Les quatorze cents livres durèrent quinze jours. Pas plus.
Est-ce à dire que les trois gaillards s’amusèrent à jeter leurs écus dans la Seine?… Ou qu’ils firent des emplettes considérables?… Ou qu’ils se livrèrent enfin à des orgies sans, nom? Point. Ils ne firent aucune acquisition et ils vécurent assez raisonnablement. Au train qu’ils avaient adopté, ils auraient pu faire durer leur magot deux ou trois mois. Ce qui, en somme, eût été assez gentil.
Mais ils s’avisèrent de jouer dans les cabarets qu’ils fréquentaient. Et comme, maintenant qu’ils étaient devenus honnêtes, ils se figuraient naïvement que tout ce qu’il y avait de larrons dans Paris s’étaient convertis comme eux, ils ne songèrent pas à se méfier.
Un soir – soir de guigne noire – ils tombèrent sur un trio de maîtres pipeurs. Les choses ne traînèrent pas. En moins d’une heure, ils perdirent jusqu’à leur dernière maille. Il leur fallut fuir, courbant l’échine sous la raclée de coups de triques de l’hôtelier furieux de voir la dépense non réglée. Car les trois fripons s’étaient défilés à la douce emportant leur butin.
La catastrophe était terrible. Autrefois, une soirée passée à l’affût, au coin d’une rue, eût à peu près réparé le dommage. Mais aujourd’hui qu’ils étaient honnêtes, c’était la misère noire, les jours de famine et d’expédients prévus par leur chef.
Ils vendirent les armes et les costumes magnifiques payés par Concini. Ils ne gardèrent que leur bonne rapière et le costume qu’ils avaient sur le dos. Heureusement, ces vêtements étaient en excellent drap, presque neufs, et ils étaient ainsi encore présentables.
Ménagés avec une économie sordide, quoique un peu tardive, les quelques écus qu’ils tirèrent de cette vente durèrent une semaine. Jehan, qui les vit toujours très propres, insouciants à leur habitude, ne soupçonna pas leur détresse. Ils se gardèrent bien de l’avouer.
Au moment où nous les retrouvons, il était quatre heures de l’après-midi. On était aux premiers jours de juin. Le temps était radieux et le soleil versait à flots son éclatante lumière. C’était un de ces étincelants après-midi où tout respire la joie de vivre.
Ce jour-là, Gringaille, Escargasse et Carcagne avaient serré leur ceinture d’un cran. Déjeuner peu substantiel, on en conviendra. Et ils allaient, par les rues de la grand’ville, le nez au vent, l’œil au guet, à l’affût de l’occasion propice qui leur permettrait de dîner autrement que d’un nouveau cran à la ceinture.
Mélancoliques, mais non résignés, ils erraient sans but précis. Ils comptaient sur le hasard qui, jusque-là, ne se montrait guère favorable. Ils étaient parvenus au carrefour du Trahoir. Machinalement, ils s’engagèrent dans la rue de l’Arbre-Sec, se dirigeant vers la rivière.
Tout à coup, Carcagne s’administra sur le crâne un coup de poing à assommer un bœuf, et il beugla:
– J’ai trouvé!
– Quoi? firent les autres, palpitants.
– Le moyen de dîner sans avoir rien à débourser et peut-être… qui sait?… la pitance assurée pendant quelque temps. Vite, compères, la voici, entrez dans le cul-de-sac et n’en bougez pas jusqu’à ce que je vous appelle.
Ceci se passait devant la maison de dame Colline Colle. En la reconnaissant à travers les vitraux de sa fenêtre, Carcagne venait brusquement de se rappeler les avances qu’elle lui avait faites.
La matrone, depuis l’enlèvement de Bertille, passait la majeure partie de son temps à cette fenêtre. Elle était extraordinairement tenace et n’avait pas renoncé à son idée de tirer profit de cet enlèvement.
Elle avait cherché La Varenne. Mais le confident du roi se cachait chez lui. Il ne pouvait se résigner à montrer son visage avec sa balafre qui ressemblait par trop à un coup de cravache. Colline Colle n’avait pu le rencontrer. Elle avait concentré ses espoirs sur Carcagne.
Mais le bon jeune homme, comme elle disait, ne paraissait pas se décider à venir la voir, comme elle l’en avait prié. Et voici que, au moment où elle commençait à désespérer, elle l’apercevait, arrêté devant sa maison. Elle n’avait pas hésité à ouvrir sa fenêtre et l’avait appelé sans vergogne. C’est ce qui avait fait dire à Carcagne: «la voici!»
Gringaille et Escargasse avaient reconnu la vieille, eux aussi. Ils avaient compris la pensée de Carcagne et l’espoir avait pénétré en eux. Ils étaient allés se poster sous l’œil-de-bœuf de l’impasse, bien résolus à n’en pas bouger tant que Carcagne ne leur ferait pas signe.
Colline Colle ouvrit la porte juste comme Carcagne montait majestueusement les marches du perron. Il pénétra dans le sanctuaire – nous entendons la cuisine, qui servait de salle à manger. Lorsqu’ils se trouvèrent, seuls, face à face, la matrone crut devoir prendre un air confus et baissa pudiquement les yeux. Carcagne comprit qu’il lui fallait dire quelque chose de galant, qui lui conquît d’emblée les bonnes grâces de la femme. Il trouva ceci:
– Belle dame, depuis que je vous ai vue, je me suis aperçu que j’avais oublié mon cœur ici. Je ne viens pas vous le réclamer. Si vous l’avez trouvé, gardez-le… Mais, pour Dieu, donnez-moi le vôtre en échange, ou je meurs… Voyez, je dépéris, je me dessèche, je me consume!…
Ayant dit, il retroussa sa moustache d’un air conquérant, trouvant le compliment assez bien troussé et la déclaration décisive.
Le plus fort, c’est que Colline Colle, peu habituée à un si beau langage, baya d’admiration. Elle laissa tomber sur cet amoureux qui s’exprimait si bien un regard attendri qui se chargea de compassion en le regardant de plus près.
Il est de fait que Carcagne, à jeun depuis la veille, avait un petit air dolent des plus intéressants. De plus, il était dévoré d’inquiétude au sujet de sa tentative désespérée. Toucher le cœur de la vieille mégère n’était rien… si elle n’ouvrait le garde-manger. Cette inquiétude se lisait sur son visage. Colline Colle la prit pour l’angoisse de l’amoureux qui attend que son sort soit fixé. Elle en fut touchée.
Mais elle n’était pas femme à perdre la tête pour si peu. Elle fit remarquer:
– Eh! sainte Vierge! pourquoi avez-vous tant attendu, pauvre jeune homme?… Puisque je vous avais invité à venir me voir!
Elle minaudait en parlant. Mais elle fixait sur lui ses petits yeux perçants. En tout cas, la réflexion était juste. Elle faillit désarçonner Carcagne, qui ne l’avait pas prévue. L’imminence du péril lui donna de l’esprit d’à-propos.
– Hélas! belle dame, fit-il en poussant force soupirs, je suis au service d’un puissant prince et j’ai dû suivre mon seigneur, qui a jugé à propos de s’absenter. Ah! j’ai bien maudit l’affreux contretemps et j’ai bien souffert, allez!
L’explication était des plus plausibles; elle satisfit la matrone. Elle la satisfit d’autant plus qu’elle lui apprenait que le ravisseur avait titre de prince. C’était le commencement des renseignements qu’elle espérait arracher de son prétendu amoureux. Elle fut contente et son attitude s’en ressentit:
– Pauvre jeune homme! dit-elle d’un air apitoyé.
Elle lui prit la main, qu’elle serra tendrement comme pour dire: «Vos tourments vont finir!» et baissant les yeux d’un air embarrassé:
– Je m’appelle Brigitte… Et vous?…
– Moi, je m’appelle Carcagne. Ô Brigitte! reine de mon cœur, je m’attache à vous jusqu’à la mort! Je sens que je ne peux vivre sans vous! Je sens… que nous sommes créés l’un pour l’autre. Je sens… pardieu! c’est une odeur de soupe au lard… c’est-à-dire, non… je veux dire que je sens une… je sens que… je sens…
Le pauvre Carcagne, troublé par le parfum de la soupe qui mijotait sur le feu, sentait qu’il pataugeait lamentablement. Pour se tirer d’embarras, il employa un moyen héroïque: il empoigna Colline Colle, la souleva comme une plume, la serra sur son cœur à l’étouffer et plaqua sur sa peau sèche des baisers retentissants.
Après quoi il la reposa délicatement sur ses pieds, conscient de s’être tiré à son honneur du mauvais pas dans lequel il s’était sottement fourré en voulant éblouir par des phrases ronflantes, quand les gestes sont si faciles et si éloquents.
Colline Colle, qu’il avait à moitié étouffée, soufflait péniblement, se remettait peu à peu. Elle n’était pas fâchée. Bien au contraire. Elle était émerveillée de la force et de la vigueur de cet amoureux intrépide. Et elle eut la franchise de le dire:
– Jésus! Seigneur! Quelle force!… Quelle ardeur!… Se peut-il que vous m’aimiez à ce point?… Mais c’est une vraie bénédiction!
Voyez comme vont les choses: pour une pauvre petite fois qu’elle se montrait franche, elle n’eut pas de chance. Carcagne crut qu’il avait triomphé sur toute la ligne. Il se crut le maître de la situation et il déclara avec désinvolture:
– C’est dit! je m’installe ici! Je ne vous quitte plus, Ô Brigitte! Je sens que je suis né pour mener une existence de bon bourgeois paisible.
– Ouais? songea la vieille, il va vite, le bon jeune homme! S’imagine-t-il, par hasard, que je vais l’entretenir?… Voire! que je tienne les renseignements dont j’ai besoin et puis je lui montrerai comment je sais me débarrasser des galants trop encombrants.
Mais, comme elle ne protesta pas, comme elle continua de sourire tendrement, Carcagne, avec sa logique spéciale, en inféra qu’elle consentait. Il jeta cyniquement le masque et s’écria rondement:
– N’est-ce pas bientôt l’heure du dîner, Brigitte? Mon estomac me dit que l’heure a sonné depuis longtemps.
Cependant, malgré son impudence et les airs détachés qu’il affectait, il n’était pas très rassuré: Colline Colle avait l’air de se faire tirer l’oreille.
Elle réfléchissait, voilà tout. Elle était avare, mais elle n’était pas sotte. Et elle avait été commerçante. La dépense d’un dîner la faisait renâcler. Mais elle se dit que rien ne vaut un bon dîner convenablement arrosé, pour délier une langue. Or, elle voulait faire parler ce naïf garçon. Le profit qu’elle lui arracherait valait bien qu’elle risquât les quelques sous d’un repas. Sa décision fut vite prise, et à Carcagne, qui attendait anxieusement:
– Mais, monsieur Carcagne, dit-elle, je ne soupe pas avant six heures! Et il n’en est pas encore cinq.
– Vous vous trompez, ô Brigitte, assura Carcagne soulagé, je suis sûr que vous vous trompez. Mon estomac me dit qu’il est au moins neuf heures du soir.
Et comme elle paraissait surprise et quelque peu inquiète, il eut recours à la tactique qui lui avait déjà réussi: il la prit par la taille, plaqua un baiser dans son cou et roucoula:
– Ah! mon cœur! vous venez de me donner la plus grande joie de ma vie. Et les émotions creusent, voyez-vous.
– Voulez-vous bien finir, mauvais sujet!
– Et puis, vous ne savez pas que depuis que je vous ai vue, je ne bois plus, je ne mange plus, je ne dors plus!… Alors, je subis le coup de la réaction… Brigitte, si vous ne me donnez à manger de suite, je tombe d’inanition, je m’évanouis, je meurs à vos pieds… avant d’avoir cueilli votre baiser.
La matrone s’efforçait de rougir. Au fond, elle était plus ébahie que flattée de cette ardeur qu’on lui témoignait. Mais elle n’avait garde de le laisser voir.
– Allons, fit-elle, je ne veux pas votre mort et… je vais vous préparer à manger à l’instant.
Ayant bravement accepté le risque, elle s’activa d’assez bonne grâce. Elle ranima le feu et descendit à la cave.
À peine avait-elle tourné les talons que Carcagne bondit sur l’escabeau placé sous l’œil-de-bœuf. Il passa la tête dehors et laissa tomber quelques paroles joyeusement accueillies par Gringaille et Escargasse, qui attendaient patiemment, mais non sans inquiétude.
Ceci fait, il descendit vivement de son escabeau et, pour se donner une contenance, il se mit à marcher de la fenêtre à la porte de la chambre, grande ouverte. Et il s’arrêta machinalement sur le seuil.
Les rayons obliques du soleil tombaient sur un meuble placé précisément à côté de lui. Un objet miroitant et brillant comme de l’argent attira invinciblement son regard. Cet objet était placé dans un tiroir entrouvert.
Ce fut plus fort que lui. Carcagne oublia son honnêteté trop récente. Il fut fasciné, ébloui par l’éclat de cet objet mystérieux. Ses bonnes résolutions sombrèrent piteusement dès la première occasion.
Les yeux fixés sur la porte par où il craignait de voir reparaître Brigitte courroucée, il allongea une griffe experte, explora vivement le tiroir et rafla l’objet sans le regarder. Il lui sembla que ce devait être un étui. En argent assurément: il brillait tant. Plein d’or, peut-être, qui sait? Il l’agita doucement. Précisément, il sentit ballotter un corps à l’intérieur. Le cœur battant, il fourra vivement l’étui dans sa poche et s’éloigna précipitamment de la chambre.
Alors, la honte au front, il eut conscience de son crime et qu’il venait de se déshonorer en manquant à sa parole. Soyons juste: son premier mouvement fut de remettre l’objet où il l’avait pris. Il fit même un pas vers la chambre, à cette intention. Trop tard. Colline Colle reparaissait à ce moment. L’émotion lui donna une quinte de toux qui fit trembler les casseroles.
Comme si cette toux avait été un signal, au même instant on frappa rudement à la porte. Colline Colle sursauta et regarda Carcagne avec une mine inquiète. Celui-ci se campa et retroussa sa moustache d’un air qui signifiait: «Je suis là! Ne craignez rien.» Et Colline Colle sourit, rassurée:
Les coups redoublèrent. En même temps, une voix cria:
– Ohé! Carcagne! Hé bé! Es-tu mort ou vivant?… Si tu es mort, dis-le, cornes du diable! nous ne laisserons pas refroidir le dîner qui nous attend.
– Brigitte, s’écria joyeusement Carcagne, ce sont des amis! Ouvrez, ma chère.
Mais Brigitte allongeait le nez. La visite, apparemment, n’était pas de son goût. Puis, décidément, le bon jeune homme en prenait trop à son aise:
«Quoi! il est là depuis un quart d’heure à peine. Il s’installe. Il me tourne et retourne. Il parle en maître. Il faut, pour lui, que j’avance l’heure de mon souper. Et, pour comble, voilà déjà ses amis qui veulent envahir mon domicile! Ouais! que signifie ceci? Ah! quand j’aurai mes renseignements, je ne traînerai pas à le jeter dehors… Il me compromettrait avec ses allures… Sans compter que je lui vois des dents capables de croquer, en un rien de temps, mes pauvres économies si péniblement amassées!»
Carcagne, voyant qu’elle ne bougeait pas plus qu’une souche, se précipita lui-même. La clé était sur la serrure. Il ouvrit, tira les verrous et fit entrer ses amis, sans paraître se soucier le moins du monde des airs pincés de la matrone et des coups d’œil furieux qu’elle lui jetait.
C’est ainsi que, malgré elle, Gringaille et Escargasse firent une entrée qui n’avait rien de triomphal, malgré leur outrecuidante assurance. Carcagne, en parfait gentilhomme, fit les présentations en règle. L’accueil de Colline Colle fut glacial et eût démonté tout autre que les deux malheureux affamés. Mais les deux pauvres hères, qui entrevoyaient l’aubaine d’une franche lippée, ne voulurent rien voir, rien entendre. Ils multiplièrent les sourires et les révérences, et Escargasse déclara avec désinvolture:
– Excusez-nous, madame, si nous troublons votre galant tête-à-tête. Mais notre ami Carcagne me paraît oublier que nous eûmes l’honneur de l’inviter à souper.
– Et pardieu! nous avons même commandé, expressément à son intention, un succulent repas à l’auberge du Grand-Passe-Partout, qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, la première auberge de Paris, renchérit Gringaille.
Colline Colle regarda Carcagne avec inquiétude: est-ce qu’il allait la laisser pour les suivre? Allait-elle échouer si près du but? Non! Carcagne disait:
– Ah! messieurs, vous m’excuserez, mais je ne puis aujourd’hui. Et il jetait sur la vieille un coup d’œil égrillard. La joie qu’elle éprouva de voir qu’il restait lui fit oublier de faire semblant de rougir. Gringaille et Escargasse se redressèrent avec des airs outragés.
– Mais, continua Carcagne, négligemment, il y a moyen de s’arranger. Je ne puis aller avec vous, mais vous pouvez rester avec nous… Partagez notre modeste repas. Je suis sûr que madame se tiendra pour honorée de vous avoir à sa table.
La stupeur et l’indignation laissèrent Colline Colle sans parole. Mais sa physionomie irritée, les yeux étincelants qu’elle dardait sur les trois malheureux qui attendaient sa décision dans des transes mortelles, toute son attitude enfin, était une protestation terriblement éloquente.
Gringaille et Escargasse feignirent de ne pas remarquer cette attitude, et de prendre son silence pour un acquiescement. Leurs trognes se firent souriantes et avec des mines comme ils en voyaient faire aux gentilshommes:
– Par ma foi, la proposition est des plus galantes.
– Nous n’aurions garde de la refuser!
Mais la vieille avare se révolta devant ce surcroît de dépense. Elle éclata sur son ton le plus revêche:
– Ouais! prenez-vous ma maison pour un cabaret? Pensez-vous que j’aie les moyens d’héberger gratuitement tous les mauvais drôles à qui il chantera d’envahir mon logis?…
Elle aurait tenu d’autres propos aussi peu amènes si Carcagne l’avait laissée faire. Mais Carcagne risqua bravement le grand coup et, prenant un air de dignité outragée:
– Fi donc! madame, s’écria-t-il. Est-ce ainsi que vous appréciez l’honneur qui vous est fait?… Messieurs, partons, je vous prie. Je me suis trompé sur le compte de madame… Je lui croyais un cœur noble et généreux. Je vois que c’est une petite bourgeoise rapace et avaricieuse. Partons!…
Colline Colle faillit s’évanouir. Quoi! il s’en allait?… Mais c’était sa ruine, alors!… Sa superbe spéculation s’en allait à vau-l’eau parce qu’elle rechignait à un supplément de dépense. Valait-il pas mieux se résigner? Accepter l’inévitable? Oui, cent fois oui.
– Messieurs, messieurs, se hâta-t-elle d’implorer, vous ne m’avez pas comprise. J’ai voulu dire que ma maison n’étant pas un cabaret, vous n’y trouveriez pas l’abondance et le confort dignes de galants cavaliers tels que vous, et auxquels vous êtes certainement accoutumés.
Le plus étonné de sa victoire fut certes Carcagne lui-même. Il n’aurait jamais cru qu’il avait produit une si vive impression sur cette femme. La preuve était là, cependant. Les trois respirèrent, délivrés de leur appréhension et ils échangèrent un coup d’œil triomphant: l’affaire était dans le sac. Non sans peine toutefois. Ils n’abusèrent pas de leur triomphe.
– Nous ne sommes pas exigeants, dit l’un.
– La moindre des choses nous suffit, appuya l’autre.
– Sans compter l’honneur et le plaisir de souper en aussi agréable compagnie, dit galamment Carcagne, avec une œillade assassine.
Ces assurances tranquillisèrent un peu l’avare.
Enfin, le malheureux dîner, si péniblement obtenu, fut prêt. Il se composait de la soupe dont le parfum avait fait bafouiller Carcagne affamé, d’un plat de lentilles et d’un restant de porc rôti que Brigitte, en soupirant, se résigna à aller chercher à la cave. Repas peu copieux. À peine eût-il suffi à tromper la faim d’un des trois convives. Colline Colle avait cru faire grandement les choses en montant deux bouteilles de vin. Un dé de vin à chacun autant dire.
Les trois se regardèrent d’un air consterné. Mais Carcagne ne doutait plus de rien et maintenant il savait la manière de dompter la mégère: il n’y avait qu’à montrer les dents. D’autorité, il s’empara des clés, descendit à la cave et en remonta chargé de six bouteilles, de douze œufs et d’un jambon. Colline Colle faillit s’étrangler de désespoir. Mais elle n’osa pas protester. Encouragé par ce succès, Carcagne fouilla effrontément les placards et découvrit plusieurs pots de confiture et une bouteille de populo, à peine entamée.
Brigitte souriait. Mais elle souriait jaune et elle avait envie de s’arracher les cheveux. Le pis est qu’elle dut confectionner l’omelette. Ah! comme elle l’eût volontiers saupoudrée de poison… si elle n’avait voulu au moins en prendre sa part. Quoi qu’il en soit, ainsi renforcé, le repas pouvait apaiser la faim des trois braves. C’est la seule chose qui leur importait.
Les provisions épuisées jusqu’aux miettes, les plats proprement torchés, à peu près satisfaits, ils passèrent sur le devant qui était comme le salon de la vieille. Ils n’oublièrent pas d’emporter la bouteille de populo avec l’intention manifeste de la vider jusqu’à sa dernière goutte. Et dans l’engourdissement béat de la digestion, ils se disaient, dans leur langage de convention, qu’à tout prendre, la maison était moins mauvaise qu’ils n’avaient cru et que, bien dressée, la vieille pourvoirait à leurs besoins, jusqu’au jour où Jehan aurait fait fortune. Ils ne doutaient pas, en tout cas, qu’ils n’eussent trouvé la pitance assurée pendant plusieurs jours, au moins.
Il va sans dire que Colline Colle n’aspirait qu’à les jeter dehors au plus tôt. Elle était dans une rage froide terrible et ne se contraignait que par un puissant effort de volonté. Aussi, les voyant gais et animés, elle risqua la question qui lui brûlait les lèvres:
– Vous disiez, monsieur Carcagne, que vous étiez au service d’un puissant prince. Comment s’appelle-t-il donc?
Et, palpitante, elle attendit la réponse. Carcagne ouvrait déjà la bouche. Il sentit qu’on lui écrasait le pied. Il comprit et se tut.
– C’est le prince Florentini, dit vivement Gringaille.
– Le propre cousin de la reine Marie de Médicis, renchérit Escargasse.
Une lueur s’alluma dans l’œil de la mégère. Un large sourire fendit sa bouche jusqu’aux oreilles. Son nez se tortilla frénétiquement. Enfin! elle avait le nom du ravisseur. Ce nom, elle le vendrait très cher au confident du roi. Au roi lui-même peut-être. Qui sait s’il ne reviendrait pas? Maintenant elle ne regrettait plus que les sacripants lui eussent dévoré ses provisions de quinze jours.
– Et vous dites qu’il s’est absenté ces jours-ci? fit-elle d’un air indifférent.
– C’est-à-dire qu’il est retourné à Florence, son pays, et qu’il ne reviendra plus.
Cette révélation fut comme un coup de trique sur le crâne de la matrone.
– Mais, balbutia-t-elle, et la jeune fille, mon ancienne locataire, qu’en a-t-il fait?
Et elle attendit la réponse, haletante d’angoisse. Par le ravisseur elle eût pu faire retrouver la jeune fille. Mais puisque le ravisseur était retourné dans son pays, il fallait bien retrouver la jeune fille elle-même.
– Comment, vous ne savez pas?… La jeune fille est en sûreté, sous la protection du roi… Il paraît qu’elle est d’une naissance illustre… proche parente de notre sire, dit-on, expliqua Gringaille.
Pour Colline Colle, qui savait que Bertille était la propre fille du roi, ces paroles parurent très significatives. Elle fut écrasée, anéantie. Bertille, sous la protection du roi, c’était l’écroulement piteux du chantage organisé dans sa tête. Elle était ruinée, volée, pillée, bafouée… Car ces trois-là, ces brigands qui la regardaient d’un air narquois, ils en savaient plus qu’ils n’en disaient et ils se réjouissaient. Ah! ce qu’elle allait les jeter dehors.
Elle se leva brusquement, pâle de rage et de fureur, les deux poings sur les hanches, hérissée, menaçante, et gronda:
– Mais alors, si votre maître est retourné dans son pays, vous voilà sans place, vous autres?
– Dame, oui, fit mélancoliquement Escargasse. Aveu imprudent. Le Provençal le comprit, trop tard.
Colline Colle, d’un coup d’œil, s’assura qu’elle n’avait rien à craindre. Il faisait grand jour, la rue était animée, on viendrait à son aide le cas échéant. Elle bondit sur le balai, le saisit à deux mains et le brandit en glapissant:
– Ah! vous êtes sans place!… Ah! vous êtes sur le pavé, sans sou ni maille, le ventre creux, affamé… Et vous vous êtes dit que je serais votre vache laitière, et vous êtes venus vous installer ici, vous m’avez ruinée, vous m’avez dévoré toutes mes provisions, bu tout mon vin!… Hors d’ici, chiens! truands! mauvais garçons! ribauds!
Et chaque épithète était accompagnée d’un coup de balai. Les trois interdits, effarés, ne comprenant rien à ce changement subit, s’étaient redressés, paraient de leur mieux les coups qu’elle assénait, ne pensaient pas encore qu’il fallût déguerpir au plus tôt.
– Mais ma chère Brigitte! tenta de concilier Carcagne.
– Je ne suis pas votre chère Brigitte! hurla la mégère hors d’elle-même. Je suis une honnête femme, moi! Et vous m’avez ruinée, ruinée!… Hors d’ici, vous dis-je!
Et courant à la fenêtre, elle l’ouvrit toute grande et se mit à crier d’une voix perçante, capable d’ameuter toute la rue:
– Au feu! au truand! à la hart!
Ils comprirent que s’ils tardaient, tout le quartier allait leur tomber dessus et que c’en était fait d’eux. Ils prirent bravement leurs jambes à leur cou, battirent précipitamment en retraite et dégringolèrent les marches du perron, pareils à de grands oiseaux effarés. Les ailes de la peur aux talons, ils coururent d’une traite jusqu’à la porte Saint-Honoré où ils se rassurèrent enfin en constatant qu’on ne les poursuivait pas.
Le premier soin de Carcagne, quand il se vit seul dans leur taudis, fut de vérifier ce que pouvait être l’objet brillant qui l’avait fait trébucher dès ses premiers pas sur le chemin de l’honnêteté.
C’était un méchant étui en fer-blanc, sans aucune valeur. Il l’ouvrit. Il contenait une bague en fer, également sans valeur, et un papier couvert d’une écriture fine et serrée, en une langue qu’il ne connaissait pas. Il se sentit soulagé. Il prit la bague en se disant:
– Je dirai à Gringaille de la donner à Perrette. Cela lui fera peut-être plaisir.
Quant à l’étui, il le mit dans la poche intérieure d’un vieux pourpoint usé et déchiré qu’il ne portait plus depuis longtemps. Et la conscience plus tranquille, il se jeta sur sa paillasse, s’enroula dans sa couverture et ne tarda pas à s’endormir.
Ce petit étui était celui que Colline Colle avait soustrait dans la cassette de Bertille. Elle aussi elle l’avait jeté négligemment dans un tiroir et l’y avait oublié.