Pardaillan ne s’était pas trompé en disant à Jehan que le moine Acquaviva devait avoir quitté le couvent des capucins.
En effet, dès sa rentrée à la capucinière, il avait eu un court entretien avec le père Joseph. Moins d’une demi-heure après, la porte du couvent s’était ouverte à nouveau et il était sorti, monté sur une mule. Le père Joseph, qui l’avait accompagné jusque-là, lui dit à haute voix:
– Bon voyage, mon révérend Père!
– Au revoir, mon frère, répondit Acquaviva, et grand merci de votre généreuse hospitalité.
La lourde porte se ferma en grinçant, et, le capuchon rabattu sur les yeux, il s’éloigna au pas cadencé de la mule indolente.
Comme il approchait de la rue de Gaillon, un religieux parut sur cette manière de terrasse qui précédait l’entrée de la chapelle Saint-Roch, descendit l’escalier d’un pas nonchalant et se campa au milieu de la chaussée de l’air indécis de quelqu’un qui se demande s’il ira à droite ou à gauche.
En approchant de ce religieux, Acquaviva esquissa un signe mystérieux auquel l’autre répondit par un signe identique. Acquaviva passa sans s’arrêter, répondant par un léger signe de tête au salut de ce confrère. En passant, il laissa tomber ce seul mot:
– Ruilly [9].
Il se trouva que l’indécision du religieux cessa comme par enchantement. Il s’éloigna aussitôt du côté de la ville, marchant plus vite que la mule d’Acquaviva qu’il laissa derrière lui.
Celui-ci traversa la ville dans toute sa largeur, depuis la porte Saint-Honoré jusqu’à la porte Saint-Antoine. Jusque-là, il avait marché doucement, au pas, sans que nul fît attention à lui. Dans le faubourg Saint-Antoine, il piqua sa monture du talon et la mit au trot.
Il alla ainsi jusqu’au mur d’enceinte de l’abbaye Saint-Antoine. Là, il tourna brusquement à droite et parvint en peu de temps au bourg de Ruilly. Il n’y avait là qu’un très petit nombre de maisons espacées au hasard. Il s’arrêta devant une ferme isolée. C’était l’ancien manoir royal de Ruilly. Il y entra comme chez lui.
Un quart d’heure plus tard, il y était rejoint par le moine Parfait Goulard, avec lequel il eut un long et mystérieux entretien, en suite de quoi il le congédia en disant:
– Allez, mon fils, n’oubliez rien. N’oubliez pas, surtout, qu’il faut que ce jeune homme meure au plus tôt… Il y va de l’existence de notre ordre.
– Il mourra, assura Parfait Goulard avec une froide implacabilité.
Le jour même, sur la brune, Acquaviva enfourcha sa mule et repartit dans la direction de l’abbaye Saint-Antoine qu’il contourna. Il passa à la Croix-Faubin, descendit vers Popincourt, gagna la Courtille, longea Montfaucon et parvint au faubourg Saint-Laurent, ayant ainsi tracé un vaste quart de cercle autour de l’enceinte de la ville.
Dans le faubourg, à une centaine de pas de la porte Saint-Martin, il aperçut un moine qui attendait. Acquaviva mit pied à terre. Le moine s’empara de la mule et partit sans avoir prononcé une seule parole.
Acquaviva, à pied, le capuchon toujours rabattu sur les yeux, rentra dans Paris quelques instants avant la fermeture de la porte. Par des voies détournées, les moins fréquentées, il parvint à la rue de la Heaumerie.
C’était une petite rue étroite qui, à l’époque, était très animée. Elle s’étendait parallèlement et au sud de la rue des Lombards. Elle allait de la rue Saint-Denis à la rue de la Savonnerie, à droite, et la rue de la Vieille-Monnaie, à gauche. Au bout de cette rue, près de la rue de la Vieille-Monnaie, se trouvait un cul-de-sac qu’on appelait du Fort-aux-Dames, parce que Mme de Montmartre y avait sa prison.
La prison se trouvait presque au fond de l’impasse. C’était une antique bâtisse de trois étages, sombre, obscure, sinistre, comme toute prison. On se tromperait singulièrement si on se figurait que c’était une prison pour rire. C’était une prison très sérieuse au contraire, munie de tout ce qui peut constituer une bonne prison: portiers, guichetiers geôliers, gardes, bourreau et ses aides, chapelle et chapelain; bons et solides cachots, munis de fortes chaînes, de fers épais, depuis les combles jusqu’aux caves, qui s’enfonçaient de plusieurs étages dans les entrailles de la terre; chambre de torture: rien n’y manquait.
Seulement, comme la place était un peu exiguë, vu la quantité de prisonniers, comme les Dames n’étaient pas très riches, les malheureux qu’on y enfermait étaient un peu plus mal là qu’ailleurs. Voilà tout.
Ces détails peuvent paraître superflus. On reconnaîtra par la suite qu’ils étaient nécessaires. Il est même probable que nous serons obligé d’y revenir.
Plus avant dans l’impasse, accotée à la prison, se trouvait une maison plus petite, élevée de deux étages. Elle paraissait se dissimuler là. Avec ses fenêtres et sa porte toujours closes, elle semblait plus triste, plus morne, plus lugubre encore que la prison, sa voisine. Encore la prison s’animait-elle, elle. On y sentait palpiter la vie. La porte s’ouvrait et se fermait fréquemment. C’était un va-et-vient incessant de religieux, de religieuses, de geôliers qui entraient et sortaient. Tandis que, de mémoire de voisins, on n’avait vu s’ouvrir la porte massive de la petite maison qui passait pour inhabitée et appartenait à on ne savait qui.
Ce fut vers cette porte que se dirigea Acquaviva, la nuit étant complètement venue. Elle s’ouvrit sans bruit devant lui, et sans qu’il eût besoin de frapper. Et celui qui ouvrait, c’était encore frère Parfait Goulard. Il conduisit son chef tout en haut de la maison, sous les combles, et le fit entrer dans une petite chambre assez confortablement meublée.
Acquaviva jeta un coup d’œil indifférent autour de lui et dit laconiquement:
– Visitons.
Parfait Goulard ouvrit une petite fenêtre à laquelle Acquaviva se pencha pendant que l’ivrogne expliquait:
– Petit jardin, sur le derrière. Là-bas, ce mur très élevé, c’est la rue de la Vieille-Monnaie.
– Passons, dit Acquaviva.
Goulard ferma la fenêtre et ouvrit la porte. Il y avait là comme un petit palier. D’un côté, l’escalier assez raide par où ils étaient venus. En face, une porte basse fermée avec un énorme cadenas. Au milieu, la porte de la chambrette, sur le seuil de laquelle ils se tenaient. Parfait Goulard dit, en désignant la porte au cadenas:
– Grenier. Débarras sans issue. Nul n’y pénètre.
Il s’en fut droit au mur, presque en face de la porte. Il éleva la lampe qu’il tenait à la main et montra un minuscule bouton habilement dissimulé. Il pressa dessus. Une étroite ouverture se démasqua. Ils entrèrent. C’était une chambre plus petite encore que celle qu’ils venaient de quitter. Elle était très sommairement meublée. Parfait Goulard expliqua:
– Ici, nous sommes chez les Dames de Montmartre.
Il montra le mécanisme qui permettait d’ouvrir de ce côté, comme il l’avait montré de l’autre côté.
– Passons, dit encore Acquaviva après avoir attentivement regardé. Ils revinrent sur le petit palier. Ils descendirent aux caves. Là encore, nouvelle issue secrète dont Goulard montra le mécanisme comme pour les précédentes. Ils s’engagèrent dans un étroit boyau dans lequel Acquaviva fut obligé de baisser la tête. Ils aboutirent à un escalier qu’ils montèrent et, finalement, se trouvèrent dans un vestibule.
– Ici, dit Parfait Goulard, nous sommes de l’autre côté de la rue de la Vieille-Monnaie. C ’est la maison qui fait l’angle de la rue et que vous pourrez apercevoir de votre fenêtre. Il y aura constamment ici un homme de garde. Le cas échéant, vous pourrez, de votre fenêtre, lui faire les signaux conventionnels et vous serez obéi avec toute la promptitude nécessaire.
– Parfait, déclara Acquaviva d’un air satisfait. Et il ajouta: Retournons.
Deux minutes plus tard, ils étaient de retour dans la mystérieuse demeure. Au rez-de-chaussée, Parfait Goulard demanda:
– Monseigneur désire-t-il que je lui montre les chambres machinées?
– À quoi bon! fit Acquaviva avec indifférence, remontons.
Ils regagnèrent la petite chambre sous les combles. Acquaviva s’assit dans l’unique fauteuil qui la garnissait et désigna une chaise à Parfait Goulard.
– Eh bien, mon fils, ce Ravaillac?… Voici que, grâce au fils de Pardaillan, nous avons besoin de lui, plus que jamais.
Acquaviva disait cela sans colère, sans amertume, avec cette extraordinaire douceur dont il ne se départissait que très rarement. Il ajouta:
– Après avoir eu bien du mal à le décider à s’en retourner dans son pays, vous voici obligé de lutter et de ruser à nouveau pour l’empêcher de partir. Pensez-vous réussir?
– Le plus difficile, répondit le moine, sera de l’amener jusqu’ici sans éveiller ses soupçons. J’espère y arriver cependant. Qu’il entre seulement dans cette maison et je réponds qu’il ne partira pas. On prépare tout à cet effet, dans les chambres machinées que je voulais vous faire visiter. Et je crois pouvoir assurer que le spectacle que j’ai composé à son intention lui rendra toute sa décision.
– Et ce Jehan le Brave?
Parfait Goulard répondit avec un sourire sinistre:
– Des hommes à nous le suivent pas à pas et ne le quittent pas plus que son ombre. Il en sera ainsi jusqu’au jour où… il ne sera plus à redouter.
– Le plus tôt possible, mon fils. Il y a urgence impérieuse, dit Acquaviva, d’ailleurs sans manifester aucune impatience.
– À l’heure qu’il est, la chose est peut-être faite.
– Dieu vous entende, mon fils.
Acquaviva réfléchit une seconde et, redressant sa tête pâle:
– Où en sommes-nous de ces fouilles?
– Nous approchons, monseigneur. L’autel signalé dans le papier en question est presque complètement dégagé. Dans quelques jours, nous aurons mis à découvert le bouton. Et nous serons bien près du but.
À ce moment, on gratta doucement à la porte. Goulard alla ouvrir. Un moine, taillé en athlète, parut qui, humblement, demanda les ordres de monseigneur pour son souper.
– Montez-moi un morceau de pain, des fruits et un verre d’eau, dit Acquaviva.
Et pendant que le moine athlète s’éloignait, il se remit paisiblement à parler à Parfait Goulard, à qui il donnait des instructions.
Lorsque le moine, cinq minutes plus tard, revint avec une petite table sur laquelle, dans des plats d’argent massif, se dressait le très frugal repas commandé par le redoutable chef de la sombre et terrible société de Jésus, Parfait Goulard n’était plus là. Le moine servant ne parut pas s’en étonner.