Cependant Henri IV et Pardaillan s’étaient assis face à face, dans le carrosse.
– Mon ami, commença le roi, vous savez que j’ai pleine et entière confiance en vous. (Pardaillan s’inclina silencieusement.) C’est vous dire que, puisque vous m’assurez des bonnes intentions de ce Jehan le Brave, puisque vous me répondez de lui…
Voyant qu’il laissait la phrase en suspens, le chevalier répéta:
– J’en réponds, Sire!
– Puisqu’il en est ainsi, ce jeune homme ne sera pas inquiété, je vous en donne ma parole… Cependant… vous le connaissez donc bien…, particulièrement?
– Sans doute, Sire! Sans quoi, je ne répondrais pas de lui comme je le fais.
– C’est ce que je voulais dire, reprit le roi. Et regardant Pardaillan droit dans les yeux:
– J’ai besoin de savoir aussi, moi!… et je crois que vous pouvez me renseigner… Qu’est-ce au juste que ce jeune homme? Car, enfin, Jehan le Brave, ce n’est pas un nom, cela. Et les rapports que l’on m’a faits de lui ne sont pas précisément à son avantage.
À son tour, Pardaillan regarda Henri dans les yeux, et, très calme:
– C’est mon fils!
Henri frappa des deux mains sur ses cuisses et joyeusement s’exclama:
– Je m’en doutais!… Pardieu!… me voilà pleinement rassuré. Et avec un intérêt affectueux:
– Ainsi, vous avez enfin retrouvé cet enfant que vous cherchez depuis votre retour d’Espagne? c’est-à-dire depuis tantôt vingt ans, si je ne me trompe? J’en suis bien aise pour vous, mon ami… Peut-être me sera-t-il donné de faire pour le fils ce que je n’ai pu faire pour le père.
Pardaillan s’inclina encore avec, aux lèvres, un sourire un peu sceptique.
– Mais dites-moi, continua Henri, il semble ignorer que vous êtes son père.
– Il l’ignore en effet, Sire. Et il l’ignorera quelque temps encore.
– Pourquoi?
– Une idée à moi, Sire.
– Bien, bien. Je ne vous demande pas vos petits secrets de famille… Ainsi, c’est votre fils?… Et vous dites qu’il connaît ceux qui désirent ma mort?
– Quelques-uns tout au moins, Sire, dit froidement Pardaillan.
Une ombre passa sur le front du roi. Et lentement, avec une sorte d’hésitation:
– Et si je vous demandais… de me les désigner, ces ennemis… à vous ou à votre fils?
Pardaillan se redressa et, fermement:
– En ce qui me concerne, le roi peut me demander ma vie… je suis prêt à la risquer pour lui… et je crois le lui avoir prouvé…
– Mais il ne faut pas vous demander une délation? fit Henri IV non sans regret.
– Le roi l’a dit! répondit simplement Pardaillan.
– Mais, votre fils, dit vivement Henri. Il parlera peut-être, lui!
– J’en doute!… Le roi peut essayer cependant.
Henri vit le sourire qui accompagnait ces paroles de Pardaillan. Il fut fixé:
– Tel père, tel fils! dit-il avec un soupir de regret, n’en parlons plus!
Pardaillan ne répondit pas, mais son air disait clairement que c’était ce que le roi avait de mieux à faire.
Cependant Henri IV avait son idée, comme Pardaillan la sienne, d’ailleurs. Seulement, Pardaillan connaissait l’idée du roi, qui la laissait percer dans son attitude inquiète. Et Pardaillan attendait patiemment qu’il eût vidé son sac pour l’amener là où il voulait.
– Votre fils, reprit le roi après un silence, aura peut-être besoin de me voir… on ne peut pas savoir, avec ces ténébreuses machinations.
– Peut-être, en effet, fit Pardaillan évasif.
– Eh bien, vous ou lui, n’aurez qu’à prononcer votre nom: Pardaillan, pour être admis près de moi. À quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit. Vous me comprenez, Pardaillan?
– Fort bien, Sire. Vous vous dites qu’il vaut mieux prévenir un… accident comme celui de tout à l’heure, que de courir le risque d’arriver trop tard pour l’entraver.
– C’est cela même, fit Henri avec satisfaction. Et maintenant, mon ami, entre nous, là, la main sur la conscience, qu’allait faire votre fils sur les terres de Mme de Montmartre, lors de cette algarade du gibet? Pardaillan réprima un sourire et de son air naïf:
– Il allait à l’abbaye, délivrer certaine jeune fille dont il est féru, qu’on y avait attirée par ruse et qu’on y détenait par violence, contre tout droit.
– C’est de Bertille de Saugis que vous voulez parler? demanda Henri qui se sentit mal à l’aise.
– Elle-même, Sire.
– Et vous dites qu’on la détenait par violence à l’abbaye de Montmartre? Qui donc a osé?… Et pourquoi?…
– Qui? Je l’ignore, répondit Pardaillan très froid. Pourquoi? Parce que cette jeune fille possède, en dépôt, des papiers dont on redoutait la divulgation.
– Pourquoi ne m’avoir pas avisé?… Croyez-vous donc que je me désintéresse de cette enfant à ce point que je la laisserais persécuter sans châtier comme ils le méritent les coupables, quels qu’ils soient?…
– Vous avez dit vous-même: tel père, tel fils, fit Pardaillan avec flegme. Mon fils, il paraît, aime assez à faire ses affaires lui-même… Il n’a pas tort, à mon sens. D’autant que, Votre Majesté le sait, il est de force à défendre vigoureusement ceux qu’il aime.
Le roi réfléchit un instant et, avec une pointe d’inquiétude:
– Que sont ces papiers dont la divulgation gênerait certaines personnes?
– Que Votre Majesté se rassure, fit Pardaillan qui avait compris le sens de cette inquiétude, ce sont affaires de famille qui ne touchent en rien le roi… même de très loin.
Le roi eut un soupir de soulagement et s’informa:
– J’espère que plus rien ne menace cette jeune fille, à présent?
– Heu!… à dire vrai, je crois qu’elle ne sera réellement en sûreté que dans quelque temps… quelques semaines… quelques mois peut-être.
Et désignant du coin de l’œil Jehan qui allait et venait à quelques pas du carrosse, Pardaillan ajouta:
– Mais elle a quelqu’un qui veille sur elle… et ce quelqu’un n’est pas homme à crier à l’aide quand il peut agir lui-même.
– Je ne l’entends pas ainsi! s’écria Henri avec vivacité. Sachez, Pardaillan, que si cette enfant n’occupe pas près de moi un rang honorable, c’est qu’elle-même a formellement refusé les offres bienveillantes que je lui ai faites avec insistance. Si quelqu’un la menace, j’entends en être avisé. Je n’hésiterai pas à intervenir moi-même en personne. Après tout, elle est de mon sang.
Pardaillan acquiesça de la tête. Mais il avait un sourire qui disait juste le contraire.
– À présent que cette affaire de votre fils est tirée au clair, reprit le roi après un court silence, dites-lui de ma part qu’il s’abstienne pendant quelque temps d’aller du côté de l’abbaye de Montmartre… Ceci pour éviter de nouveaux malentendus semblables à celui du gibet.
Pardaillan eut un sourire aigu. Le roi était venu là où il le voulait. Au lieu de répondre à ce qu’il lui disait, il dit paisiblement:
– Le roi, qui veut bien s’intéresser à mon fils et à moi, ne demande pas le nom de la mère de cet enfant?
– Au fait, dit le roi non sans quelque curiosité, qui est-ce?
– La princesse Fausta, dit Pardaillan en le fixant de son œil clair.
Tout d’abord, le roi ne prit pas garde à ce nom. Ou plutôt il ne pensa pas à ce que Pardaillan cherchait indirectement à lui rappeler: le trésor de Fausta que son ministre, Sully, avec son assentiment, avait entrepris, sans scrupule, de faire entrer dans les coffres royaux. Non, la passion furieuse qu’il avait toujours eue pour les femmes se manifesta seule chez le Vert-Galant.
Il fixa sur Pardaillan, très froid, des yeux où s’allumait une flamme, et avec un léger sifflement d’admiration:
– Malepeste! s’écria-t-il. Belle femme!… à ce qu’on m’a assuré, du moins… Car je n’eus point l’heur de la voir. Mes compliments, mon ami!
– Belle femme, oui, Sire, répliqua Pardaillan sans sourciller, et que vous n’avez point connue… fort heureusement pour vous.
Et d’un air négligent:
– Fabuleusement riche.
Henri tressaillit et sentit un malaise l’envahir. Maintenant, la pensée du trésor lui venait. Et dame, il était forcé de s’avouer que cette affaire n’était pas à son honneur… Il s’en fallait de beaucoup. Aussi le coup d’œil qu’il coula sur Pardaillan et sur son fils marquait-il quelque inquiétude.
Pardaillan, sans paraître remarquer ce trouble subit, continua imperturbablement:
– Si riche qu’elle a pu cacher, aux environs de Paris, dix millions destinés à son fils, sans que l’abandon de cette somme énorme parût avoir diminué ses immenses revenus.
En parlant, le chevalier tenait ses yeux rivés sur ceux du roi. Celui-ci réfléchissait et ses réflexions étaient plutôt amères. Il était clair que Pardaillan était au courant de l’objet des fouilles qu’il faisait effectuer à la chapelle du Martyr. Certainement, il allait lui rappeler que, tout roi qu’il fût, il n’avait aucun droit sur ces millions et, avec tout le respect auquel il avait droit, le mettre en demeure d’y renoncer.
Lâcher ces millions au moment où il les tenait presque, c’était pénible, très pénible. Mais quoi?… Pardaillan et son fils étaient dans leur droit. Ceci ne pouvait être contesté d’aucune manière. Et quand bien même c’eût été possible, pouvait-il, après toutes les obligations qu’il lui avait, après l’exceptionnel désintéressement qu’il avait toujours montré, pouvait-il s’abaisser jusqu’à disputer son bien à cet homme? Fi donc! Henri était beau joueur et savait perdre sans sourciller. Il considéra cette affaire comme une partie perdue. Certes, la pilule était amère, mais il fallait savoir l’avaler sans trop faire la grimace. Cela étant décidé, non sans déchirement intérieur, il fallait aussi s’éviter l’humiliation d’un rappel au respect de la propriété d’autrui.
Et il prit bravement les devants, en affectant un air enjoué et fort détaché.
– Oh! diable! mon ami, fit-il, savez-vous que j’étais en train de vous détrousser?
Il s’attendait peut-être à ce que Pardaillan se récriât, jouât la petite comédie de la surprise, et peut-être avait-il intentionnellement employé le mot détrousser. Il n’en fut rien. Pardaillan se dit à lui-même:
«Allons donc! tu y viens enfin!»
Et tout haut, de l’air le plus simple du monde:
– Oui, je sais. Sur la foi de certain document écrit en italien contenant des indications très précises, M. de Sully fait faire des recherches à la chapelle du Martyr.
– Comment savez-vous ce détail? s’écria Henri stupéfait.
– J’étais là quand on a remis ce papier à M. de Sully, sourit Pardaillan.
– Il ne m’en a rien dit!
– Il n’aurait eu garde de le faire… Pour la bonne raison qu’il ignore que j’ai assisté à son entretien avec l’homme qui lui a remis le papier en question.
Pardaillan dit cela de son air le plus ingénu. Henri le considéra un moment, tout éberlué, et murmura, non sans une secrète admiration:
– Diable d’homme! Et tout haut:
– Comment, dès le premier jour vous avez su que Sully cherchait à s’approprier le bien de votre fils et vous avez laissé faire?… Vous n’avez rien dit?…
– Je m’en serais bien gardé!
– Pourquoi? Jarnicoton!
– Parce que, fit Pardaillan avec un flegme admirable, parce que les millions ne sont pas où on les cherche… Parce que les renseignements sur lesquels on s’est basé sont faux… Vous comprenez, Sire. Tandis qu’on cherchait les millions sous la chapelle, avec la conviction absolue qu’on les y trouverait, on ne pensait pas à chercher ailleurs… J’étais bien tranquille.
– Ventre-saint-gris! marmotta le roi avec dépit, et ce sont mes deniers qui dansent!… Belle opération que m’a fait faire là Sully!
– Oh! fit Pardaillan avec une ironie imperceptible, rassurez-vous d’ailleurs, Sire. Même si les millions s’étaient trouvés où on les cherche, l’opération n’eût pas été plus fructueuse pour vous… attendu que vous n’eussiez rien trouvé du tout.
– Que voulez-vous dire?
– Que d’autres seraient arrivés avant M. de Sully et auraient soufflé ces millions à son nez et à sa barbe.
– Ventre-saint-gris! Voici qui est trop fort, par exemple!
– Sire, expliqua complaisamment Pardaillan, mon fils est venu au monde dans un cachot du château Saint-Ange, à Rome. S’il en est sorti vivant, c’est que le pape, Sixte Quint, connaissait l’existence de ce trésor. En même temps qu’il laissait partir l’enfant et celle qui devait remplacer sa mère, il mettait à leurs trousses toute la moinerie de France et d’Italie… Par cette femme, ou par l’enfant, il comptait bien arriver au trésor sur lequel il aurait mis la main.
– Je commence à comprendre.
– Il y a vingt ans de cela. Et les gens d’Église n’ont pas perdu l’espoir de s’emparer de ces millions tant convoités… Et ils seraient arrivés avant vous… Et c’est une des raisons aussi pour lesquelles on s’acharne à perdre cet enfant aux yeux de Votre Majesté.
– Oui, oui. Je comprends maintenant. Ces prêtres sont insatiables; ils se glissent partout et ne reculent devant rien pour arriver à leurs fins, murmura le roi assombri.
Et avec une sourde inquiétude, il laissa échapper l’aveu de sa terreur secrète en ajoutant:
– Ils me tueront, mon ami!… Car c’est eux qui me tueront, n’en doutez pas!
Il était si pâle, si défait, que Pardaillan en eut pitié. Et pour changer le cours de ses idées, il répliqua avec une assurance qu’il n’avait peut-être pas au fond:
– Bah! ils ne vous tiennent pas encore. Vous avez des amis dévoués qui veillent dans l’ombre… puisque c’est dans l’ombre que les scélérats opèrent. Mais, Sire, vous comprenez maintenant pourquoi mon fils a besoin de surveiller les terres de Mme l’abbesse et par conséquent d’aller au village de Montmartre. Il garde son bien… et c’est son droit strict.
– Pardieu! fit Henri qui s’arracha à ses sinistres pensées, il a raison, et j’en ferais autant à sa place!
– Je suis heureux de l’entendre dire au roi!… Quant à cette malheureuse affaire du gibet de Montmartre, elle s’explique tout naturellement. D’ailleurs, je suis sûr qu’on l’a mal présentée au roi. En fait, Sire, c’est un bel assassinat, qu’on a tenté de perpétrer là. Et pour le plus vil des mobiles: le vol!… Mon fils a défendu son bien et sa peau au même titre que le passant attardé défend sa bourse et sa vie contre les malandrins qui le veulent meurtrir pour le dépouiller.
– Vous avez raison!… Il a bien fait! répondit Henri, qui oubliait naïvement que les rudes qualificatifs employés par Pardaillan s’appliquaient aussi bien aux hommes de son ministre et par conséquent l’atteignaient indirectement.
En réalité, Pardaillan n’avait pensé qu’à Concini. Le roi crut qu’il faisait allusion aux prêtres et oublia ses soldats, machines obéissantes, d’ailleurs irresponsables. Et il ajouta:
– Je vais ordonner à Sully de cesser ces fouilles.
– Non pas, s’il vous plaît, Sire, s’écria vivement Pardaillan. Qu’il les continue, au contraire. J’en ai besoin!… Seulement, ordonnez-lui, ainsi qu’à votre grand prévôt et à tous gens de police et de justice de laisser Jehan le Brave tranquille… Tant qu’il ne fera rien de contraire aux lois et à la justice, cela va de soi.
Henri n’hésita pas.
– Comme vous voudrez, dit-il d’un air indifférent. Mais dites-moi, Pardaillan, vous qui savez tant de choses, pouvez-vous me dire comment votre fils a pu trouver de la poudre sous le gibet de Montmartre et comment il a pu échapper à cette effroyable explosion qui fit de nombreuses victimes?
– Très simple, expliqua Pardaillan en souriant. Sous le gibet, il y a un caveau dont tout le monde ignore l’existence. C’est là que la princesse Fausta a fait enfouir ces fameux millions que tant de personnes convoitent.
– Ah! ah! s’écria Henri intéressé, c’est donc pour cela que votre fils s’y trouvait!… Mais la poudre? Jarnicoton!
– La princesse, reprit Pardaillan, se doutait bien qu’on chercherait à s’emparer de ce trésor. Elle a pris ses précautions. D’abord un engagement vis-à-vis de Mme l’abbesse. Ceci pour faire croire que les millions étaient cachés dans l’enceinte du couvent.
– Alors qu’ils se trouvaient hors de l’enceinte, sur une place où passent à chaque instant quantité de gens! Pas mal imaginé, remarqua Henri de plus en plus intéressé.
– Oui, continua Pardaillan rêveur et sur un ton étrange, la princesse ne manquait pas d’imagination… j’en sais quelque chose.
Et Pardaillan demeura un moment silencieux, les yeux perdus dans le vague, remontant par la pensée, dans le passé, au temps de sa jeunesse, repassant les phases du duel gigantesque qu’il avait eu à soutenir contre ce génie du mal qui avait nom: Fausta.
– Continuez, mon ami, dit affectueusement le roi, pour l’arracher à ses noires pensées.
– Ce caveau, reprit Pardaillan en se secouant, aboutit à une manière de grotte dans laquelle Fausta fit placer tout un arsenal avec de la poudre et des balles… de quoi soutenir un siège en règle. Plus tard, à Séville, elle me révéla la cachette et me divulgua les moyens d’y parvenir secrètement. Je fus visiter les lieux. Je constatai l’absence de provisions.
– Se défendre, fit observer le roi, c’était bien. Mais encore fallait-il se sustenter. Ceci est élémentaire pour un gouverneur de place.
– Tout juste, Sire. J’apportai donc moi-même ces provisions. Et j’avais soin de les renouveler quand je voyais qu’elles étaient sur le point de se détériorer… À part le vin qui a vieilli là et qui est devenu un vrai nectar!… Vous comprenez le reste, Sire: mon fils a pu se défendre vigoureusement, grâce aux armes et à la poudre de sa mère.
– Et il a pu vivre grâce aux provisions de son père, acheva Henri, en riant. Tout s’explique maintenant! Lorsque votre fils a fait sauter le gibet, il se trouvait à l’abri dans cette grotte. N’importe, il a bien fallu mettre le feu à la poudre et y arriver, à cette grotte, avant l’explosion. Ventre-saint-gris! c’est un rude compagnon que votre fils! On voit qu’il a de qui tenir!
Pardaillan s’inclina devant le compliment qui avait sa valeur.
Henri avait très bien observé que Pardaillan lui disait spontanément où étaient cachés les millions. Il fut très sensible à cette marque de confiance, mais il se garda bien de faire la moindre remarque à ce sujet.
L’audience se trouvait terminée, puisque Pardaillan avait obtenu ce qu’il voulait: la neutralité du roi. Il se rendait très bien compte que la bienveillance du Béarnais à l’égard de son fils était due à son égoïsme et à sa terreur de l’assassinat, mais peu lui importait. L’essentiel était qu’il se retirât de la lutte. Quant à Concini, d’Épernon, les moines, Léonora Galigaï et Marie de Médicis, tout cela, à ses yeux, était menu fretin dont il saurait bien venir à bout.
Il prit donc congé du roi et descendit à terre en faisant signe à son fils d’approcher.
Henri resta dans le carrosse et appela près de lui les seigneurs qui s’étaient tenus à l’écart. Ils s’empressèrent d’accourir. Derrière eux, à distance respectueuse, la foule se massa, curieuse de ce qui allait se produire. Henri mit le buste à la portière et d’une voix claire qui parvint jusqu’aux derniers rangs de la populace attentive:
– Neuvy, dit-il, vous avez été mal renseigné. M. Jehan le Brave, ici présent, est un brave et loyal gentilhomme digne de l’estime de tous. Au péril de sa vie, il vient de sauver la mienne.
Un silence glacial accueillit ces paroles du roi. D’Épernon, livide, mâchonnait de sourdes imprécations. Ses gentilshommes, naturellement, modelaient leur attitude sur la sienne.
Quant à Concini, il écumait; un rictus féroce, qui avait la prétention de ressembler à un sourire, arquait sa bouche et il rugissait dans son esprit:
«Sans ce truand de malheur, le roi était mort… et j’étais le maître! Ah! malheur à toi, fils de Pardaillan! Je t’écraserai!»
Et la colère et la déception lui faisant oublier toute prudence, car il était loin d’être des amis du roi, il fit deux pas en avant et d’une voix éclatante:
– Sire, ce brave et loyal gentilhomme a été à mon service… et je puis vous renseigner sur son compte.
Henri IV jeta de son côté un coup d’œil souverainement dédaigneux, et sèchement:
– Inutile, monsieur!… Je suis tout renseigné.
Mais le fils de Pardaillan n’était pas homme à ne pas relever séance tenante le gant qu’on lui jetait. Lui aussi, il fit deux pas en avant, et de sa voix claironnante:
– Sire, je supplie humblement Votre Majesté de laisser parler le sieur Concini. C’est un ennemi à moi, Sire, un ennemi mortel et acharné… son témoignage m’est d’autant plus précieux… De même j’en appelle au duc d’Épernon… un autre ennemi, Sire… Et s’il le faut j’en appelle aussi à certain moine… troisième ennemi. Parlez; Concini et d’Épernon, faut-il aller chercher ce digne religieux?…
Toute son attitude était un défi. Le roi eut l’intuition que ses paroles cachaient une menace. Mais quelle menace? Et comment savoir avec ce diable d’homme qui ressemblait si extraordinairement à son père? Il jeta sur les deux hommes ainsi interpellés un coup d’œil soupçonneux.
Concini, livide, flageolant, avait reculé comme s’il avait vu se dresser brusquement la hache du bourreau sur sa tête. D’Épernon, au contraire, avait fait deux pas en avant et dans un murmure à peine distinct:
– Êtes-vous fou?… Vous nous perdez stupidement, mordioux!
Et très haut, vivement:
– Sire, je rends hommage à la bravoure et à la loyauté de ce digne gentilhomme. Mais, je le dis bien haut, il se trompe, lorsqu’il dit que je suis son ennemi… Je ne saurais oublier que je le lui dois la vie de mon fils Candale.
L’intervention du duc avait permis à Concini de se ressaisir. Le roi paraissait attendre qu’il parlât et il voyait en outre les yeux étincelants de Jehan qui lui disaient clairement:
– Parle!… et fais attention à tes paroles, car je parlerai moi-même… selon ce que tu auras dit.
Et il dut s’exécuter:
– Sire, dit-il, d’une voix blanche de fureur, bien que nous ne nous aimions pas, monsieur et moi, j’ai cru qu’il était de mon devoir d’attester publiquement que je le tiens pour un homme d’honneur.
Jehan, d’un signe de tête, manifesta qu’il se tenait pour satisfait. Pardaillan, les yeux pétillants, souriait malicieusement dans sa moustache grisonnante. Le roi fut sur le point de demander des explications au sujet de ce religieux dont Jehan venait de parler. Mais il réfléchit que le jeune homme ne dirait que ce qu’il voudrait bien dire et qu’il ne serait pas plus avancé. Et il laissa tomber l’incident. Mais il reprit de sa voix claire, en faisant peser un long regard sur les gentilshommes courbés:
– Messieurs, je vous déclare que M. Jehan le Brave est au nombre de mes amis… et vous n’ignorez pas que le cas échéant, je sais les défendre vigoureusement. Qu’on ne l’oublie pas.
Les têtes se courbèrent plus profondément et se redressèrent; et de nouveau l’acclamation retentit, comme à un signal:
– Vive le roi!
Et la foule répéta de confiance comme elle l’avait déjà fait une fois. Seulement cette fois, elle était prête à porter en triomphe ce même homme qu’elle voulait déchirer l’instant d’avant. Il avait suffi pour amener ce revirement, que le roi déclarât à haute voix qu’il était de ses amis.
Henri se tourna vers Jehan et lui dit gracieusement:
– J’ai chargé M. de Pardaillan de vous faire certaine communication dont je vous prie de tenir compte, attendu qu’elle est d’importance.
– Sire, répondit Jehan en s’inclinant profondément, les désirs du roi sont des ordres pour moi.
– Oui, observa malicieusement Henri en riant de bon cœur, mais encore faut-il que mes ordres soient de votre goût… et ils ne le sont pas toujours.
Jehan répliqua en souriant:
– Le roi, d’après ce que je vois, a bien voulu reconnaître que je n’avais pas tout à fait tort de lui désobéir, puisqu’il s’agissait de sauvegarder ses jours.
Henri se contenta d’approuver de la tête.
Bellegarde et Liancourt avaient repris leur place dans le carrosse. Le cocher était remonté sur son siège et rassemblait les guides de ses chevaux. Le grand prévôt, qui voyait que l’orage était passé sans l’avoir jeté bas, s’avança à son tour et demanda:
– Aurons-nous l’honneur d’escorter Sa Majesté?
– C’est inutile, Neuvy, fit le roi, après une seconde de réflexion, MM. de Pardaillan et Jehan le Brave voudront bien m’escorter jusqu’au Louvre.
Pardaillan et son fils sautèrent à cheval et se placèrent à chaque portière du carrosse.
– Bonjour, messieurs! cria le roi au moment où les chevaux, très paisibles maintenant, s’ébranlaient.
Et les gentilshommes ainsi que la foule répondirent d’une seule clameur:
– Vive le roi!