XXXIV

Saêtta s’arrêta devant la table du ministre et s’inclina profondément, mais sans servilité, avec une sorte de fierté narquoise.


Sully fixa sur lui son œil scrutateur. Ce coup d’œil lui suffit pour juger le personnage. Sans aménité, brusquement, sèchement, il dit:


– C’est vous qui prétendez apporter au Trésor une somme de dix millions?


Nullement intimidé, Saêtta rectifia froidement:


– J’apporte en effet dix millions au Trésor, monseigneur. Sully le fixa le quart d’une seconde et, avec la même brusquerie:


– Soit. Où sont ces millions? Parlez. Et surtout soyez bref: je n’ai pas de temps à perdre.


L’accueil eût démonté un solliciteur ordinaire. Il eût écrasé un courtisan. Mais Saêtta ne se considérait pas comme un solliciteur, et il n’était pas courtisan. Il ne fut pas démonté: il fut piqué. Et se redressant, du tac au tac, il répliqua:


– Je sais que votre temps est précieux, monseigneur. Je ne vous demande que dix minutes en échange de quoi je vous donne dix millions… Un million par minute… C’est assez bien payé, même pour un ministre.


La réponse était plutôt impertinente. Sully fronça le sourcil et allongea la main vers le marteau pour appeler et faire jeter dehors l’insolent.


Mais cet homme remarquable, qui rendit d’éminents services à son roi, avait un faible, comme tous les hommes, qu’ils soient illustres ou obscurs. Le faible de Sully était l’intérêt. L’intérêt frisant de près la rapacité.


Il réfléchit que s’il faisait jeter dehors l’homme avant qu’il eût parlé, il courait le risque de perdre dix millions. La somme méritait d’être prise en considération, sinon l’homme qui lui paraissait négligeable.


Il n’acheva pas le geste. Et, avec un air de souverain mépris:


– Je vous engage à peser vos paroles… J’imagine que vous ne manquerez pas de réclamer une part de ces millions. En sorte qu’au bout du compte, c’est encore moi qui payerai et non vous.


Sully pensait bien avoir maté le singulier visiteur. Mais Saêtta avait conscience de l’importance de la divulgation qu’il allait faire et de la force qu’elle lui donnait. Peut-être éprouvait-il une sourde rancune contre tout ce qui était grand et haut placé, et n’était-il pas fâché d’humilier à son tour un de ces grands personnages qui l’écrasaient de leur dédain.


Quoi qu’il en soit, il ne lâcha pas pied et rétorqua flegmatiquement:


– Vous imaginez mal, monseigneur. Je ne réclame rien, je ne demande rien. Au contraire, j’entends vous rendre, en sus des millions, un service en vous donnant un avis dont vous reconnaîtrez la valeur. Vous voyez que c’est bien moi qui paye… et de toutes les manières.


Cette fois, Sully fut étonné. L’homme n’était pas le premier venu, décidément. Évidemment, il manquait d’éducation. Il l’avait jugé tout de suite sur ce point. Mais s’il disait vrai, il faisait preuve d’un désintéressement peu commun. En outre, pour lui parler sur ce ton, il fallait qu’il fût vraiment brave. Allait-il, par une sotte susceptibilité, risquer de faire perdre à l’État une somme énorme? Non, ma foi. Il fallait savoir d’abord. Il serait temps de châtier l’homme après, s’il s’était vanté. Il refoula donc sa mauvaise humeur et adoucissant ses manières:


– S’il en est ainsi, parlez. Je vous écoute.


– Monseigneur, dit Saêtta à brûle-pourpoint, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du trésor de la princesse Fausta?


Sully dressa l’oreille et devint très attentif sous son apparente impassibilité. Mais, se tenant sur la réserve:


– Je sais, dit-il. Je sais aussi que nul ne sait où est caché ce trésor… Si toutefois il existe réellement.


– Il existe, monseigneur, affirma péremptoirement Saêtta. Il existe, je sais où il est caché, moi, et c’est ce que je viens vous apprendre.


Une lueur s’alluma sous les sourcils broussailleux du ministre. Mais toujours sur la réserve:


– Comment savez-vous cela, vous?


– Peu importe, monseigneur. Je le sais, c’est l’essentiel pour vous. Il fouilla dans son pourpoint, en tira un papier plié en quatre, qu’il tendit au ministre, en disant:


– Ce papier, monseigneur, contient des indications complètes et exactes sur l’emplacement où sont enfouis les millions. Vous n’aurez que la peine de les faire prendre là.


Le papier que Saêtta tendait au ministre était celui qu’il avait trouvé dans le cachot de Jehan, rue des Rats. Dans sa chute, la cassette avait échappé et s’était ouverte. Les papiers s’étaient éparpillés. Il les avait ramassés à tâtons, mais dans l’obscurité, celui-là lui avait échappé. De même qu’il avait échappé à Pardaillan et à Gringaille, qui n’avaient fait qu’entrer et sortir.


Sully prit le papier et jeta un coup d’œil dessus. Il eut un geste de désappointement. Saêtta vit ce geste et l’expression qui l’accompagnait.


– Si vous le désirez, monseigneur, dit-il, je vais vous traduire ce papier écrit en italien. Comme mon nom l’indique, je suis Italien moi-même. Vous pourrez faire vérifier, pour plus de sûreté, ma traduction. Mais je vous réponds qu’elle sera exacte.


Sans mot dire, Sully lui tendit le papier. Saêtta traduisit à haute voix. Et ce qu’il dit était la répétition exacte de ce que le père Joseph avait traduit du latin, Pardaillan de l’espagnol.


Sa lecture achevée, Saêtta rendit le papier à Sully, qui dit:


– C’est on ne peut plus précis. Et il parut réfléchir.


Nous avons dit qu’il était très intéressé. Ce papier, il n’eût pas hésité à le payer un million, davantage même – il faut savoir faire la part du feu. Saêtta avait dit qu’il le donnait sans rien exiger en échange. Précisément parce qu’il était intéressé, ceci paraissait trop beau à Sully. Il redoutait que l’homme ne se ravisât.


Cependant, s’il était intéressé, il était aussi loyal. La loyauté l’obligeait à reconnaître que ce Lupini lui rendait un grand service. Il fallait le dire. Il fallait même remercier. Et il craignait que l’autre n’en profitât pour réclamer sa part. Il se résigna toutefois, et:


– C’est un réel service que vous rendez à l’État, monsieur (il disait monsieur cette fois), en donnant ce papier sans demander aucune récompense. Car vous l’avez dit, monsieur. Ce dont je ne saurais trop vous louer.


Notez maintenant que Saêtta était pauvre et qu’il savait très bien que, s’il le voulait, il pouvait se faire payer le prix qu’il voudrait. Cependant, Saêtta mettait une sorte d’orgueil, qui n’était pas sans grandeur, à ne rien demander. Il devina la crainte inavouée du ministre, et, avec un sourire railleur, il le rassura:


– Je l’ai dit et je le répète, monseigneur, je ne demande rien.


– Désintéressement qui vous honore grandement, monsieur, fit Sully rassuré.


– Maintenant, monseigneur, voici l’avis que je vous ai promis. Ce trésor vous sera âprement disputé. Vous ne le tenez pas encore et il pourrait fort bien vous passer sous le nez, dit Saêtta avec une assurance impressionnante.


– Oh! oh! fit Sully en se redressant, qui donc serait assez osé pour disputer au roi de France son bien… chez lui?… Est-ce le pape?… Est-ce Philippe d’Espagne?… Les temps sont passés où les souverains étrangers pouvaient impunément se mêler des affaires du royaume.


– Il s’agit de quelqu’un autrement redoutable que le pape ou le roi d’Espagne.


– Çà, monsieur, vous êtes fou?… De qui s’agit-il, voyons? Saêtta s’inclina d’un air narquois et, paisiblement:


– Il s’agit d’un truand, monseigneur. D’un simple petit truand. Sully sourit dédaigneusement:


– Ceci regarde M. le chevalier du guet, dit-il. N’en parlons plus!


– Monseigneur, vous ne me connaissez pas. Sous ce costume, qui ferait envie à plus d’un riche seigneur, je n’ai pas trop mauvaise mine. Je le sais. Cependant, du premier coup d’œil, vous avez reconnu que je ne suis qu’un pauvre diable, sans naissance, et vous m’avez traité en conséquence, et vous vous êtes demandé un moment si vous ne deviez pas me faire bâtonner. J’ai admiré la promptitude et la sûreté de votre coup d’œil. Mais vous m’avez froissé… et je vous l’ai fait sentir à ma manière.


Saêtta s’était redressé dans une attitude de force et d’audace. Ses yeux étincelants plongeaient dans les yeux du ministre. Le ton de ses paroles, dans sa rudesse même, était empreint d’une dignité sauvage.


Sully était quelque peu effaré. Mais maintenant cet énigmatique personnage l’intriguait et l’intéressait, malgré qu’il en eût. Il voulut savoir à quoi il tendait, et sans se fâcher il demanda:


– Où voulez-vous en venir?


– À ceci, dit froidement Saêtta: vous prouver que je ne suis pas un imbécile et que je ne me laisse pas intimider facilement.


Sully le regarda un instant et, malgré lui, il hocha la tête d’un air approbateur.


– Je vois que vous me rendez justice, reprit Saêtta. Eh bien, monseigneur, moi qui ne suis pas un sot, moi que rien n’effraye, je vous dis ceci: «Prenez garde, monseigneur! Si vous le laissez faire, ce truand que vous dédaignez se jouera de vous, diplomate consommé, et tout ministre puissant que vous êtes, vous ne pèserez pas lourd dans sa main. Il rossera votre chevalier du guet et ses sergents; il rossera le grand prévôt et ses archers; il battra vos soldats, si vous les envoyez contre lui… Et finalement, à votre nez et à votre barbe, il vous soufflera ce fameux trésor et vous n’y verrez que du feu.»


– C’est donc un diable à quatre? fit Sully impressionné. Quelque redoutable chef de bande?


– C’est un homme qui ne recule devant rien, dit Saêtta en haussant les épaules. Et si vous ne prenez pas vos précautions, quand vous allongerez la main pour saisir le trésor, vous trouverez le coffre peut-être, mais les millions seront envolés.


Sully allongea la main et prit une feuille de papier.


– Bon, bon, dit-il tranquillement, je retiens l’avertissement. Il a sa valeur, s’il en est comme vous dites. Comment s’appelle ce brave extraordinaire?


– Jehan le Brave, dit froidement Saêtta. Sully inscrivit le nom sur la feuille et:


– Où peut-on le trouver? fit-il encore.


– Il loge rue de l’Arbre-Sec, presque en face le cul-de-sac Courbâton.


Sully inscrivit l’adresse à côté du nom et, d’une voix rude, il dit:


– Dès cet instant, ces millions appartiennent au roi. Celui qui s’aviserait d’y porter la main serait impitoyablement livré au bourreau, ce Jehan le Brave plus que quiconque. Qu’il aille rôder du côté de l’abbaye de Montmartre, et je vous réponds que ses exploits seront à jamais terminés. Ce soir, il sera arrêté et je l’interrogerai moi-même.


Saêtta s’inclina pour dissimuler sa joie et, en lui-même, il rugit: «Cette fois, je crois que c’en est fait du fils de Fausta!… Quant à la signora Léonora, qu’elle se débrouille avec M. de Sully. Tant pis pour elle… Je ne veux pas, moi, que le Concini me ravisse une vengeance que j’attends depuis vingt ans!… Ce qu’il a déjà failli faire.» Et tout haut, d’un air indifférent:


– Ceci, c’est votre affaire, monseigneur.


Sully le regarda fixement un instant et, froidement:


– Est-ce tout ce que vous aviez à me communiquer? dit-il en allongeant la main vers le marteau.


– C’est tout, monseigneur, dit Saêtta qui s’inclina une dernière fois et sortit de ce pas souple et dégagé qui était le sien.


Sully, le marteau à la main, le regarda s’éloigner d’un air rêveur et il murmura:


– M’est avis que ce drôle hait de haine mortelle l’homme qu’il vient de me dénoncer!


Il réfléchit un instant, sa physionomie eut une expression de dégoût et il ajouta:


– Peut-être est-ce quelque truand jaloux des exploits d’un confrère… Pourtant, ce Jehan le Brave est-il vraiment aussi redoutable?


Il réfléchit encore et décida:


– Redoutable ou non, mon devoir est de prendre mes précautions. Ainsi ferai-je aujourd’hui même.


Cette résolution prise, Sully laissa tomber le marteau sur le timbre et reprit la suite de ses audiences.


Pardaillan n’avait pas perdu un mot de cet entretien. Quand il jugea qu’il touchait à sa fin, c’est-à-dire quand il eut entendu Sully dire qu’il interrogerait lui-même Jehan, il se retira doucement. Il sortit vivement et alla se poster à l’angle du quai des Célestins, à côté de la porte.


Entre le mur d’enceinte de l’Arsenal et la Seine, il y avait, sur la berge plantée d’arbres, une longue et étroite bande de terre. C’était un «palmail», ce qui était une sorte de jeu de balle. Des joueurs y exerçaient leur adresse en ce moment.


Pardaillan attendit là, très attentif, en apparence, à la partie qui se jouait. En réalité, il guignait la porte de l’Arsenal. Il n’attendit pas longtemps, du reste.


Saêtta sortit et tourna à droite dans la rue du Petit-Musc allant à la rue Saint-Antoine. Aussitôt, Pardaillan lâcha la partie de balle qui ne l’intéressait plus et se mit à le suivre.


Il n’avait pas encore pris de décision à son sujet, et en attendant, il voulait savoir où logeait cet homme, pour être sûr de le retrouver. En marchant, Pardaillan réfléchissait.


– Eh! mais, pour peu que cela continue, tout ce qui a un nom et une situation dans Paris va se ruer à la chapelle du Martyr, dans l’espoir de s’emparer du prestigieux trésor. Mordieu! la curée commence: voici déjà Concini qui va se trouver aux prises avec le roi!… Seulement, là, les chasseurs vont se déchirer entre eux… pour, finalement, aboutir tous à la même déception. Je m’ennuyais. Voilà un spectacle que je ne manquerai pas de suivre… J’ai idée qu’il ne sera pas dépourvu ni d’intérêt ni d’imprévu. Ce me sera une distraction.


Il ne perdait pas de vue Saêtta, tout en monologuant de la sorte. À un moment donné, il allongea le pas et parut vouloir l’accoster… Peut-être avait-il songé à l’obliger à s’expliquer séance tenante. Il dut se raviser, car il ralentit brusquement le pas et le laissa continuer paisiblement son chemin. Et il reprit le cours de ses réflexions.


– Tout de même, voici la deuxième personne que j’entends accuser catégoriquement Jehan le Brave de songer à s’approprier ces millions!… Est-ce que décidément ce jeune homme?…


Il haussa les épaules et acheva:


– Je deviens stupide et mauvais, ma parole!… Est-ce qu’il n’est pas clair que tout ceci n’est qu’une abominable machination? En attendant, le voilà bien loti, ce garçon! Heureusement, il est taillé à se défendre de toutes les manières. Et puis, je l’aiderai bien un peu, que diable!


Et avec un sourire narquois:


– Je cherchais de la distraction. En voici. La comédie d’un côté, le drame de l’autre. Je n’ai qu’à choisir.


Saêtta demeurait rue de la Petite-Truanderie. En face de sa maison, il y avait un puits, qu’on appelait le Puits-d’Amour, et sur lequel on a écrit pas mal de légendes. La maison était donc facile à reconnaître. Elle se trouvait, en outre, à deux pas de la rue Saint-Denis, où demeurait Pardaillan.


Le Florentin rentra chez lui, sans se douter le moins du monde qu’il avait été suivi. Pardaillan attendit le temps nécessaire pour s’assurer qu’il demeurait bien là, et, tranquille, il s’en fut au Grand-Passe-Partout.


Jehan, qu’il espérait y rencontrer, ne s’y trouvait pas. Il alla à son logis, rue de l’Arbre-Sec, et, la porte n’étant pas fermée à clé, il entra délibérément. Jehan n’était pas chez lui.


Pardaillan jeta un coup d’œil sur le pauvre mobilier. Les ustensiles de cuisine retinrent un moment son attention. Et il sourit doucement. Puis, il hocha la tête, soupira, et tout pensif, il s’en fut à la lucarne et jeta un coup d’œil sur la maison de Bertille.


Et il s’oublia là un long moment, un sourire mélancolique aux lèvres. Évoquant sans doute un passé, combien lointain, et toujours si proche dans son cœur… Se revoyant lui-même, à vingt ans, perché sur une lucarne pareille, épiant patiemment, des heures durant, la maison d’en face… Emportant de la joie et du soleil plein le cœur et l’esprit lorsqu’une radieuse apparition, auréolée de fins cheveux d’or, s’était montrée une seconde à lui… Sombre, perdu dans le noir et la ténèbre, si la fenêtre d’en face était demeurée obstinément close!…


Le son prolongé du bronze égrenant lentement les onze coups au clocher de Saint-Germain-l’Auxerrois, vint l’arracher au pays des songes et le ramena à la réalité.


Il pensa tout haut:


– Sully n’agira que cet après-midi. J’ai au moins une couple d’heures devant moi. C’est plus qu’il ne m’en faut.


Il retourna à son auberge et se fit servir un copieux repas. Pendant qu’on dressait son couvert, il passa dans sa chambre, traça rapidement trois ou quatre lignes d’une écriture ferme et allongée, cacheta, scella et redescendit se mettre à table, sa lettre à la main.


– Dame Nicole, dit négligemment Pardaillan à l’avenante hôtesse qui le servait de ses blanches mains, il est possible que je ne rentre pas coucher ce soir. (Dame Nicole prit un air pincé. Pardaillan parut ne pas s’en apercevoir et continua imperturbablement.) Demain matin, à la première heure, vous m’entendez bien, à la première heure, vous entrerez vous-même dans ma chambre. Si vous ne m’y trouvez pas, vous irez, séance tenante, à l’Arsenal. Vous demanderez M. de Sully, de ma part, n’oubliez pas cela, dame Nicole: de ma part. On vous introduira près du ministre et vous lui remettrez la lettre que voici. Après quoi, vous pourrez revenir paisiblement chez vous.


Dame Nicole prit la lettre que le chevalier lui tendait.


Elle était sans doute bien dressée, car elle ne se permit aucune question. Seulement, son air pincé avait fait place à l’inquiétude. Pardaillan le vit, et, pour la rassurer, il ajouta avec un air froid qui lui fit passer un frisson sur la nuque:


– Si vous faites comme j’ai dit, vous me verrez revenir dans la journée en bonne santé… Si vous perdez cette lettre, si vous ne la remettez pas vous-même entre les mains du ministre lui-même, eh bien! dame Nicole, regardez-moi bien… car c’est la dernière fois que vous me voyez.


Du coup, dame Nicole verdit et tomba lourdement sur une chaise qui se trouvait là à point nommé pour la recevoir, sans quoi, elle se fût étalée par terre. L’émotion lui avait coupé le souffle en même temps que les jambes.


– Ma chère amie, fit doucement Pardaillan, faites comme j’ai dit et tout ira bien, vous verrez.


Et, certain qu’elle obéirait, il se mit à dévorer en homme qui ne sait pas où et quand il pourra dîner.


Dame Nicole, cependant, avait filé, avec cette agilité spéciale que donne la terreur, jusqu’à sa chambre. Là, elle avait prudemment enfoui sous une pile de linge la précieuse lettre dont dépendait le salut de M. le chevalier. Après quoi, elle était revenue le servir avec une sollicitude touchante, des attentions délicates, qui dénotaient sa grande inquiétude.


Son repas achevé, Pardaillan eut un bon sourire pour dame Nicole, avec un regard qui signifiait: n’oubliez pas! Et il s’en alla tranquillement, longtemps suivi des yeux par son hôtesse, qui avait voulu l’accompagner jusque sur le perron.


Vers deux heures de l’après-midi de ce même jour, une troupe d’une dizaine de soldats, commandés par un officier, escortant une litière, sortit de l’Arsenal, où le ministre Sully logeait en qualité de grand-maître de l’artillerie.


La troupe vint s’arrêter rue de l’Arbre-Sec, en face du logis de Jehan. L’officier fit ranger la litière, avec six hommes, dans le cul-de-sac, et lui-même, avec quatre hommes, entra dans la maison et monta jusqu’à la mansarde.


Selon son habitude, Jehan n’avait pas fermé sa porte à clé. Les soldats entrèrent doucement. Un homme, étendu sur une étroite couchette, roulé dans son manteau, dormait profondément. C’était Jehan le Brave évidemment.


En un clin d’œil, il fut saisi, solidement attaché, enlevé et porté dans la litière. Aussitôt les soldats entourèrent le véhicule et s’en retournèrent à l’Arsenal.


L’arrestation avait été si rapidement et si heureusement exécutée qu’elle passa inaperçue.


Le prisonnier fut enfermé à double tour dans un cachot. Par excès de précaution, on négligea de le débarrasser des liens qui l’enserraient. On le déposa sur une sorte de lit de camp, sur lequel, incapable de faire un mouvement, il fut contraint de demeurer dans la position où on l’avait placé.


On le laissa là jusqu’à six heures et demie. On avait ramené sur sa tête un pan du manteau, en sorte qu’on ne voyait pas sa figure. De plus, cela constituait un bel et bon bâillon sous lequel il devait étouffer quelque peu. Mais, de tout temps, un prisonnier a été considéré comme un animal malfaisant envers qui on ne saurait se montrer trop dur ni trop féroce.


Donc, vers six heures et demie, quatre solides gaillards entrèrent dans le cachot de Jehan le Brave. Ils le chargèrent sur leurs robustes épaules et, ouste! ils l’enlevèrent, le portèrent il ne savait où, puisqu’il ne pouvait pas voir. On le déposa sur un siège et on dégagea sa tête, sans le détacher, toutefois. Ceci fait, les quatre hommes se placèrent derrière lui, attendant les ordres.


Lorsque le visage du prisonnier parut à la lumière, un homme qui se tenait assis devant une grande table de travail, se dressa tout effaré et s’écria:


– M. de Pardaillan!


C’était le ministre Sully. Pardaillan, car c’était bien lui, se trouvait, en prisonnier, dans ce même cabinet où il avait été reçu, dans la matinée, en visiteur de marque.


Il ne parut pas autrement étonné. On eût pu croire qu’il savait d’avance où il se trouvait. Il paraissait parfaitement calme et même quelque peu narquois.


Mais Sully, sous le coup de la stupeur que lui causait l’imprévu de cette rencontre, n’eut pas le loisir de faire ces remarques. Du reste, au même instant, Pardaillan grondait d’un air courroucé:


Çà, monsieur, que signifie cette sotte plaisanterie?… Vos hommes sont-ils fous ou enragés?…


Jusque-là, Sully avait considéré le chevalier comme s’il ne pouvait en croire ses yeux. Le son de sa voix le rappela à lui. Il se précipita et commanda rudement:


– Drôles, qu’attendez-vous pour délier M. le chevalier?… Ne voyez-vous pas qu’il y a erreur?


Les hommes se hâtèrent de trancher les liens qui meurtrissaient le chevalier et s’esquivèrent sur un geste impérieux du ministre consterné, qui s’excusait de son mieux.


Pardaillan acceptait les excuses d’un air détaché en frictionnant ses membres endoloris. Mais il avait une lueur malicieuse au coin de l’œil.


– Mais enfin, s’écria Sully furieux, comment cette inconcevable méprise a-t-elle pu se produire?


– Eh! monsieur, bougonna Pardaillan, je veux que la peste m’étrangle si j’y comprends quelque chose!


– Il faut pourtant que je sache comment la chose s’est produite, insista Sully. Vous ne pensez pas que je vais laisser une pareille violence impunie?


– Pourquoi pas? fit Pardaillan, indulgent. Me voici hors d’affaire. C’est l’essentiel. La punition que vous infligerez à un pauvre diable ne changera rien à ce qui a été.


– Vous êtes généreux, comme toujours. Mais moi, j’ai besoin de savoir comment mes ordres sont exécutés.


– Puisque vous y tenez, voici tout ce que je puis vous dire, n’en sachant pas plus long: pendant que j’attendais, chez lui, le retour d’un ami absent, je me suis assoupi: vous savez, à mon âge… Pendant mon sommeil, j’ai été saisi, ficelé, emporté, avant que j’aie eu le temps de me reconnaître et sans que j’aie pu seulement faire ouf… Si vous pouvez tirer quelque chose du peu que je vous dis, vous m’obligerez en me le faisant connaître.


– Comment se nomme cet ami?


– Jehan le Brave, dit Pardaillan, qui prit son air le plus naïf.


– Jehan le Brave, sursauta Sully. Ah! je comprends alors ce qui s’est passé!


– Vous êtes plus perspicace que moi, fit Pardaillan, sans qu’il fût possible de savoir s’il raillait ou parlait sérieusement.


– Et vous dites que ce Jehan est votre ami? reprit Sully qui paraissait au comble de l’étonnement.


– Je le dis parce que cela est, affirma énergiquement Pardaillan. Sully se tut un instant pendant lequel il parut hésiter sur ce qu’il allait faire ou dire. Brusquement il se décida:


– J’avais donné l’ordre d’arrêter ce Jehan le Brave qui est de vos amis, paraît-il. L’officier chargé de l’arrestation, vous trouvant là, installé comme chez vous, vous a pris pour l’homme dont il devait s’assurer.


– Bon, bon, je comprends maintenant, s’écria Pardaillan de son air le plus candide.


Et il ajouta:


– Pourquoi diable cette arrestation? Quel crime ce garçon, qui est mon ami, a-t-il commis?


– Chevalier, dit Sully, en le regardant en face, cet homme m’a été signalé comme un truand redoutable, complotant contre le roi.


Pardaillan éclata de rire.


– On vous a mal renseigné, duc, fit-il. Je sais mieux que personne que Jehan le Brave ne complote pas contre le roi. Je vous l’affirme. D’ailleurs, le pauvre garçon a bien d’autres soucis en tête. Figurez-vous qu’il est féru d’amour pour une jolie fille à laquelle je m’intéresse tout particulièrement. Mais féru à ce point qu’il en est outré! Or, cette jeune fille a disparu. Et il est bien trop occupé à la rechercher pour perdre son temps à comploter.


Et soudain, très froid, plongeant ses yeux étincelants dans les yeux de Sully:


– Quant à dire que c’est un truand…


– Il ne serait pas votre ami s’il en était ainsi, interrompit spontanément Sully. C’est bien ce que je pense aussi… À moins… À moins qu’il n’y ait deux Jehan le Brave!… C’est possible, après tout… Au fait, où demeure le vôtre?


– Rue de l’Arbre-Sec, en face le cul-de-sac Courbâton, fit Pardaillan en le guignant du coin de l’œil.


– C’est le même! s’exclama Sully. Et, dépité:


– Je n’y comprends plus rien.


– Voyons, s’informa Pardaillan avec un naturel parfait. Moi, je suis sûr de mon fait. Jehan le Brave ne complote pas. Il n’est pas un misérable. Je l’affirme et je ne peux pas être suspecté.


Et comme Sully approuvait spontanément et vigoureusement du geste, il reprit:


– Bien, bien! Mais vous, êtes-vous sûr de ceux qui vous ont renseigné?


– Non, déclara loyalement Sully. On me l’a dénoncé ce matin, ici… J’avoue que je ne connais pas le dénonciateur.


Pardaillan le regarda d’une manière significative et, hochant la tête:


– Et il ne vous en a pas fallu davantage pour ordonner une arrestation? Diable! Savez-vous que cette manière expéditive n’est guère rassurante pour les honnêtes gens?


– Je vous comprends, dit gravement Sully. Mais l’affaire dont il s’agit est d’une gravité exceptionnelle. Remarquez, d’ailleurs, qu’il ne s’agissait pas d’une arrestation. J’allais interroger l’homme moi-même. Et j’aurais décidé d’après ses réponses.


– Bon, fit Pardaillan d’un air méprisant, il n’en est pas moins vrai que l’anonyme qui est venu ici dénoncer ce brave garçon me fait l’effet d’être un lâche coquin qui poursuit je ne sais quelle basse vengeance… dont vous avez failli vous faire le complice.


– Ma foi, confessa Sully, je crois que vous avez raison. Et quant à ce garçon, je ne l’inquiéterai pas, puisque vous répondez de lui. Cependant…


– Cependant? fit Pardaillan déjà hérissé.


– Qu’il évite, dit froidement Sully, qu’il évite d’aller rôder du côté de l’abbaye de Montmartre. Les parages de l’abbaye, d’ici peu, seront dangereux, peut-être mortels, pour quiconque je ne connaîtrai pas personnellement. À tout hasard, dites-le de ma part à ce Jehan le Brave.


Pardaillan s’inclina d’un air railleur, sans qu’on pût savoir s’il prenait bonne note de l’avertissement, ou s’il le dédaignait.


Pardaillan prit cordialement congé de Sully et s’en fut droit au Grand-Passe-Partout où il arriva comme la demie de sept heures venait de sonner.


Dame Nicole, qui le vit entrer, ne se livra pas à de bruyantes manifestations de joie. Seulement, sa figure soucieuse s’éclaira d’un bon sourire, et l’empressement qu’elle mit à dresser le couvert elle-même témoignait hautement que sa joie, pour être discrète, n’en était pas moins vive.


– Dame Nicole, fit paisiblement Pardaillan, vous me rendrez, s’il vous plaît, la lettre que je vous ai confiée. Elle devient inutile, puisque me voici de retour.


La lettre apportée, il la déchira en quatre et alla en jeter les morceaux dans le feu. Sur ces entrefaites, Jehan survint.


– Ma foi, dit joyeusement Pardaillan, vous arrivez à point pour m’éviter de retourner chez vous, d’abord. Ensuite, pour partager mon repas… Ne dites pas non… Vous n’avez pas dîné, je le vois à votre mine.


– J’avoue que je n’y ai pas pensé, fit le jeune homme non sans découragement.


– Quand je vous le disais!… Mettez-vous là, et me rendez raison. Morbleu! je déteste manger seul. Nous causerons en même temps.


Les deux hommes s’attablèrent. Pardaillan remarqua avec satisfaction que Jehan faisait honneur au repas, bien qu’il fût amoureux, inquiet, triste et abattu. Ce qui, on en conviendra, était trois fois plus qu’il n’en fallait pour couper l’appétit à un homme ordinaire.


Le jeune homme fit le récit des recherches auxquelles il s’était livré toute la journée. Si long que fût ce récit, le résultat pouvait en être résumé en un seul mot: rien. Il n’avait pas découvert le plus petit indice qui pût le mettre sur la trace de Bertille.


Pardaillan l’avait écouté avec son inaltérable patience. Il n’eut garde de lui révéler qu’il s’était complaisamment laissé arrêter pour lui. Il ne parla pas davantage de la dénonciation de Saêtta – pour lui: Guido Lupini – et de la manière dont il l’avait réduite à néant – au moins pour un temps – en opposant sa parole à celle du dénonciateur.


Lorsque Jehan le Brave se leva pour prendre congé, il le retint doucement en disant:


– Je vous offre l’hospitalité… Je réfléchis que vous ne pouvez pas retournez chez vous.


– Pourquoi donc, monsieur? s’étonna Jehan.


– Parce que vous n’y êtes pas en sûreté. Et prévenant les questions:


– N’oubliez pas que vous n’en avez pas fini avec Concini. Il vous hait de haine mortelle et ne renonce pas à vous atteindre, soyez-en bien persuadé. Or, il sait que vous habitez là… Il est assez puissant pour vous faire arrêter.


Jehan haussa dédaigneusement les épaules et, pour toute réponse, frappa rudement sur la poignée de sa rapière.


– Sans doute, fit négligemment Pardaillan, vous êtes brave et ne redoutez rien. Mais Concini ne vous attaquera pas loyalement, eh pardieu! vous devez le savoir, j’imagine! Vous serez pris à l’improviste et par derrière. Si vous êtes arrêté ou blessé… que deviendra la demoiselle de Saugis?


– Pardieu! monsieur, vous avez toujours raison! s’écria Jehan qui avait pâli.


Pardaillan eut un imperceptible sourire et:


– Alors, c’est dit? Vous acceptez l’hospitalité que je vous offre.


– Je vous remercie, monsieur, et de tout mon cœur, fit Jehan d’un ton pénétré. Je sais où aller, ne vous inquiétez pas.


Pardaillan comprit à quel sentiment de fierté il obéissait en refusant l’hospitalité qui lui était offerte. Et comme lui-même eût agi de même, il n’insista pas et il recommanda:


– Si vous voulez me croire, vous ferez en sorte que nul ne connaisse votre nouveau domicile. Pas même…


Il allait dire: pas même votre père. Il s’arrêta interdit. Mais maintenant que les soupçons de Jehan se précisaient de plus en plus, maintenant qu’il était décidé à pénétrer coûte que coûte la pensée secrète de Saêtta, il se tenait sur ses gardes, à l’affût du moindre incident susceptible de le lancer sur une piste. Il devina ce que le chevalier avait voulu dire et acheva lui-même:


– Pas même mon père, soyez tranquille, monsieur.


Il dit cela d’un air très naturel, sans paraître attacher la moindre importance à cette extraordinaire recommandation.


Déjà Pardaillan se morigénait, regrettant les paroles imprudentes qui lui étaient échappées malgré lui. Mais il était trop tard.


Jehan, d’ailleurs, n’insista pas. Il s’éloigna, après un geste d’adieu amical, de ce pas rapide qui lui était particulier. Pardaillan le rappela:


– À propos, dit-il, connaissez-vous quelqu’un demeurant dans la maison qui fait l’angle de la rue de la Petite-Truanderie, en face du Puits-d’Amour?


– La maison en face du Puits-d’Amour, fit Jehan en observant attentivement Pardaillan, je ne connais qu’une personne qui demeure là.


– Qui est-ce? fit Pardaillan d’un air indifférent. Jehan prit un temps et le regardant droit dans les yeux:


– C’est mon père! dit-il.


Si maître de lui qu’il fût, Pardaillan ne put réprimer un sursaut. Jehan eut un indéfinissable sourire et s’éloigna sans ajouter une parole, laissant Pardaillan stupéfait sur le perron, jusqu’où il l’avait reconduit.

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