaille qui avait eu le même sort que son compagnon.
Saint-Julien, infatigable, après le double enlèvement si dextrement et si heureusement réussi, reprit ses jambes à son cou, laissant la maison étroitement assiégée par ses dix gaillards invisibles. Il retourna à la carrière.
Le même homme auquel il avait eu déjà affaire se dressa de nouveau devant lui. Comme la première fois, Saint-Julien interrogea:
– Eh bien?
– Rien encore, répondit laconiquement l’homme.
– Diable! gronda Saint-Julien, est-ce qu’il nous échapperait?
– Patience, mon gentilhomme, il faudra bien qu’il sorte!
– Êtes-vous sûr qu’il n’y a pas d’autre issue à cette carrière?
– Dame, depuis des années et des années que les travaux sont abandonnés, personne aujourd’hui n’est à même de dire jusqu’où et dans quelle direction les galeries souterraines ont été poussées. Les vieux qui y ont travaillé autrefois et qui pourraient nous renseigner sont tous morts. Cependant, je n’ai jamais entendu dire qu’il y eût une entrée autre que celle-ci.
– Attendons, décida Saint-Julien assombri.
Guidé par l’homme, il alla lui aussi se terrer dans un trou. Pardaillan lui-même passant par là n’aurait pas été capable d’éventer les six hommes qui maintenant gardaient l’entrée.
Ici, il nous faut revenir à Jehan le Brave que nous avons laissé un instant puisant d’une main avide dans le tas de pierreries et, par contrecoup, à Pardaillan qui se disposait à le prendre sur le fait.
Jehan contempla d’un air hagard sa main pleine des prestigieux cailloux. Il eut ce geste machinal de voleur qui cherche où il pourra cacher le produit de son larcin. Et brusquement, en un mouvement d’une violence inouïe, il rejeta les pierres dans le compartiment où il les avait prises, en disant:
– Eh bien, non, je ne ferai pas cela!
Pardaillan avait déjà passé une jambe dans le trou. En entendant ces mots, il la retira doucement et se rencogna derrière le tas de terre. Sa physionomie glaciale redevint pétillante et il murmura:
– Je me disais aussi: il n’est pas possible que je me sois si grossièrement trompé sur son compte. Mais mordieu! voilà une chaude alerte! De ma vie, je crois, je n’éprouvai émotion pareille!
Jehan reprenait d’une voix lente se parlant à lui-même:
– Autrefois, il m’est arrivé de détrousser le passant attardé… J’avais une excuse: je ne savais pas. On m’avait dit: c’est la reprise de celui qui n’a rien sur celui qui possède trop. Et je l’avais cru parce que tout le monde autour de moi pensait ainsi et agissait en conséquence. Aujourd’hui, je sais. Bertille m’a dessillé les yeux. M. de Pardaillan a exalté devant moi les sentiments nobles et généreux, et devant la bienveillante amitié qu’il me témoignait, il m’est arrivé de rougir en pensant à ce que j’avais été. Si je commettais cette abominable action, je n’oserais plus serrer sa loyale main. Je n’oserais pas regarder en face celle que j’aime et qui est tout pour moi. À quoi me servirait d’être riche, puisque j’aurais empoisonné mon existence? Mieux vaut cent fois la pauvreté, la misère même, avec l’estime et l’affection des deux seuls êtres que j’aime.
Pardaillan approuvait énergiquement de la tête, et ses yeux, dans l’ombre, pétillaient plus que jamais, et son sourire malicieux se nuançait d’une pointe d’attendrissement, car il songeait:
«Dieu me damne, il tient autant à mon amitié et à mon estime qu’à l’estime et à l’amour de sa fiancée!… C’est curieux! Il ne soupçonne pourtant pas que je suis son père!»
Décidément, Pardaillan était indécrottable. Toute sa vie, il devait s’ignorer.
Maintenant, le remords et la honte se traduisaient chez Jehan par un accès de colère furieuse contre lui-même.
– Je mériterais qu’on réduisît en bouillie informe ce cerveau qui a osé concevoir cette pensée infâme!… Le bourreau devrait brûler à petit feu cette main qui a esquissé le geste ignoble!…
Pardaillan, qui avait retrouvé toute sa gaieté, railla dans son esprit: «Belle idée, ma foi! C’est pour le coup que tu serais bien empêché de serrer la «loyale main» que voici!»
– Je mérite une punition terrible et me l’infligerai moi-même, continuait Jehan.
– Holà! marmotta Pardaillan inquiet, ce maître fou ne va pas, j’imagine, attenter à ses jours?
– Je leur ferai l’aveu de mon crime, reprenait Jehan et s’ils se détournent de moi avec mépris, je n’aurai que ce que je mérite.
– Bon! si ce n’est que cela, dit Pardaillan rassuré, on verra! Jehan referma brutalement le coffre, remit en place la sciure qu’il avait entassée sur les dalles et revissa de son mieux les deux couvercles du double cercueil. Il demeura une seconde songeur, et l’apaisement s’étant fait dans son esprit, il étendit la main, comme pour un serment et prononça:
– J’ignore à qui appartiennent ces richesses, mais s’il n’y a que moi pour les voler, leur propriétaire peut être assuré de les retrouver sans qu’il y manque une maille!
Pardaillan fut sur le point de crier: «Ces richesses sont à toi!» Mais la matinée s’avançait, il était grand temps de se mettre à la besogne qu’il s’était imposée, s’il voulait parer à la catastrophe qui guettait son fils.
Il escalada lestement le tas de terre et il se dirigea vers le mur, à quelques pas de l’escalier. Il y avait là, au ras du sol, un trou béant, dans lequel il se glissa. De l’autre côté, il remit en place l’énorme pierre, montée sur un pivot invisible, qui servait de porte. Il se redressa à moitié et mit son œil à un autre trou de la dimension d’une brique. Au fond de cette petite excavation, des petits trous habilement dissimulés permettaient de voir et d’entendre tout ce qui se passait dans le caveau.
Il vit donc Jehan occupé à remettre la dalle en place. Il pouvait partir en toute quiétude. L’épreuve était achevée maintenant à l’honneur de son fils. Il boucha ce trou comme il avait bouché l’autre et il partit. Il vint sortir par une carrière qui se trouvait au pied de la butte des Cinq-Moulins que nous avons signalée. Et à grandes enjambées, il se dirigea vers la ville en se disant de cet air si froidement résolu, qu’il avait en de certaines circonstances:
– À nous deux, monsieur Claude Acquaviva!
Ceci se passait à peu près vers le même moment que Saint-Julien revenait pour la seconde fois à la carrière abandonnée par où Jehan devait sortir. Il était environ sept heures du matin.
Pendant ce temps, Jehan remettait toutes choses en place et poussait la précaution jusqu’à piétiner la terre longuement et consciencieusement pour effacer toute trace des fouilles qu’il venait de faire. Ce travail l’occupa une bonne heure. Il avait commencé vers les quatre heures du matin. Cela représentait donc un labeur pénible d’environ quatre heures.
Il était brisé physiquement et moralement. Il retourna dans la grotte et se jeta sur la paille. Il dormit tout d’une traite jusqu’à onze heures. Quand il se réveilla, il se sentit frais et dispos, remis d’aplomb par ce somme réparateur. L’esprit enfin délivré de l’affolante contemplation à laquelle il avait failli succomber, il ne se sentait plus le même et il allait et venait en fredonnant une chanson.
Il alluma le feu, fit sauter une omelette, y adjoignit une large tranche de jambon, quelques ronds de saucisson, et dévora le tout avec cet appétit robuste que ni les peines, ni les dangers, ni les émotions ne parvenaient à émousser. Le pain était bien un peu dur, mais le vin frais et si vieux, si généreux qu’il eût réveillé un mort. Ce repas achevé, il se sentit fort comme Sanson.
Il réfléchit:
– Il ne doit pas être loin de midi, maintenant!
Ses traits prirent cette expression de surhumaine tendresse qu’il avait chaque fois qu’il pensait à Bertille et il dit doucement:
– Allons la voir!
Il partit. Dans la carrière, tant qu’il fut dans l’obscurité, il marcha avec précaution, sondant le terrain du bout du pied, fouillant les ténèbres de son œil perçant, l’oreille attentive, la main sur la garde de l’épée. À mesure qu’il approchait de l’entrée, que la clarté se faisait plus vive, il eut plus d’assurance et pressa le pas.
À l’entrée, avant de sortir, il jeta un coup d’œil circulaire autour de lui: personne. Il s’élança de ce pas souple et rapide qui lui était particulier.
Il fit trois ou quatre pas. Brusquement, il étendit les bras en un geste d’instinctive défense et lança un grand cri.
Le sol venait de manquer soudain sous ses pieds. Il se sentit tomber avec une rapidité vertigineuse dans une sorte de puits sans fin. Il cria de nouveau:
– Bertille!…
Il ressentit un choc effroyable. Il lui sembla que ses jambes venaient de lui rentrer jusque dans la poitrine. Un inappréciable instant, il demeura immobile, l’esprit submergé d’un étonnement sans nom; l’étonnement de se sentir vivant encore malgré l’épouvantable secousse, malgré l’atroce douleur qui le mordait aux entrailles.
Puis, il vacilla et s’abattit comme un jeune chêne foudroyé par la tempête. Sa tête porta violemment sur un quartier de roche pointu et il demeura immobile, sans connaissance, tandis qu’un mince filet rouge coulait lentement de sa blessure et lui couvrait peu à peu le visage d’un masque sanglant.
Là-haut, sur le chemin, Saint-Julien et ses hommes sortirent de leur trou, s’approchèrent en rampant, pareils à d’immondes bêtes de ténèbres. Saint-Julien se pencha, regarda dans le noir, écouta, et un rictus féroce, hideux, retroussa ses babines et il grinça, avec un accent de haine assouvie:
– Son compte est bon!… Le tranche-montagne ne pourra plus défigurer personne!
Il se tourna vers les hommes et d’un ton bref:
– Vous savez ce qu’il vous reste à faire. Allez!…
Encore une fois, il s’élança, tandis que ses hommes s’activaient à l’accomplissement d’une mystérieuse et terrible besogne tracée d’avance.
Il revint à la chapelle du Martyr. Le bailli et ses six gardes l’attendaient sans manifester aucune impatience. D’un accent bref, autoritaire, Saint-Julien dit:
– En route!
Et le bailli, qui, sans doute, savait, lui aussi, ce qu’il avait à faire, prit la tête de sa petite troupe.
Saint-Julien leur laissa prendre une faible avance et se mit à les suivre de l’air innocent d’un flâneur heureux de respirer l’air de la campagne.
Le bailli descendit le chemin raide qui aboutissait à la croix.
Là, il tourna à gauche, puis à droite, et s’enfonça dans le faubourg Montmartre.