XLI

Le petit pavillon dans lequel Bertille avait été enfermée par la mère Marie-Ange se composait de deux pièces: une chambre à coucher et un petit oratoire. Le tout était confortablement meublé, coquet même. À part les barreaux qui garnissaient les fenêtres, rien ne rappelait la prison là-dedans. Encore moins la tombe dont l’évêque de Luçon et Léonora Galigaï avaient parlé.


Bertille était restée enfermée le jour de son entrée et toute la journée du lendemain. Le matin du troisième jour, elle fut avisée qu’elle était détenue par ordre du roi. Sa détention ne serait pas longue: trois ou quatre mois au plus, après quoi on lui rendrait sa liberté. On s’efforcerait d’adoucir sa captivité autant qu’il serait possible de le faire. La porte de son pavillon serait ouverte depuis le jour jusqu’à la tombée de la nuit. Pendant ce temps, elle serait libre d’aller et venir à sa fantaisie… à condition qu’elle ne franchît pas certaines limites qu’on lui faisait connaître. Enfin, elle était avisée que toute tentative de fuite ou de correspondance avec l’extérieur échouerait fatalement et attirerait sur elle des rigueurs, dont la moindre était qu’elle serait privée de cette liberté relative qu’on lui laissait pour se voir impitoyablement enfermée à double tour.


En effet, à dater de cet instant, Bertille put aller à sa guise hors du pavillon et du jardinet qui l’entourait. Seulement, quand elle approchait de trop près des limites qui lui avaient été assignées, elle voyait surgir devant elle deux fortes gaillardes affublées d’un costume mi-partie laïc mi-partie religieux. Ces deux femmes ne lui disaient pas un mot. Elles lui adressaient un sourire qui s’efforçait d’être gracieux, elles plongeaient dans une profonde révérence… Mais elles demeuraient campées devant elle d’une façon qui était tout à fait significative.


Bertille n’avait pas tardé à se rendre compte que, sans qu’il y parût, elle était étroitement gardée. Elle ne pourrait rien entreprendre par elle-même. Elle ne pouvait compter que sur une aide venue du dehors. Cette aide viendrait-elle jamais? C’était problématique.


On lui avait dit qu’elle était détenue sur l’ordre du roi. Elle n’en avait pas cru un mot. À force de réfléchir, de tourner et retourner le problème, elle était arrivée à entrevoir la vérité.


Bertille savait, par les papiers dont elle avait la garde, que le fameux trésor était convoité surtout par des prêtres. Elle avait eu en main des indications précises à ce sujet. Myrthis ou le comte de Vaubrun avait expressément recommandé de se défier de tout ce qui portait un habit religieux. Elle savait mieux que personne que nul au monde ne pouvait soupçonner qu’elle était en possession de ces papiers.


Nul, hormis M. de Pardaillan. Encore n’en était-elle pas bien sûre.


Or, on s’était servi du nom de Pardaillan et de ces papiers pour l’attirer dans un guet-apens. On avait menti en invoquant le nom de Pardaillan. Cependant, si on avait parlé des papiers, c’est qu’on connaissait leur existence. Depuis quand? Depuis très peu de temps, c’était évident. Forcément, elle devait penser qu’on avait fouillé dans ses affaires, après son enlèvement. C’est ce qu’elle pensa, en effet.


La cause de son emprisonnement apparaissait dès lors très claire, sans qu’il fût besoin d’être doué d’une perspicacité exceptionnelle: des prêtres avaient fouillé dans ses papiers. Ils y avaient trouvé les indications qu’ils cherchaient depuis de longues années. Ils en avaient fait leur profit, cela ne souffrait aucun doute. On avait craint qu’elle ne fût en état de nuire aux détrousseurs. On n’avait pas hésité: on l’avait enlevée et on la séquestrait… le temps d’enlever les millions.


– Reste à savoir s’ils ont découvert les vraies indications, songea-t-elle. Mais comment le savoir?


Elle devait trouver des renseignements sans les chercher. La religieuse converse qui lui servait de servante (et un peu aussi de geôlière) ne put se tenir de lui apprendre qu’on effectuait des fouilles à la chapelle.


– On pense découvrir ainsi, dit-elle, la chapelle souterraine de saint Denis. Ah! nous allons avoir de beaux pèlerinages. Notre communauté va retrouver sa vogue d’autrefois.


Bertille était fixée. On avait pris les papiers chez elle, mais on n’avait pas trouvé le bon… puisque les recherches s’égaraient à côté. Si elle était fixée, elle était aussi inquiète:


– Tant que les travaux dureront, je n’ai rien à redouter, se dit-elle. On n’a aucun intérêt à me maltraiter. Au contraire… Mais quand ils seront arrivés au bout… Quand ils verront qu’il n’y a rien… que les indications étaient un leurre. C’est sur moi qu’ils se rabattront… Ils voudront me faire parler, c’est certain!… Alors, qui sait à quelles extrémités ils se livreront pour arriver à leurs fins?…


Elle ne put réprimer un frisson à cette pensée. Mais, on l’a déjà vu, elle était forte et vaillante. Elle réfléchit que des fouilles dureraient pour le moins deux mois. Et avec cette confiance inébranlable qu’elle avait en son amour, elle se dit:


– D’ici là, il m’aura trouvée et délivrée.


En attendant, on était aux petits soins pour elle. Réellement, on s’efforçait de lui rendre supportable son séjour forcé au couvent. Elle se sentait surveillée, certes, et mettait de la discrétion. La sœur qui la servait se retirait dès son service fini et la laissait seule, libre d’aller et de venir ou de rester chez elle à rêver.


Une semaine passa.


Comme elle était démunie de tout, l’abbesse avait eu l’attention de lui envoyer le linge et les vêtements nécessaires. Après le linge, elle envoya sa lavandière pour le blanchir. Cette lavandière, c’était Perrette la Jolie.


Si on s’étonne de voir une blanchisseuse laïque dans un couvent, où d’ordinaire tous les travaux sont effectués par la communauté, nous rappellerons qu’un couvent, à cette époque, ne ressemblait en rien à un couvent moderne. Une abbaye était comme une seigneurie. Un abbé ou une abbesse était un seigneur ou une grande dame.


Jamais des femmes jeunes, jolies et élégantes, comme Marie de Beauvilliers et quelques-unes de ses religieuses, n’auraient consenti à confier leurs fins et luxueux dessous à une converse, bonne ouvrière certes, mais peu au courant des variations de la mode. Car la mode intervient même dans la façon de plisser, tuyauter et empeser les fanfreluches.


Grâce aux dix-huit cents livres généreusement données par Gringaille, Carcagne et Escargasse, Perrette venait de s’établir. Avec son petit air sérieux, sa mise décente et même élégante, c’était une charmeuse que cette Perrette. Avec cela un tact parfait et ouvrière accomplie. Il lui suffisait de se présenter quelque part pour être bien accueillie. Et comme son travail était irréprochable, elle se constituait rapidement une belle clientèle.


Perrette, lorsqu’elle était entrée chez Bertille, avait avec elle une ouvrière robuste, chargée d’emporter les lourds paquets de linge.


Bertille était douce et très simple. Elle n’avait aucun de ces préjugés qui faisaient que les gens de qualité se montraient pleins de morgue et de hauteur vis-à-vis de tout ce qui n’était pas «né». Elle accueillit les deux ouvrières avec son aménité habituelle.


Les deux jeunes filles s’étudièrent de ce coup d’œil rapide et sûr qu’ont les femmes. Et elles se sourirent gentiment. Apparemment il y avait sympathie entre elles. Mais comme la religieuse, servante et gardienne, était présente et les surveillait étroitement, elles n’échangèrent que des paroles banales qui pouvaient être dites en semblable occurrence.


Dans le courant de la semaine, Perrette pensa fréquemment à cette inconnue si jeune, si jolie, si douce, si peu fière et qui paraissait si triste.


– C’est sûrement quelque noble demoiselle que sa famille tient enfermée contre son gré, se disait-elle. À t-elle donc commis quelque faute grave?… Je jurerais bien que non. Ces yeux bleus, si clairs, si lumineux, sont le reflet d’une âme pure et innocente. Ce n’est pas une coupable, c’est une victime. Je la plains de tout mon cœur.


Et lorsqu’elle revint pour la deuxième fois, la sœur étant encore présente, Perrette, obéissant à l’impulsion de son bon cœur, sut s’arranger de manière à faire comprendre à Bertille qu’elle compatissait à ses malheurs, et que si elle pouvait lui être utile, elle le ferait très volontiers.


Bertille comprit ce langage muet. Mais elle se tint sur la réserve. Savait-elle si on ne lui tendait pas un nouveau piège?… Pourtant, quelle apparence?… N’était-elle pas entre les mains de ses ennemis?… Puis Perrette avait une de ces physionomies loyales qui attirent la confiance.


Et, à son tour, Bertille se prit à rêver de cette jolie ouvrière qui paraissait avoir si bon cœur.


– Si elle consentait à aller le trouver? songeait-elle, à lui dire qu’on me détient de force ici?… Il saura bien me délivrer, lui!


Toute cette semaine, elle la passa à penser à la petite lavandière. Tiraillée entre son instinct qui lui disait qu’elle pouvait avoir confiance et le souvenir récent des trahisons dont elle était encore victime, qui lui conseillait la prudence. Tantôt bien résolue à se confier à cette inconnue, l’instant d’après, décidée à se taire et à se tenir sur ses gardes.


Pour la troisième fois, Perrette revint. Cette fois, la religieuse n’était pas là. L’occasion était peut-être unique. Bertille sentit l’angoisse lui broyer le cœur. Parlerait-elle, ne parlerait-elle pas?… Pour elle, la question était redoutable.


Pendant qu’elle hésitait et se consultait, Perrette parlait spontanément:


– Madame, dit-elle de son air sérieux, je ne vous connais pas, mais je vous vois si triste, si malheureuse, que mon cœur en est ému. Si je puis vous être utile, disposez de moi.


Perrette s’était placée de façon à avoir la porte grande ouverte devant elle. Ainsi elle surveillait le jardin et verrait venir de loin la sœur. En parlant, elle étalait délicatement sur la table la lingerie qu’elle apportait.


Bertille hésitait. Machinalement, elle suivait les gestes gracieux de l’ouvrière. Ses yeux se fixèrent sur ses doigts avec une expression de surprise très vive.


Voyant qu’elle se taisait, Perrette reprit de sa voix douce:


– Vous ne me connaissez pas madame… et sans doute vous avez de bonnes raisons de vous défier? Je vous assure que vous pouvez avoir confiance en moi… Décidez-vous, madame, dans un instant la sœur et mon ouvrière vont venir. Il sera trop tard pour vous… Je ne réussirai pas toujours à écarter la sœur comme aujourd’hui.


Au lieu de répondre, Bertille s’empara de la main de Perrette et fixant sur elle un regard scrutateur, avec une soudaine émotion:


– Cette bague! dit-elle en désignant un anneau passé au petit doigt de l’ouvrière, d’où tenez-vous cette bague?


C’était la petite bague en fer que Carcagne avait trouvé dans l’étui qu’il avait subtilisé à Colline Colle. Gringaille sur la demande de son compagnon, l’avait passée au doigt de sa sœur et n’y avait plus pensé.


Perrette fut étonnée de la question. Puis étonnée encore du ton sur lequel elle était posée. Il lui semblait que ce n’était guère le moment de perdre son temps à des futilités. Néanmoins, forte de sa conscience, elle soutint sans broncher le regard soupçonneux de Bertille et répondit, sur un ton très naturel:


– Je la tiens de mon frère.


Bertille comprit qu’elle disait vrai. Plus doucement, elle dit:


– Excusez-moi si j’insiste… Il s’agit d’une chose très importante pour moi. Savez-vous où votre frère a trouvé cette bague?


– Il ne me l’a pas dit, fit Perrette de plus en plus étonnée.


– Votre frère, que fait-il?… Comment s’appelle-t-il, d’abord?


– Gringaille, madame.


Bertille tressaillit. Elle eut ce froncement de sourcils de la personne qui cherche à rappeler ses souvenirs. Et tout à coup, ses yeux brillèrent, son gracieux visage s’illumina d’un sourire, et vivement:


– J’y suis!… Votre frère n’est-il pas au service d’un jeune homme…


– Messire Jehan le Brave, oui, madame, fit Perrette, mordue au cœur par un soupçon subit.


– Vous le connaissez? s’écria Bertille radieuse.


Perrette pâlit un peu. À son tour, elle fixa des yeux ardents sur Bertille, comme si elle ne l’avait pas vue, ou mal vue jusque-là. Pourtant, elle n’hésita pas et répondit d’une voix ferme:


– Nous nous connaissons depuis l’enfance… Il m’appelle sa petite sœur et je l’aime comme mon frère… Et vous, madame? Vous le connaissez donc aussi?…


Bertille eut un geste de charme et d’abandon. Elle jeta ses bras autour de Perrette, l’embrassa tendrement, et toute rougissante, lui glissa à l’oreille:


– Je serai donc votre sœur aussi, moi!… car je n’aurai pas d’autre époux que lui!… Ah! dites-lui qu’il vienne m’arracher…


Perrette s’arracha vivement à la fraternelle étreinte et, un peu sèchement, murmura:


– Silence!… Voici la sœur et mon ouvrière.


Bertille, troublée ne remarqua pas ce brusque changement. Pour se donner une contenance, elle se mit à ranger le linge que Perrette, très indifférente en apparence, lui passait à mesure. La sœur les trouva ainsi occupées. Elle les étudia d’un œil soupçonneux cependant. Mais elle les vit très calmes et se rassura.


À l’aveu si imprévu de Bertille, Perrette, si maîtresse d’elle et si complet que fût son renoncement, avait senti son cœur se contracter sous l’affreuse douleur qui la tenaillait. Son premier mouvement, tout instinctif, avait été un mouvement de recul. L’arrivée subite de la sœur l’avait tirée fort à propos d’embarras. Maintenant elle s’était ressaisie.


Avant de sortir, elle adressa à Bertille un sourire plein de promesses. Et la jeune fille, qui comprit, radieuse, transportée de bonheur, mit doucement sa main sur son cœur pour en comprimer les battements tumultueux.

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