Saêtta était resté à rôder sur la montagne. Il voulait voir ce qui se passerait. Il était hanté de sombres pressentiments. C’est que rien de ce qu’il entreprenait contre le fils de Pardaillan ne lui réussissait. Superstitieux comme il était, il en venait à se demander si quelque puissance occulte ne le protégeait pas, et si ce n’était pas lui-même et sa vengeance qui étaient maudits.
Il avait donc, caché derrière une haie, assisté à la bataille, et en voyant la vigoureuse défense du jeune homme, il avait écumé.
– Sang du Christ! grognait-il furieusement, ils ne l’auront pas! Je ne le croyais pas si fort tout de même!
Il n’avait commencé à se remonter que lorsqu’il avait vu que Jehan était enfermé dans le gibet.
– Cette fois, je crois qu’il est pris! se dit-il dans un accès de joie délirante.
Mais alors, une autre inquiétude lui était venue.
– Ils vont me le tuer! Ils ne le prendront pas vivant! O Christ maudit! tu es donc contre moi? Avoir attendu vingt ans pour aboutir à cela! Enfer et damnation!
Puis, ç’avait été l’explosion finale, le gibet croulant, incendié. Saêtta était demeuré atterré. Deux larmes brûlantes, larmes de rage, étaient tombées sur sa joue tannée. Il pleurait la faillite de sa vengeance.
Il était sorti de son coin. Les paysans du village de Montmartre, qui s’étaient prudemment tenus enfermés tant que la bataille durait, étaient accourus en foule après l’explosion. Les soldats avaient transporté les blessés dans les masures les plus proches; naturellement, les habitants avaient appris que tout était fini. Ils pouvaient maintenant se montrer sans crainte de recevoir un mauvais coup. Ils s’empressaient d’accourir voir.
Saêtta s’était mêlé à la foule. Il s’était approché, autant qu’il avait pu. Du gibet, il ne restait plus que la carcasse et un monceau de décombres. Jehan le Brave et ses trois compagnons avaient péri, victimes de leur résistance désespérée. Leurs corps hachés, déchiquetés, réduits en bouillie, étaient peut-être parmi ces tas innommables qu’on ramassait pieusement, aux quatre coins de la place.
Devant l’irréparable, il lui fallut bien se résigner. Il essaya de se consoler en disant:
– Bah! je voulais le faire périr sur l’échafaud… il sera mort dessous, voilà tout!
Le jour commençait à tomber lorsqu’il se décida à rentrer en ville. Il partit d’un pas rude, furieux. Malgré qu’il s’efforçât de se remonter, le coup qu’il venait de recevoir était trop dur. Il ne pouvait l’accepter aussi facilement. En descendant les pentes de la montagne, il grommelait:
– Malheur à qui me regardera de travers en ce moment!… J’ai une envie furieuse de tuer!… Une affaire serait la bienvenue… une bonne bataille… un bon duel… voilà qui me calmerait un peu… et me soulagerait.
Malheureusement, ou heureusement, il ne rencontrait que soldats ou paysans occupés aux funèbres recherches. Ceux-là ne le regardaient même pas. En sorte que l’affaire qu’il souhaitait pour calmer ses nerfs exaspérés ne se présentait pas.
Il était arrivé à la croix, au bas côté. Il tourna à droite, dans la direction du château des Porcherons. Il venait de dépasser la porte de Perrette la Jolie, lorsque cette porte s’ouvrit.
Pardaillan parut sur la route. En attendant que la porte fût soigneusement verrouillée et cadenassée, il demeura sur le seuil. Et, par vieille habitude de routier qui ne s’aventure pas sans étudier le terrain, il jeta un coup d’œil à droite et à gauche. Il aperçut Saêtta, qui s’éloignait d’un pas allongé.
– Pardieu! se dit-il, je voulais obliger ce sacripant à s’expliquer un peu, voici l’occasion, ce me semble.
Il rattrapa Saêtta en quelques enjambées, et d’un ton narquois, il lui cria:
– Eh, signor Guido Lupini, ne courez donc pas si vite!
À ce nom si brusquement jeté et auquel il était à mille lieues de s’attendre, Saêtta se retourna tout d’une pièce, et la moustache hérissée, l’œil fulgurant, il gronda:
– C’est à moi que vous parlez?
– À qui voulez-vous que ce soit?… puisqu’il n’y a que nous deux sur la route!…
– Et vous m’avez appelé comment? demanda Saêtta sur un ton chargé de menace.
Et, en même temps, il dévorait des yeux cet inconnu, cherchant à se rappeler où et quand il l’avait rencontré.
– Je vous ai appelé Guido Lupini, fit Pardaillan de son air froid. Et, du bout des lèvres, d’un air naïf:
– N’est-ce pas ainsi que vous vous nommez?… ou du moins n’est-ce pas le nom que vous prenez en de certaines circonstances… pas très propres?
Saêtta souffla fortement. Son exaspération, son énervement étaient tombés du coup. Il cherchait une affaire: il était servi à souhait. Il pourrait se soulager et en même temps il se débarrasserait d’un homme qu’il ne connaissait pas, ou du moins qu’il ne parvenait pas à identifier, et qui le connaissait trop bien, lui.
Instantanément, il retrouva tout son sang-froid, s’assura d’un coup d’œil rapide que la route était déserte, et avec un rictus terrible:
– Monsieur, dit-il, bien que je ne vous connaisse pas, vous savez sur mon compte, paraît-il, des choses que nul ne doit savoir… Dégainez donc sur-le-champ, s’il vous plaît. Et tenez-vous bien, car je vous avertis: je vais vous tuer.
En même temps, il mit flamberge au vent et tomba en garde, aussi calme, aussi correct que s’il se fût trouvé sur les planches de la salle d’armes.
– Ah! pauvre de moi! gémit Pardaillan, qui m’eût dit que je courais à la mort en courant après vous, signor Guido Lupini?…
Et il tomba en garde, lui aussi, avec non moins d’aisance et d’assurance que l’ancien maître d’armes.
Celui-ci attaqua immédiatement, avec l’intention manifeste de tuer, ainsi qu’il avait dit. Coup sur coup, il porta ses bottes les meilleures. Elles furent toutes parées avec une maestria que Saêtta, beau joueur, admira sans le dire.
Conscient de sa force, réelle, il n’avait ni inquiétude ni impatience. Même, par une sorte de coquetterie qui lui faisait honneur, il éprouvait une âpre jouissance à sentir au bout de son fer un adversaire digne de lui. Il serra son jeu davantage, il porta ses bottes les plus secrètes, les plus savantes. Elles furent parées toujours avec la même aisance.
– Mes compliments! monsieur, dit-il, entre deux coups, vous venez de parer un coup qui, jusqu’ici, n’avait jamais manqué son but.
– Je manie assez bien l’épée, dit modestement Pardaillan.
– Mais je remarque que vous n’attaquez pas.
– C’est que mon fort, c’est la défensive… Je vaux moins pour l’attaque… Surtout lorsque je me trouve en présence d’un adversaire de votre force.
Ceci était dit avec cette ironie froide dont Pardaillan avait le secret et qui échappait aux oreilles les plus attentives. Saêtta ne la perçut pas. Mais il comprit enfin qu’il se trouvait en face d’une épée plus redoutable qu’il n’avait pensé tout d’abord. Et une inquiétude subite lui vint. Non pas la crainte d’être touché ou même tué. Il était brave et maintenant que sa vengeance avait irrémédiablement sombré par la mort de Jehan, il ne tenait pas autrement à la vie. Mais il se disait:
– Corpo di Cristo! Je croyais que Pardaillan, seul au monde, était de force à me tenir tête!… Qui est celui-ci?… Il doit avoir à peu près cet âge!… Mais non, Pardaillan attaquerait, lui… Et celui-ci se contente de se défendre, et très bien, ma foi!… Il faut en finir pourtant!…
Dans cette idée, par une série de feintes merveilleusement amenées, il prépara son fameux coup de la foudre. Ce coup, il l’avait encore perfectionné, et tel qu’il était à présent, non seulement il le croyait irrésistible, mais il était sûr que personne ne le connaissait, ne l’ayant montré à âme qui vive. Il se fendit à fond en tonnant en italien:
– Eco la saêtta! (Voici la foudre!)
– La paro! (Je la pare!) dit Pardaillan, en italien aussi, et avec un flegme déconcertant.
Effaré, bouleversé de stupeur, Saêtta fit un bond prodigieux en arrière et dans son esprit chaviré, il mugissait:
– Cosa è?… Cosa è?… (Qu’est-ce que c’est?)
Il n’eut pas le temps d’en songer plus long. Pardaillan s’était porté vivement sur lui et, à son tour, il attaquait, portant ses coups avec une rapidité foudroyante. Saêtta, pour parer, était obligé de faire appel à toute sa science. Il voyait maintenant que sa vie tenait à un fil. Mais ceci ne l’inquiétait guère. L’incomparable virtuose de la lame qu’il était vibrait d’aise sous ces attaques en tempête. Il oubliait Pardaillan, il oubliait que cet homme possédait un secret qu’il tenait à garder et qu’il avait décidé de le tuer. Il oubliait tout. Il ne voyait que le prestigieux escrimeur qu’il avait en face de lui et eût volontiers payé d’une pinte de son sang l’honneur de le toucher.
Le jeu de Pardaillan, comme le sien à l’instant d’avant, n’était qu’une série de feintes destinées à placer un coup. Seulement, si Saêtta avait manqué le sien, Pardaillan réussit comme en se jouant.
L’épée de Saêtta, arrachée avec une irrésistible violence, sauta en l’air, décrivit un imposant demi-cercle et alla tomber derrière Pardaillan. Une fois encore, Saêtta fit un bond en arrière et la vérité lui apparut alors en une aveuglante clarté. Il rugit:
– Vous êtes M. de Pardaillan!
– Oui! dit simplement celui-ci.
Saêtta, le buste penché, les yeux exorbités, le fixait obstinément. Et la rage, une rage folle, s’empara de lui. Ainsi sa vengeance avortée, ce n’était pas assez?… Pour mettre le comble à son infortune, quelques instants après sa mort, il se heurtait au père de sa victime!… Et il subissait cette insupportable humiliation de se voir désarmé, lui, Saêtta, qui se croyait le maître des maîtres en fait d’armes.
«La malédiction est sur moi!» se dit-il avec colère.
Et cette idée, qui l’eût terrifié en un autre moment, acheva de l’exaspérer. Il lui vint une envie furieuse d’en finir avec une existence déshonorée, désormais sans but, qui ne pouvait que se traîner lamentablement, empoisonnée par les regrets et le désespoir.
Il redressa la tête d’un air de défi, croisa les bras sur sa poitrine, regarda le chevalier en face et brava:
– Eh bien! tuez-moi!…
Pardaillan rengaina tranquillement et haussant les épaules:
– Si j’avais voulu vous tuer, dit-il, je l’aurais fait quand vous pouviez vous défendre… J’ai mieux à faire que vous tuer… Nous avons à causer.
Saêtta eut un éclat de rire strident:
– C’est vrai, pardieu!… J’oubliais… Vous voulez des nouvelles de votre fils, hein?… Je vais vous en donner et de toutes fraîches… Je puis parler, maintenant.
Pardaillan fut stupéfait. Il avait jugé l’ancien maître d’armes du premier coup. Il se disait, avec raison, que l’intimidation n’aurait aucune prise sur lui. Il se demandait, non sans inquiétude, comment il s’y prendrait pour l’obliger à parler. Et voici que Saêtta allait au-devant de ses désirs, offrait spontanément de parler. D’un coup d’œil, il vit que le bravo était sous l’empire d’une sorte de coup de folie. Il comprit qu’un mot de lui pouvait faire tomber l’accès… et alors il ne saurait rien. Il se tut et attendit, impassible, que l’autre s’expliquât.
Saêtta parla avec une violence inouïe, comme s’il avait voulu pousser à bout Pardaillan et l’amener à lui porter le coup mortel qu’il souhaitait ardemment.
– Votre fils?… C’est moi qui l’ai enlevé, voici tantôt dix-huit ans… J’en ai fait un truand… et un rude truand!… On l’appelle Jehan le Brave… Mon but était de le faire finir sur l’échafaud, par les mains du bourreau… comme sa mère, autrefois, avait fait finir ma fille Paolina… Comprenez-vous? Maintenant, si vous voulez le voir, votre fils… allez au gibet de Montmartre… fouillez les décombres fumants… cherchez parmi les ossements calcinés… peut-être trouverez-vous les restes de celui qui fut votre…
Il ne put achever. La main de fer de Pardaillan l’étreignait à la gorge, et d’une voix terrifiante, qui fit courir un frisson sur la nuque de Saêtta:
– Tu as fait cela? misérable!… Répète! Tu dis que mon fils…
– Enseveli sous le gibet de Montmartre, ricana Saêtta en une suprême bravade.
Brusquement, Pardaillan l’enleva à bout de bras, le balança un moment dans l’espace. Saêtta comprit que sa dernière heure était venue. Il songea: «Mieux vaut crever tout de suite!… Qu’aurais-je fait?…» Pourtant, il ferma les yeux.
Plus brusquement encore, Pardaillan le déposa rudement à terre, et d’une voix blanche à force de fureur:
– Va-t-en! cria-t-il. Tu ne vaux même pas que je me donne la peine de t’écraser!… Va-t’en!…
Pardaillan avait une telle flamme aux yeux, il était si auguste et si terrible à la fois, que Saêtta crut voir en lui l’incarnation du châtiment céleste. Et lui qui n’avait pas tremblé lorsqu’il s’était vu entre les mains puissantes de son redoutable adversaire, lui qui avait souhaité la mort, il sentit la peur superstitieuse de l’au-delà s’insinuer en lui. Avec un hurlement d’épouvante, il s’enfuit, titubant, râlant, courbant l’échine, marmottant des bouts de prière.
Pardaillan ne le regarda même pas. Il se retourna et, d’un pas vif, il prit le chemin qui conduisait au gibet en se disant:
– Peut-être ce scélérat a-t-il menti!… Et puis, qui sait?…