LII

Le lendemain, qui était un jeudi, les cinq hommes furent debout à la pointe du jour. Pardaillan vida sa ceinture. Elle contenait une centaine de pistoles qu’il offrit à son fils. Et comme celui-ci esquissait un geste de refus, il dit doucement:


– Prenez sans scrupule. Je ne suis pas riche, c’est vrai mais je puis disposer de ceci sans me gêner. Au surplus, vous me rembourserez quand vous aurez fait fortune… ce qui ne saurait tarder. Vous ne pouvez laisser ces pauvres diables dans l’état où ils sont.


Gringaille, Escargasse et Carcagne louchaient piteusement, tour à tour sur le petit tas d’or et sur leurs guenilles. Ils connaissaient l’orgueil de leur chef et ils pensaient bien qu’il allait refuser, ce dont ils enrageaient d’avance. À leur grande surprise, Jehan accepta sans façon. Mais, comme il ouvrait la bouche pour remercier, le chevalier coupa court en disant avec une brusquerie affectée:


– En route!


Il se dirigea vers un angle de la grotte et expliqua complaisamment le mécanisme qui actionnait la porte secrète. Cette porte franchie, ils s’engagèrent dans un couloir assez étroit, mais fort long. Au bout de ce couloir se trouvait une deuxième porte invisible dont Pardaillan révéla le secret. De là, ils se trouvèrent dans une carrière abandonnée par laquelle ils allèrent sortir sur le versant ouest de la montagne. À mi-côté de la montagne se trouvait une éminence sur laquelle se dressaient cinq moulins. Plus loin, vers le nord, il y avait encore un moulin au pied duquel passait une bifurcation du chemin de la fontaine du But [6]. Ce fut non loin de ce moulin qu’ils aboutirent.


Jehan remit de l’argent à ses trois compagnons, qui rentrèrent dans Paris par la porte Saint-Honoré. Ils s’en furent droit chez un fripier où ils firent emplette de costumes presque neufs, en fort bon drap. Et radieux, quelques pistoles sonnant clair au fond des poches, ils s’en allèrent bras dessus, bras dessous, bayant aux corneilles, comme des écoliers en goguette.


Quant à Pardaillan et à Jehan, ils se dirigèrent vers la fontaine du But, qui se trouvait à une centaine de pas, et contournèrent la montagne; ils passèrent devant le hameau de Clignancourt et revinrent au-dessous de la chapelle, chez Perrette la Jolie.


En effet, Pardaillan avait proposé à son fils de passer cette journée près de sa fiancée. Peut-être se disait-il que tant qu’il resterait là il serait en sûreté. Quoi qu’il en soit, Jehan s’était empressé d’accepter, comme bien on pense. Les deux hommes ne pénétrèrent pas dans la maison avant d’avoir fait le tour de l’enclos. Ils ne découvrirent rien de suspect.


Cette journée passa, pour le jeune homme, avec une rapidité fantastique. À dire vrai, il en fut de même pour la jeune fille. Il leur semblait, à tous deux, qu’ils faisaient un rêve délicieux qui s’écroulerait avec le réveil.


Si heureux qu’il pût être, Jehan ne perdait cependant pas la tête. Pendant que Pardaillan s’entretenait avec Bertille, il avait pris Perrette à part et lui avait fait ses recommandations. En même temps, il lui avait remis tout ce qui lui restait des cent pistoles avancées par le chevalier, ne gardant qu’une centaine de livres pour lui.


Vers le soir, le père et le fils rentrèrent dans Paris par la porte Montmartre. Au départ comme à l’arrivée, ils ne remarquèrent rien d’anormal aux environs de la petite maison. D’ailleurs, Escargasse, Carcagne et Gringaille devaient tour à tour veiller de loin sur les deux jeunes filles.


Pardaillan emmena son fils souper avec lui à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout. Jehan accepta avec joie le souper, mais refusa l’hospitalité que le chevalier lui offrait en disant:


– Je vais rentrer à mon logis de la rue de l’Arbre-Sec. Puisqu’on me croit mort, je serai en sûreté aussi bien là qu’ailleurs.


Et il avait fait comme il avait décidé.


Le lendemain matin, il était debout de bonne heure et arpentait à grands pas sa mansarde, en réfléchissant d’un air préoccupé. Il résuma ses réflexions en disant à haute voix:


– De tout cela, il ressort qu’il est grand temps de me mettre à faire fortune, si je veux conquérir le bonheur que je tiens à portée de la main.


Ce mot de fortune amena une saute dans son esprit. Il prit le papier qu’il avait trouvé dans l’étui et le considéra longtemps d’un air rêveur. Brusquement, il se mit à battre le briquet, alluma la lampe et brûla les trois papiers en murmurant rageusement:


– Ainsi, je n’y penserai plus!


Vers dix heures et demie, il était dehors. Il ne savait pas où il allait. Il ne savait pas davantage ce qu’il ferait. Une seule idée était bien arrêtée dans son esprit: c’est qu’il lui fallait trouver un grand seigneur au service duquel il pût entrer avec des chances de s’y faire une situation honorable.


Quant à savoir à quel grand seigneur s’adresser, comment se présenter, de qui se recommander, quels titres faire valoir, il n’en avait pas la moindre idée. Il y avait bien le roi… Mais diantre, c’était porter les yeux un peu trop haut. Puis, si peu rancunier qu’il fût, le roi n’oublierait sans doute jamais qu’il l’avait menacé de la pointe de sa rapière. Le roi lui avait ordonné de se faire oublier. Ce n’était pas avec l’algarade du gibet qu’il obtiendrait ce résultat. Le roi connaîtrait certainement cette affaire. Certes, elle était de nature à lui faire ouvrir des portes devant lui. Mais ces portes seraient celles du Châtelet ou de la Conciergerie ou de la Bastille, de n’importe quelle prison enfin, mais jamais celles du palais du Louvre.


En y réfléchissant bien, il était plus prudent de ne pas songer au roi. Ah! s’il avait pu lui rendre quelque signalé service qui fît oublier ses peu recommandables antécédents!… Mais voilà, quel service?… il ne savait pas.


Il allait donc à l’aventure, cherchant dans sa tête et, finalement, comptant peut-être, à son insu, sur le hasard. Il marchait avec une superbe insouciance, sans prendre aucune précaution, sans songer à se cacher. Il avait même passé devant la maison de Concini. Non par bravade, mais par distraction, et parce qu’il se trouvait dans la rue Saint-Honoré. Au surplus, s’il s’en était aperçu, il n’aurait probablement pas changé de direction pour cela.


Comme il traversait le carrefour du Trahoir, quelqu’un se campa devant lui et s’écria, avec les marques de la plus extrême surprise:


– Monsieur le chevalier Jehan le Brave!… Quoi, c’est vous que je vois?… Et bien vivant, par ma foi!…


Brusquement arraché à ses pensées, Jehan tressaillit et laissa tomber un regard sur celui qui lui parlait.


C’était un tout jeune homme: dix-huit ans à peine. Il portait un costume magnifique, d’une suprême élégance, à la dernière mode du jour. Malgré son extrême jeunesse, il avait une assurance déconcertante, un port de tête altier, un air de morgue et de hauteur des plus remarquables.


Évidemment, c’était un grand seigneur, il le savait et tenait à ce que chacun le comprît rien qu’à son air. En effet, ce tout jeune homme s’appelait Henri de Nogaret, comte de Candale. Il était le fils aîné du duc d’Épernon, l’ancien favori d’Henri III, qui avait su si bien mener sa barque qu’il était encore, à l’heure présente, un des intimes du roi régnant, Henri IV.


Cependant, pour être juste, nous devons ajouter qu’en ce moment le fils de l’ancien mignon ne songeait pas à jouer au grand seigneur. Visiblement, il était heureux de la rencontre.


Une joie puérile brillait dans ses yeux. Loin de penser à écraser son interlocuteur de la supériorité que lui donnaient le rang et la naissance, il semblait le considérer comme un héros à qui il témoignait une admiration naïve et enthousiaste.


Jehan remarqua cela et il réprima le mouvement de contrariété qu’il avait esquissé tout d’abord.


– Eh! monsieur le comte, fit-il avec un sourire un peu ironique, pourquoi ne serais-je pas vivant?… Ventre-veau! vous souhaitez donc ma mort?


– Non pas, mon cher sauveur! s’écria le jeune Candale avec une vivacité qui prouvait sa sincérité, non pas! Vous m’avez sauvé la vie, mordieu! Croyez bien que je ne l’oublie pas. On prétendait que vous étiez mort. Foi de Nogaret, j’en étais fâché.


– C’est beaucoup d’honneur que vous me faisiez, dit Jehan, sans qu’il fût possible de savoir s’il raillait ou parlait sérieusement. Mais, vous me voyez tout ébahi et fort intrigué aussi. Qui diable daigne s’occuper d’un pauvre hère tel que moi?…


– Qui! s’exclama Candale en levant les bras au ciel, mais… le roi, monsieur. Le roi lui-même, les ministres, la cour… Toute la journée d’hier, toute la cour s’est entretenue de vous. À l’heure présente, c’est toute la ville, j’en jurerais, qui parle de vous, monsieur Jehan le Brave. Vous êtes le héros du jour… et vous êtes le seul à l’ignorer.


En grand seigneur qu’il était, le comte de Candale parlait très haut et se tenait rivé devant son interlocuteur, comme pour lui interdire de continuer son chemin.


Jehan le Brave jeta un coup d’œil rapide autour de lui. D’un geste machinal, il assujettit son ceinturon et mit le poing sur la garde de l’épée. Il devinait bien dans quels termes on avait dû parler de lui. Si le roi et les ministres lui avaient fait l’insigne honneur de s’occuper de lui, ce n’était, certes, pas dans des intentions bienveillantes.


Il comprenait que, dès qu’on le saurait vivant, ce qui ne pouvait guère tarder, il aurait à ses trousses toutes les forces policières de la ville. Et ce jeune étourneau qui, dans son enthousiasme, s’avisait de crier son nom à tue-tête en pleine rue.


– Pourtant, il ne broncha pas: il ne fit aucune observation. Seulement, comme les éclats de voix de son compagnon commençaient à attirer l’attention sur eux, il l’écarta d’un geste d’irrésistible autorité et se mit à descendre la rue Saint-Honoré d’un pas nonchalant, mais l’œil au guet et se tenant prêt à tout.


Le jeune comte de Candale ne lâcha pas pied pour cela. Familièrement, il le prit par le bras et, tout glorieux, il se mit à marcher à son côté. Si Jehan fut contrarié, il n’en laissa rien paraître et, de son air le plus naïf:


– À quel sujet ces illustres personnages m’ont-ils fait le grand honneur de s’occuper de moi?


– Vous le demandez?… Mais au sujet de l’affaire du gibet de Montmartre… On ne parle que de cela, monsieur… Ah! mordieu! que ce devait être beau! que j’aurais voulu être là!… Je me serais mis à vos côtés, monsieur. Mordiable! Tudiable! Ventrediable! Un homme, seul, tenant tête à plus de cent… et en mettant je ne sais combien hors de combat! C’est prodigieux!…


– Je n’y suis pour rien. J’ai été servi par la chance, voilà tout.


– C’est bientôt dit, morbleu!… Et l’explosion finale? Vous les aviez loyalement avertis, paraît-il. Vous vous êtes fait sauter… et vous voilà sain et sauf, sans une égratignure. C’est miraculeux. Et vous avez fait cela tout seul.


– Pardon! J’ai été aidé par de bons compagnons.


– Trois, oui, je sais… Mais ils ne sont venus que lorsque tout était fini, ou à peu près.


– Vous êtes bien renseigné, à ce que je vois. Mais, dites-moi, monsieur, tout le monde, à la cour, se montre-t-il aussi indulgent que vous?


– À ne vous rien celer, non, dit franchement Candale. Les uns vous admirent sans réserve. D’autres sont enragés après vous. Notamment M. de Sully et le grand prévôt. Tenez-vous bien, monsieur, car, dès l’instant qu’ils vous sauront vivant, ils ne vous laisseront pas de répit.


– Je m’en doute! dit Jehan avec un sourire narquois. Et le roi, que dit-il, lui?


– Officiellement, il approuve ces messieurs. Mais M. le duc d’Épernon, mon père, affirme qu’il est émerveillé et que, tout bas, il a manifesté ses regrets de la mort d’un brave de cette trempe.


– Ah! fit simplement Jehan. Et, en lui-même, il songeait:


«Oui, M. de Pardaillan me l’a dit: le roi est un brave homme.»


Tout en causant, les deux jeunes gens étaient arrivés à l’angle de la rue de Grenelle. L’hôtel du duc d’Épernon était situé rue de la Plâtrière, à l’angle de la rue Breneuse. Jehan le savait. Et comme la rue de la Plâtrière était le prolongement de la rue de Grenelle, il s’arrêta pour prendre congé de son compagnon. Mais celui-ci ne l’entendit pas ainsi:


– Je ne vous lâche pas ainsi, dit-il en se cramponnant à son bras. Venez, je veux vous présenter à monsieur mon père. Il sera enchanté de faire votre connaissance et de vous remercier, car il sait que je vous dois la vie, monsieur le chevalier.


– Monsieur, dit Jehan froidement, vous me donnez un titre qui ne m’appartient pas. Je ne suis pas chevalier. Je ne suis même pas gentilhomme.


– Allons donc! à d’autres, monsieur!… Vous êtes de race, cela se voit, du reste. Vous n’êtes pas chevalier, dites-vous? Mais vous finirez dans la peau d’un duc, peut-être d’un prince. Tête et ventre, c’est moi qui vous le dis!


Ceci était dit avec une conviction ardente et une impétuosité juvénile.


– Peste, comme vous y allez! dit Jehan en souriant malgré lui. Il était tourné vers la porte Saint-Honoré et, en parlant, il regardait machinalement un carrosse qui, au loin, venait dans leur direction. Ce carrosse était escorté de trois cavaliers.


Au moment où il prononçait ces dernières paroles, le carrosse arrivait à la hauteur de la rue des Bons-Enfants. Le fils de Pardaillan avait la vue perçante. Il discerna les cavaliers et le sourire disparut de ses lèvres, ses traits se figèrent, tandis qu’une lueur s’allumait au fond de ses prunelles.


C’est que ces cavaliers étaient les gentilshommes de Concini: Eynaus, Roquetaille et Longval. Jehan s’était renseigné. Il les connaissait maintenant individuellement par leur nom. Il savait même que le quatrième, Saint-Julien, ne participait pas, momentanément, aux expéditions parce qu’il lui répugnait de se montrer avec sa tête enveloppée de linges.


Cependant, le comte de Candale, qui tournait le dos au carrosse, ne vit pas le changement qui venait de se produire dans la physionomie de son interlocuteur. Il crut naïvement qu’il hésitait à se présenter devant un grand seigneur tel que le duc d’Épernon – parce qu’il ne se croyait pas gentilhomme. Et comme c’était là une chose d’une importance capitale, à l’époque, il s’efforça de le rassurer en disant:


– M. d’Épernon assure que le roi a déclaré devant ses intimes que vous êtes de très bonne maison et même de naissance illustre, paraît-il. La parole du roi ne saurait être mise en doute. En conséquence, monsieur mon père vous recevra avec tous les égards qu’on se doit entre gentilshommes.


Et avec une superbe inconscience, il ajouta, comme argument décisif:


– Voyons, est-ce que je vous traiterais comme je le fais, si je ne savais que vous êtes mon égal?


De tout ceci, Jehan n’avait retenu qu’une chose: c’est que le roi affirmait qu’il était de bonne maison. Le roi connaissait donc le secret de sa naissance? Comment? Depuis quand? Une foule de points d’interrogation se posaient ainsi dans son esprit, tandis qu’il disait vivement:


– M. d’Épernon sait-il qui je suis en réalité?


Non. Le roi n’en a pas dit plus long. Allons, venez. N’oubliez pas que monsieur mon père est colonel-général de l’infanterie et qu’il a un crédit suffisant pour contrebalancer l’influence de ceux qui vont s’acharner après vous. Il cherche des hommes résolus. Ceux de votre trempe sont rares. Croyez-moi, il sera heureux de vous attacher à sa maison et il obtiendra votre grâce.


Jehan le Brave réfléchit:


«Pardieu, qu’est-ce que je risque, après tout? C’est peut-être la fortune qui se présente?… Et puisqu’il y a quelque part des gens qui savent qui je suis… je les trouverai, ventre-veau!… et il faudra bien qu’ils vident leur sac.»


Et tout haut, d’un air de souveraine condescendance, comme s’il accordait une faveur:


– Eh bien! soit, allons!


Le comte de Candale était trop jeune, ou d’esprit trop superficiel, pour saisir certaines nuances. Ainsi qu’il l’avait dit naïvement lui-même, il ne s’était souvenu qu’il devait la vie à Jehan le Brave que depuis qu’il savait que le roi déclarait cet aventurier de bonne famille et paraissait avoir une certaine estime pour lui. Fils de courtisan, le comte était né courtisan. Il flairait d’instinct d’où venait le vent et il le suivait. C’était là tout le secret de l’amabilité qu’il venait de montrer. Et Jehan le comprit fort bien. D’ailleurs, il se trahit une fois de plus, en disant:


– Venez! Je vous réponds que vous serez bien accueilli et je suis sûr que M. d’Épernon me remerciera de lui avoir amené une recrue de votre valeur.


Et prenant le bras de Jehan, il l’entraîna dans la rue de Grenelle. Comme ils traversaient la rue Coquillière, qui séparait la rue de Grenelle de la rue de la Plâtrière, Jehan se retourna. Le carrosse et son escorte étaient à une centaine de pas derrière et semblaient suivre la même direction qu’eux.


À cette vue, il eut un sourire qui eût inquiété les gentilshommes de Concini, s’ils avaient pu le voir. Mais Longval, Eynaus et Roquetaille ne songeaient guère au truand Jehan le Brave, qu’ils croyaient enseveli sous les décombres du gibet de Montmartre.

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