LXV

Léonora Galigaï, sous la conduite de Saêtta, était parvenue à sa maison, sans qu’il lui fût arrivé rien de fâcheux. À sa porte, elle congédia Saêtta. Mais l’ancien maître d’armes lui dit, avec cette familiarité qu’elle n’aurait tolérée à aucun autre de ses serviteurs:


– Signora, je désirerais vous entretenir un instant.


– Léonora le fixa de son œil de feu et un sourire passa comme une ombre sur ses lèvres.


– Viens! dit-elle simplement.


Quand ils se trouvèrent seuls dans son cabinet, Léonora, assise dans son fauteuil, dit d’un air nonchalant:


– Te voilà bien inquiet et bien sombre, Saêtta? C’est ce que j’ai dit à Jehan le Brave qui te met dans cet état? Tu te demandes si j’ai réellement renoncé à le frapper, n’est-ce pas?


– Signora, dit Saêtta sans qu’il fût possible de discerner s’il raillait ou parlait sérieusement, vous avez un coup d’œil infaillible. Impossible de rien vous cacher.


– Eh bien, reprit Léonora avec un calme sinistre, rassure-toi, Saêtta. Je ne renonce pas… au contraire. Ce que j’en ai dit, c’est que j’ai besoin d’inspirer confiance à ce jeune homme. Demain, Saêtta, il sera en mon pouvoir.


Per la madonna! signora, vous m’enlevez un rude poids de sur la poitrine! s’écria Saêtta, qui respira. Vous ne savez pas quel désespoir affreux s’était abattu sur moi quand j’ai cru que Jehan avait péri dans l’explosion du gibet. C’est à un tel point que j’ai failli me passer mon épée à travers le corps. Et quand je l’ai vu passer de son air insolent et casseur, bien vivant, per Dio! j’ai pensé devenir fou de joie. Aussi vous devez juger de ma fureur, et de mon désappointement, quand je vous ai entendue lui dire que vous étiez résolue à le laisser tranquille.


Léonora se mit à rire doucement. Et Saêtta, qui la connaissait à fond, se sentit frémir d’aise et songea:


«Bon, la tigresse se réveille. Gare à Jehan le Brave!»


– Tu devrais pourtant me connaître, dit Léonora. Comment as-tu pu croire que je renoncerais!… Jusqu’ici je n’avais pas de haine contre ce jeune homme, moi! J’ai voulu le frapper parce qu’il me gênait… et aussi pour être agréable à Concini qui le haïssait de haine mortelle. Aujourd’hui, c’est une autre chose. Aujourd’hui, la haine est entrée dans mon cœur à moi aussi. Je rêve de lui faire souffrir mille morts, car, sans ce misérable tranche-montagne, tout serait dit maintenant!


– C’est-à-dire que le roi serait mort et que vous seriez les maîtres, précisa cyniquement Saêtta.


– Oui! dit Léonora avec une froideur terrible.


Saêtta la dévisageait avec une joie féroce. Il comprenait qu’elle disait vrai et qu’elle serait implacable, et que maintenant c’en était fait de Jehan, car elle ne le lâcherait que lorsqu’elle l’aurait brisé.


– Signora, dit-il, vous savez que je ne vis que pour cette vengeance poursuivie durant de longues années. Vous ne trouverez donc pas mauvais que je vous demande ce que vous comptez faire.


– Je te dirai cela demain, Saêtta. Pour l’instant, sache qu’un homme à moi, Saint-Julien, s’occupe du bravache et de sa péronnelle. Demain, Saint-Julien me rendra compte de ce qu’il a fait. Et s’il a exécuté intelligemment mes ordres, comme j’ai tout lieu de le croire, je tiendrai les deux amoureux.


Jusque-là, tout marchait au gré de Saêtta qui exultait. Mais Léonora ajouta:


– La vengeance que je compte tirer d’eux est telle que ce que tu as rêvé, toi, Saêtta, te paraîtra puéril et bénin à côté de ce que je leur réserve.


Or, Léonora Galigaï, en prononçant ces paroles, commettait une faute énorme qu’elle n’aurait pas commise, si elle s’était donné la peine d’étudier l’état d’âme de son confident.


Depuis le jour où il s’était emparé du fils de Pardaillan, c’est-à-dire depuis dix-huit ans, Saêtta rêvait de faire finir cet enfant sur un échafaud, comme était morte sa fille. À la longue, cela était devenu une idée fixe, une manie, une folie spéciale. Il ne concevait pas sa vengeance autrement. Au point que nous venons de l’entendre dire qu’il avait failli se suicider parce que le fils de Pardaillan était mort autrement qu’il n’avait décidé.


Léonora Galigaï avait une confiance absolue en Saêtta. On a pu s’en rendre compte par les confidences que nous l’avons entendue lui faire. Cette confiance, d’ailleurs, était pleinement justifiée. Le bravo se fût fait hacher plutôt que de la trahir.


Cependant, nous avons vu qu’il n’avait pas hésité à aller trouver le ministre Sully et à le mettre sur la piste des millions convoités par les Concini. Compétition redoutable qui pouvait être fatale à sa maîtresse.


Il n’avait pas hésité, parce qu’il craignait que Concini ne frappât Jehan le Brave d’une manière autre que celle qu’il rêvait.


Ceci était singulièrement significatif et aurait donné fort à réfléchir à Léonora si elle l’avait su. Et voici que maintenant elle s’avisait de heurter le maniaque dans sa manie, à laquelle il tenait plus qu’à la vie. Ceci était terriblement dangereux et pouvait faire crouler toutes ses combinaisons laborieusement échafaudées.


En l’écoutant, Saêtta avait eu un froncement de sourcils inquiétant. Il fut sur le point de protester violemment. Une idée subite l’arrêta et il eut une sorte de grondement farouche qui pouvait être interprété comme on voulait. Naturellement, Léonora le considéra comme une approbation. Elle demeura un moment rêveuse et reprit pour elle-même, oubliant Saêtta:


– Qui aurait cru que cette fille que Concini convoite si ardemment et que ce truand défend si âprement est la propre fille du roi?… Qui sait, ce Jehan savait peut-être la vérité, lui? Ce prétendu amour qu’il affiche n’est peut-être qu’un calcul d’ambitieux?… Qui sait s’il n’y a pas quelque chose à tirer de ce secret?


Et elle se replongea dans une effroyable méditation.


Saêtta avait entendu. Et lui aussi, il réfléchissait profondément.


– Signora, fit-il au bout d’un instant, il me semble que grâce à cette jeune fille, qui est la fille du roi, à ce que vous venez de dire, on pourrait faire d’une pierre deux coups.


– Comment cela? demanda Léonora attentive.


– Je ne sais pas trop bien encore… je cherche… Vous dites que demain cette jeune fille sera entre vos mains… si Saint-Julien exécute bien vos ordres.


Léonora fit signe que oui de la tête.


– Eh bien, reprit Saêtta, on pourrait, par exemple, la conduire dans un endroit écarté… aux environs de Paris. Maintenant… oui, tenez, les choses se précisent dans mon esprit. Écoutez: le roi s’intéresse à cette jeune fille. C’est indéniable, nous le savons bien. D’autre part, il ne tient pas à ce qu’on sache la vérité… puisqu’il s’est caché pour aller la voir.


– Le roi, interrompit Léonora, ne veut pas faire connaître qu’il est le père de cette enfant. Ceci me paraît certain. Quant à dire qu’il s’intéresse à elle… il ne le prouve guère. Car enfin, elle a disparu pendant tout un mois et il ne s’en est pas inquiété.


– Parce que la jeune fille n’a pas eu recours à lui. Mais si elle s’était adressée à lui, si elle lui avait fait connaître qu’elle était séquestrée, violentée, croyez-vous que le roi n’aurait pas cherché à lui venir en aide?


– Peut-être! fit Léonora rêveuse. Où veux-tu en venir?


– À ceci: la jeune fille est enfermée dans une maison à trouver aux environs de Paris. Elle avise le roi, son père. Elle l’appelle à son secours.


– Rien ne dit qu’elle le fera.


– Elle le fera signora, dit froidement Saêtta. Ou si vous aimez mieux, nous le ferons pour elle.


– Je commence à comprendre.


– La jeune fille appelle donc son père à son secours. Il n’osera plus se dérober. Comme il ne veut pas faire connaître cette paternité, comme il adore ces aventures relevées par une pointe de mystère et de danger, il n’hésitera pas. Il répondra à l’appel de sa fille, mais en prenant des précautions, en se cachant, pour tout dire. Donc pas d’escorte – c’est l’essentiel, notez bien -, un ou deux de ses confidents intimes l’accompagneront et c’est tout. Croyez-vous qu’il en sera ainsi?


– C’est probable.


– Eh bien, signora, triompha Saêtta, supposez qu’on avise Jehan le Brave de façon à ce qu’il arrive sur les lieux en même temps que le roi. Supposez qu’un malheur arrive au roi. Ces choses-là sont possibles, surtout si on sait s’arranger pour aider le hasard. Nous arrivons, nous, juste à point pour cueillir Jehan et le charger du meurtre du roi. Son compte est bon!… Vous êtes arrivée à vos fins… et moi aux miennes! Qu’en dites-vous, signora?


– Je ne dis ni oui ni non, dit froidement Léonora. Attendons à demain. Maintenant, va, Saêtta. Je n’ai pas besoin de te dire qu’il importe essentiellement que Concini ignore mes projets… Nous n’avons pas du tout les mêmes vues à ce sujet.


Saêtta s’inclina silencieusement et sortit. Il était sombre et mécontent. Il lui semblait que Léonora avait un plan bien arrêté dont elle ne voulait pas se départir. Et dans ce plan il n’entrait pas de faire monter Jehan sur l’échafaud.


Il passa le reste de la nuit à méditer, dans son taudis. Un combat violent se livrait en lui. Il se trouvait acculé à une action qui lui répugnait. Il voyait bien qu’il n’avait pas d’autre issue pour arriver à ses fins, comme il disait, et cependant il hésitait.


Le jour vint. Sa résolution enfin prise, ses hésitations et ses scrupules balayés, il ceignit sa rapière et sortit.


Il s’en fut droit rue Saint-Honoré, chez Concini. Mais ce ne fut pas auprès de Léonora qu’il pénétra. Ce fut auprès de Concini lui-même. Il y demeura un quart d’heure environ. Quand il en sortit, il paraissait très satisfait.

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