Lorsque Jehan le Brave vit les deux jeunes filles disparaître au tournant de la place, il poussa un soupir de soulagement. Escortées par le chevalier de Pardaillan, il était bien sûr qu’elles arriveraient à destination sans encombre.
Délivré de cette appréhension, il songea à lui-même. Il ceignit son épée, qu’il avait suspendue à son cou, sous ses vêtements de femme, et qui même l’avait sérieusement gêné. Pendant qu’il faisait cette opération, il jetait un coup d’œil narquois sur le groupe compact qui stationnait devant l’entrée du couvent. Et il partit de ce pas souple et rapide qui lui était particulier.
Nous avons dit que le chemin passait devant la chapelle Saint-Pierre. Il enjambait ce que l’on appelle aujourd’hui la place du Tertre. Il dégringolait de l’autre côté du versant et allait rejoindre la grande route qui allait à Saint-Denis. Mais, au bas de la butte, le chemin bifurquait à droite et la contournait, pour aboutir à cette fourche, où nous avons dit qu’il y avait une croix.
Le chemin de gauche, celui par où était descendu Pardaillan, par où montait la troupe que nous avons signalée, ce chemin avons-nous dit, allait jusqu’à la fontaine du But. Il poussait plus loin encore et, tournant à gauche, il conduisait au château de Monceaux et de là à la ville, par le faubourg Saint-Honoré.
Du haut de la montagne où il se trouvait, Jehan embrassait un horizon d’autant plus étendu que la plaine, qui se déroulait à ses pieds, était piquée seulement, à de grands intervalles, de rares habitations de villageois.
Devant lui, il vit une troupe de cavaliers qui arrivaient ventre à terre. Il ne douta pas que ces cavaliers ne fussent pas pour lui. Avancer: c’était aller se jeter dans la gueule du loup. Lutter: il n’y fallait pas songer. Ils étaient trop. C’eût été une manière de suicide. Il fit donc demi-tour et reprit le chemin parcouru en se disant:
– J’irai à la fontaine du But et rentrerai par la porte Saint-Honoré… Si le chemin est libre, toutefois.
Comme il faisait cette restriction, il jeta les yeux sur la plaine, du côté de Monceaux. Il vit une autre troupe de cavaliers qui, à une allure non moins vive, se dirigeaient vers Montmartre, – Je suis cerné! se dit-il.
Il ne perdit pas la tête cependant. Il continua d’avancer, dans l’intention de regagner la place du Gibet. Sur un côté de cette place, il y avait quelques masures. Il y avait là la ferme du basse-courier, des religieuses. Il y avait des carrières abandonnées, des plâtrières. Ce serait bien du diable s’il ne parvenait pas à se faufiler par là. Parvenir jusqu’au chemin, passer de l’autre côté de la haie, et là il trouverait facilement un abri où il pourrait attendre la nuit.
Mais, pour cela, il fallait arriver à la place, et bien qu’elle ne fût pas grande, la traverser avant qu’elle ne fût occupée. Ce n’étaient pas les cavaliers qui l’inquiétaient. Il avait assez d’avance sur eux pour être sûr d’arriver avant eux. C’étaient les hommes du bas. S’ils étaient encore devant la porte, tout irait bien. Mais si l’idée leur venait de monter jusqu’à la place?…
Il avançait, la main sur la garde de l’épée, prêt à dégainer. Il ne courait pas. Mais il allait d’un pas très allongé, souple, nerveux, l’oreille tendue, l’œil au guet. Il avait tout à fait l’allure de ces grands fauves du désert, fuyant devant la battue.
Il atteignit la place. Il étouffa un rugissement de joie. Elle était encore libre. Il marcha droit au gibet, longeant les masures qu’il avait à sa droite, se disant avec un sourire narquois:
– Allons, je crois que ce n’est pas encore de ce coup-ci que Concini m’aura!… On n’est pas si bête, aussi!…
Il approchait du gibet. Il n’avait plus qu’à le dépasser, il serait sur le chemin. Là, il lui faudrait chercher une ouverture dans la haie. Ce ne serait pas long à trouver, que diable! Une minute, deux minutes, il ne lui en fallait pas plus, et les cavaliers, qui accouraient ventre à terre, arriveraient trop tard. Il serait hors d’atteinte.
Comme il se faisait ces réflexions, la troupe, au milieu de laquelle Pardaillan et les deux jeunes filles avaient passé, parut sur la place. Ils étaient une vingtaine d’estafiers, commandés par Roquetaille. Ils aperçurent celui qu’ils cherchaient. Avec des clameurs terribles, ils se précipitèrent sur le chemin pour lui barrer le passage. Un d’entre eux courut à l’angle du chemin opposé et se mit à faire des signaux en appelant de toute sa voix. Des rumeurs joyeuses lui répondirent.
Sur le côté droit, devant et derrière, Jehan entendait un grondement de tonnerre qui faisait trembler le sol. C’étaient les deux cavalcades qui accouraient. Bientôt, elles apparaîtraient sur la place. Sur le côté gauche, derrière, il entendait déjà la course précipitée de ceux qui montaient. Devant, c’étaient les vingt hommes de Roquetaille, alignés. Et devant comme derrière, à droite comme à gauche, c’étaient les mêmes clameurs, des cris:
– Sus! sus!… Pille!… arrête!…
Et des rires énormes, de grasses plaisanteries. Ils étaient si nombreux: l’affaire devenait pour eux une partie de plaisir.
Jehan avait dégainé. Il jeta autour de lui un coup d’œil désespéré. Rien!… Pas un abri!… pas un jour par où passer!… S’il avait pu faire quelques pas de plus, il eût été sauvé. Il se vit irrémissiblement perdu. Il était livide. La fureur le transportait. Il rugit dans son esprit exaspéré:
«Quoi! mourir ainsi!… Alors qu’elle m’attend!… Que toute une vie de bonheur s’ouvrait devant moi!… Est-ce possible?»
Il avançait toujours cependant. Il guignait le gibet. En s’accotant à la haute maçonnerie, il éviterait toujours d’être pris par derrière. Une idée lui vint. En deux bonds, il fut sur la porte et la secoua frénétiquement:
– Malédiction!… Elle est fermée!…
Il avait espéré entrer là et y tenir le plus longtemps possible. Dans sa situation, gagner du temps, c’était peut-être le salut. Il se retourna, prêt à la lutte, ramassé sur lui-même, hérissé, terrible.
L’attaque ne se produisit pas. Ils étaient vingt pourtant. Mais Roquetaille avait sans doute des ordres formels. Il les exécutait ponctuellement. Il se contentait de barrer la route. Cependant, il était tellement sûr que toute résistance était impossible, qu’il s’avança seul, et d’une voix goguenarde:
– Allons, rends-toi, dit-il, tu es pris!
– L’autre jour, gronda Jehan, tu n’étais qu’assassin! Il paraît que c’était encore trop honorable pour toi. Aujourd’hui, te voilà sbire et pourvoyeur de bourreau. Ceci te convient mieux.
– Truand! vociféra Roquetaille, tu seras roué… écartelé!
– Couard! riposta Jehan, ce n’est pas toi qui me prendras? Tu n’oses approcher!
À ce moment, Concini, l’officier et leurs hommes débouchaient sur la place et couraient droit au gibet. Cela faisait un demi-cercle d’une soixantaine d’hommes. Sans compter les chefs. Et le galop des chevaux se faisait entendre tout proche maintenant.
– C’est fini! se dit Jehan avec une rage froide, je laisserai mes os ici!… Mais ventre de veau, ils ne m’auront pas vivant! Et je veux en découdre le plus que je pourrai avant de faire le grand saut.
Cette résolution prise, il chercha comment la mettre à exécution. Il était en possession de tout son sang-froid. Ses yeux tombèrent sur l’escalier, au flanc du gibet. D’un bond, il fut dessus. Un autre bond l’amena sur la plate-forme. Il eut un sourire terrible. Maintenant, il était sûr de ne pas partir seul pour le grand voyage. En effet, le monument était trop élevé pour qu’on pût l’escalader. Il faudrait monter à l’assaut par l’escalier. Or, cet escalier était très étroit. Un homme seulement pourrait l’aborder de front.
– Jehan se tint en haut de la dernière marche, les talons joints comme à la parade, le torse bombé, la tête haute, la pointe de la rapière sur le bout de la botte. Et il attendit, flamboyant d’audace.
Pendant ce temps, le cercle se resserrait. Les hommes, placés en éventail, étaient à quelques pas du gibet. Concini, Roquetaille et l’officier, en avant de leurs hommes, au pied du monument. Ces extraordinaires mesures étaient l’œuvre du Florentin, conseillé par le religieux que lui avait dépêché frère Parfait Goulard. En apercevant Jehan, il railla férocement:
– Le drôle sait ce qui l’attend. Voyez, il s’est placé lui-même sous les fourches patibulaires. Il ne manque que le bourreau.
– Et, cingla Jehan, tu voudrais bien le remplacer? Oui, la besogne te conviendrait. Mais le bourreau se croirait déshonoré, s’il t’avait pour confrère.
Concini grinça des dents et se tourna vers l’officier, comme pour le mettre en demeure d’accomplir son mandat. Celui-ci comprit. Il s’approcha de l’escalier, et d’une voix impérieuse:
– Au nom du roi, rendez-vous, mon brave!
– Viens me prendre si tu peux! railla Jehan.
– Vous voyez bien que toute résistance est inutile. Allons, votre épée, monsieur?
– Dans ton ventre! claironna Jehan. L’officier haussa les épaules.
– Soit, dit-il d’un air indifférent. Et se tournant vers ses hommes:
– Prenez-le! ajouta-t-il.
Soldats et estafiers, confondus, se lancèrent à l’assaut. Jehan se redressa. Il leva son épée toute droite au-dessus de sa tête et d’une voix tonnante:
– Jehan le Brave! à la rescousse.
Les hommes montaient en se bousculant, les derniers poussant les premiers. Jehan les laissa approcher. Quand il les eut à portée, son épée s’abattit comme la foudre, en coups de pointe précipités.
Des cris, des râles, des imprécations, des plaintes, des hurlements, suivis du bruit sourd de corps tombant lourdement et d’une débandade.
Quatre hommes gisaient inanimés, au pied du gibet. Les autres, dont quelques-uns légèrement blessés, les autres demeuraient massés au pied de l’escalier, effarés, hésitants.
Et, sans blessure, prodigieux, étincelant, superbement grandi, debout sur le monument d’infamie qui se changeait pour lui en piédestal triomphant, Jehan le Brave, encore une fois raide comme à la parade, l’épée levée au-dessus de sa tête, lançait d’une voix éclatante comme une fanfare son cri de combat:
– Jehan le Brave, hardi!… À la rescousse, Jehan le Brave!
Il y eut un deuxième assaut, plus froid, plus méthodique, plus résolu, les assaillants, enragés, décidés, cette fois-ci, à tuer et non à saisir le terrible truand. Une fois encore Jehan le Brave laissa approcher et sa rapière se mit à tournoyer, piquant, fourrageant de haut en bas, taillant de droite et de gauche. Encore une fois, des cris, des gémissements, des chutes, des jurons… Et la fuite précipitée.
Personne n’avait pu mettre le pied sur la plate-forme. Neuf corps étaient étendus raides, dans des flaques de sang. Et cela n’avait pas duré une minute. Et dominant la rumeur qui montait des groupes stupéfaits et furieux, la voix tonnante lançait là-haut, son cri terrifiant: cri de bataille, cri de triomphe et cri de mort:
– Jehan le Brave, à la rescousse!…
– Diable! grommela l’officier soucieux, mais c’est un enragé, un diable à quatre que ce gaillard-là.
– Je vous avais prévenu! grinça Concini en levant les épaules.
– Eh! qui pouvait croire!… Tudieu! quels coups!… Neuf hommes tués ou grièvement blessés, en un rien de temps!… Et lui!… regardez-le. Pas une égratignure.
À ce moment les deux troupes de cavaliers faisaient irruption sur la place. C’étaient des soldats. Ils étaient une cinquantaine en tout, commandés par un capitaine. À la tête de chaque groupe se trouvaient Longval et Eynaus qui avaient servi de guides.
Les deux gentilshommes et le capitaine se réunirent à Concini, Roquetaille et l’officier. Cela constituait comme un état-major de six personnes. L’officier, très satisfait de dégager sa responsabilité, rendit compte au capitaine et se plaça sous ses ordres, étant inférieur en grade.
Là-haut, Jehan soufflait. Il ne perdait pas de vue ses assaillants. Il avait jeté un coup d’œil autour de lui, et tout à coup on le vit aller et venir sur la plate-forme, occupé à quelque bizarre besogne, qu’on ne pouvait pas bien discerner d’en bas.
– Dommage! murmura le capitaine. C’est un brave! Mais enfin il faut que force reste au roi.
Le nouveau chef prit ses dispositions: dix hommes, face à chacun des côtés du gibet. Dix, face à l’escalier. Les hommes avaient leurs instructions. Jehan les regardait faire d’un air narquois. Chose étrange, il avait abandonné l’escalier et se tenait au centre de la plate-forme.
Le capitaine leva la main et cria:
– Allez!
Les hommes s’ébranlèrent vivement, mais sans hâte inutile. Ceux de l’escalier, montant prudemment les marches, la pointe de l’épée en avant. Ceux des côtés se faisant la courte échelle pour se hisser sur la plate-forme. Jehan ne bougeait toujours pas.
Tout à coup, il poussa son cri:
– Hardi, Jehan le Brave!…
On le vit se baisser et se relever au même instant. Quelque chose d’énorme se balança un inappréciable instant au bout de ses bras tendus et alla tomber dans le tas de ceux qui montaient les marches. Il se baissa encore et se releva quatre fois de suite dans la même manœuvre. Et chaque fois un projectile monstrueux, un bloc de pierre – que lui-même peut-être n’aurait pu soulever en temps ordinaire – vint s’abattre au milieu des groupes, brisant des crânes, défonçant des poitrines.
Pas un des groupes d’assaillants n’avait été épargné. De tous les côtés des hurlements de rage, des cris de douleur, des râles, des gémissements. Et dominant le tumulte, le cri terrifiant:
– Jehan le Brave, à la rescousse.
Et voici qu’au moment où le désordre régnait dans les groupes désemparés, une sorte de hurlement sauvage qui semblait jaillir des profondeurs de la terre, se fit entendre, soudain. Et cela, comme la voix jeune et vibrante là-haut, cela mugissait.
– Jehan le Brave, hardi!… Jehan le Brave, à la rescousse!…
Et la porte du gibet, s’ouvrant brusquement toute grande, trois êtres sans nom, trois diables dépenaillés, déguenillés, sordides, échevelés, fantastiques, semblables à une apparition de cauchemar, se ruaient, bondissaient, fonçaient, la rapière au poing, frappant d’estoc et de taille, hurlant à pleine gueule l’effrayant cri de bataille, achevant de jeter le désordre et la terreur parmi les assaillants, qui battirent précipitamment en retraite.
Et Jehan savait sans doute quels étaient ces diables d’enfer qui arrivaient si opportunément à son secours, car il avait sauté à terre, et, à leurs côtés, frappait à tour de bras, en criant:
– En avant!… Jehan le Brave, en avant!…
En un instant le gibet fut déblayé. Tous: Concini, gentilshommes, officiers, soldats et coupe-jarrets, tous s’étaient mis hors d’atteinte des quatre démons. Et cependant, vingt, trente corps, à droite, à gauche, dans le sang et la poussière, demeuraient étendus, immobiles à tout jamais.
Le capitaine était blême de fureur. Concini écumait. Roquetaille, Longval et Eynaus s’arrachaient les cheveux. Les soldats et les estafiers poussaient des jurons épouvantables.
Et là-bas, les quatre démons riaient d’un rire satanique, énorme, inextinguible.
Le capitaine s’était ressaisi… Un ordre bref… un rassemblement rapide, méthodique… un cliquetis d’armes… Un commandement sec:
– Feu!
Et aussitôt un jaillissement de flammes… un roulement de tonnerre… une rafale de plomb… un nuage de fumée… un silence lourd, angoissé.
Et tout à coup: le même quadruple éclat de rire diabolique… le même quadruple cri:
– Hardi! Jehan le Brave!
La fumée est dissipée… Tous regardent haletants.
Les quatre démons ont disparu… Et la porte du gibet est refermée.