LIII

L’hôtel d’Épernon avait son entrée principale rue de la Plâtrière. Il occupait une partie de cette rue et de la rue Breneuse. Les jardins s’étendaient, sur le derrière, jusqu’à la rue Coq-Héron. L’ancien mignon tenait une manière de cour et aussi une garnison.


En effet, il avait à sa solde plusieurs centaines de gentilshommes, dont beaucoup habitaient l’hôtel. En outre, comme il était colonel-général de l’infanterie, une foule d’officiers de tous grades venaient à l’ordre, là, et encombraient ses antichambres. Sans compter tout ce qu’il y avait de cadets dans Paris, en quête d’un emploi ou d’un engagement. Plus, bien entendu, la tourbe des solliciteurs de toutes sortes qui se faufilaient là comme ils le faisaient dans toute demeure de puissant personnage.


Sous la porte cochère, grande ouverte, Jehan remarqua que c’était là un va-et-vient incessant de gens affairés, les uns entrant, les autres sortant. Ceux-ci montés, ceux-là à pied. Dans la cour d’honneur, c’était une véritable cohue: gentilshommes, officiers, soldats, escortes, laquais; carrosses, litières, chevaux: les uns tenus en main, les autres la bride passée dans des anneaux scellés aux murs.


Tout cela dépassait, de très loin, le train, encore modeste, de la maison de Concini. Le fils de Pardaillan, raide et impassible en apparence, était, au fond, quelque peu effaré. Aussi fut-il très sensible à la délicatesse du comte de Candale qui le conduisit dans ses appartements particuliers. Là, du moins, c’était le calme et la solitude.


Candale fit servir une bouteille de vin généreux et des gâteaux secs, et après avoir choqué son verre contre celui qu’il considérait, suivant ses propres expressions, comme une «recrue de valeur», il le laissa pour aller aviser son père. Moins de cinq minutes après, il était de retour et, d’un air contrarié:


– Monsieur le duc, dit-il, est en ce moment en conférence avec des visiteurs. Il vous recevra aussitôt après et vous prie de vouloir bien patienter un instant.


Jehan comprit fort bien qu’on lui accordait une faveur marquée. À en juger par l’encombrement de la cour, il se doutait de ce que devaient être les antichambres. Il dit donc avec enjouement:


– Qu’à cela ne tienne, monsieur. J’attendrai.


– Ce n’est pas tout… Je suis obligé de vous laisser… un ordre à exécuter. Mon absence sera de courte durée, d’ailleurs… À moins que vous ne préfériez que je vous fasse conduire dans une antichambre?


– Non pas! dit vivement Jehan, j’aime la solitude… J’attendrai donc votre retour ici même… Si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient.


– Aucun, morbleu!… Je vous laisse! Videz la bouteille en m’attendant. Et n’oubliez pas que vous êtes chez vous ici. Si vous avez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à frapper sur ce timbre.


Ceci était dit avec une bonne grâce parfaite. Jehan s’inclina et remercia.


Candale parti, il se mit à arpenter la pièce dans laquelle il se trouvait. Comme il passait devant une lourde portière qui masquait une porte, il entendit comme un bruit de sièges déplacés. Il s’arrêta machinalement et il entendit distinctement une voix qui disait:


– Ici, madame, nous pourrons discuter à notre aise, sans crainte d’être entendus. C’est l’appartement de mon fils Candale, et j’ai eu soin de l’éloigner.


– Diable! murmura Jehan, très gêné.


Il allait tousser, faire du bruit, pour attirer l’attention de ceux qui se croyaient à l’abri d’une indiscrétion. Au même instant, une voix de femme répondait:


– Duc, je sais que vous n’aimez pas les moines. Cependant, j’ai pris la liberté de vous en amener un.


– Mme Concini! songea le fils de Pardaillan. Oh! ceci change les choses!… Les Concini me veulent la malemort… J’ai intérêt à savoir ce qu’ils trament dans l’ombre. Ceci est de bonne guerre, ventre-veau!… Écoutons et regardons… si c’est possible.


Et Jehan, au lieu de faire du bruit comme il en avait eu l’intention,’s’immobilisa, retint son souffle, écarta doucement la portière et, par la porte entrebâillée, coula un regard indiscret.


Il vit le duc d’Épernon, qu’il connaissait de vue, Léonora Galigaï et un moine, grand vieillard à la physionomie douce, aux attitudes empreintes d’une souveraine majesté. Tous trois étaient assis.


– Madame, répondit d’Épernon avec une froideur visible, amené par vous, le Révérend Père est le bienvenu.


Léonora eut un mince sourire et jeta, à la dérobée, un coup d’œil sur le moine impassible.


– C’est que, reprit-elle avec une pointe d’ironie, malgré les apparences, ce religieux n’est pas le premier venu.


Et avec une sorte de solennité, elle ajouta:


– C’est l’homme qui possède toute la confiance de la reine. C’est celui qui, dans l’ombre où il lui a plu de demeurer, nous a guidés tous jusqu’à ce jour. Le moment lui paraît venu de sortir de cette ombre où il se tenait. C’est pourquoi je vous dis simplement ceci qui vous suffira: «Ce moine s’appelle Claude Acquaviva… C’est avec lui, désormais, qu’il vous faut traiter.»


L’air de morgue insolente que l’ancien mignon affectait vis-à-vis de tous ceux qui lui semblaient au-dessous de lui disparut comme par enchantement. Tout grand seigneur qu’il fût, Jehan, stupéfait, le vit se lever précipitamment, s’incliner profondément, et il l’entendit balbutier:


– Excusez-moi, monseigneur, je ne pouvais vraiment pas deviner!


– Oh! songea Jehan, qu’est-ce donc que ce moine devant qui un puissant personnage comme le duc d’Épernon s’incline avec un respect qui frise l’obséquiosité?… Écoutons, ventre de veau!


Acquaviva reçut l’hommage avec la même impassibilité qu’il avait essuyé l’impertinence. Comme si, désormais, il eût eu le droit de commander, il dit, avec cette douceur qui lui était particulière:


– Asseyez-vous, mon fils… Et appelez-moi mon révérend, simplement.


D’Épernon s’inclina encore et obéit… comme il obéissait au roi en semblable occurrence. Seulement, il murmura avec une vague inquiétude:


– Vous ici, à Paris, mon… révérend?… Quelle imprudence!… À moins que…


– Les temps approchent, monsieur. C’est ce que vous voulez dire, j’imagine?


D’Épernon fit signe que oui de la tête. Et Jehan, qui ne comprenait pas, vit qu’il était très pâle et paraissait inquiet et agité.


Léonora Galigaï et Acquaviva le remarquèrent aussi, car ils échangèrent un coup d’œil furtif.


– Monsieur, reprit le moine, ce Ravaillac, que vous avez fait venir d’Angoulême et dont vous sembliez si sûr, se montre bien hésitant.


– C’est vrai, mon révérend. Depuis quelque temps, je ne sais pourquoi ni comment, il m’échappe. Je crains qu’il n’abandonne la partie.


Cette fois, Jehan comprit de quoi il était question. Il eut un sursaut d’indignation.


– Morbleu! songea-t-il, j’allais me donner un joli maître, là! Il vaut tout juste le Concini.


Et avec un sourire narquois:


– Je suis mieux renseigné que toi, duc, traître et félon. Je me doute pourquoi Ravaillac t’échappe.


– Nous ne pouvons cependant pas attendre indéfiniment que ce fou se décide à agir, intervint Léonora.


– C’est ce que je me suis dit, madame. Puisque le rousseau d’Angoulême paraît reculer maintenant, j’ai songé à un homme fort résolu que Candale vient de m’amener, précisément. J’espère être plus heureux avec lui et le décider à se charger de la besogne.


– Ouais! gronda furieusement Jehan, la main crispée sur la poignée de l’épée, serait-ce moi l’homme fort résolu qui voudra bien se charger d’assassiner le roi?… J’ai bien envie d’aller donner du fer dans le ventre de ce scélérat titré duc!… Oui, mais alors je ne saurai pas ce qui se manigance. Patientons et écoutons… la chose en vaut la peine.


– M. de Candale est bien jeune, fit observer le moine.


– Je vous entends, mon révérend. Aussi ne soupçonne-t-il même pas à quoi je veux employer l’homme qu’il m’a amené.


– Ce Ravaillac devient inutile… et par conséquent dangereux, fit remarquer Léonora.


– Aussi, dit Acquaviva, nous allons le renvoyer dans son pays… à Angoulême… ville dont vous êtes le gouverneur, monsieur le duc. Vous comprenez?…


– Parfaitement, répondit d’Épernon avec un sourire livide. Et dès qu’il sera de retour dans sa ville natale… il ne sera plus dangereux pour personne. J’en réponds.


Acquaviva approuva doucement de la tête. Léonora sourit. Jehan se dit:


«Bon!… Moi, je m’arrangerai pour que ce pauvre diable de Ravaillac ne remette pas les pieds dans cette ville dont le sieur d’Épernon est gouverneur.»


– Qui est cet homme résolu dont vous parlez? demanda Acquaviva après un court silence.


– Un truand terrible dont on parle fort en ce moment. On l’appelle Jehan le Brave.


Cette fois, Jehan, aux écoutes derrière sa portière, ne manifesta ni surprise ni indignation. Il s’attendait à entendre prononcer son nom. Seulement, ses yeux fulguraient dans l’ombre, ses lèvres se pinçaient, et avec un sourire terrible il murmurait:


– Vrai Dieu! je n’aurai pas perdu ma journée!


– Jehan le Brave! dit Acquaviva impassible. Ne dit-on pas qu’il s’est enseveli sous les décombres du gibet des Dames de Montmartre?


– Il est donc vivant? demanda Léonora, malgré elle.


– Vivant, parfaitement vivant, ricana d’Épernon. Sans une égratignure, à ce que m’a dit Candale. C’est à croire que le diable se change en providence pour ces hommes de sac et de corde. Là où un brave capitaine et une quinzaine de soldats et de volontaires ont misérablement péri, ce sacripant s’est miraculeusement tiré d’affaire. Et c’est fort heureux pour nous, en somme.


Léonora et Acquaviva échangèrent encore un furtif coup d’œil. Et sans doute le regard de la jeune femme contenait une muette interrogation que le jésuite comprit, car il répondit oui en cillant. Et avec le même calme que rien n’ébranlait, froid et méthodique, ne négligeant aucun détail:


– Comment M. de Candale se trouve-t-il connaître ce… personnage? dit-il.


– C’est une histoire assez plaisante, expliqua d’Épernon, en riant. Nous étions au Louvre, hier, lorsqu’on a fait au roi le récit des événements qui s’étaient déroulés la veille, sur les terres de Mme de Montmartre. Entre nous, l’exploit est remarquable, et ce Jehan le Brave est un rude homme. Le roi n’a pu se tenir de le dire tout haut. J’imagine qu’il ne l’aurait pas fait s’il avait su que le rebelle était vivant encore. Mais, à ce moment, chacun croyait bien qu’il avait été réduit en bouillie par l’explosion.


– Oui, dit Léonora, et je n’arrive pas à comprendre comment il a pu se tirer de là.


En disant ces mots, elle fixait Acquaviva avec insistance. Le chef des jésuites eut un geste qui signifiait que peu importait. Mais, en lui-même, il pensait:


«Il y a quelques chose là-dessous. Il faudra que je fasse explorer les décombres du gibet.»


– Candale est jeune, reprit d’Épernon et l’admiration manifestée par le roi l’a vivement frappé. Et il s’est emballé. Moi, voyant cela, par plaisanterie et sans songer à ce qu’il en pourrait résulter, je lui ai fait je ne sais quel conte, d’après lequel ce Jehan serait de naissance illustre. Une histoire sombre et mystérieuse que le roi serait seul à connaître.


Une fois encore, Léonora et Acquaviva se communiquèrent leurs impressions par un regard échangé. Quant à Jehan, dont l’esprit s’était mis à travailler sur les paroles prononcées par le fils du duc, il étouffa un soupir de déception.


«Aussi, c’était trop beau! songea-t-il non sans amertume. J’ai fait comme le fils de ce sacripant de duc: je me suis sottement emballé. Ma parole, je crois bien que je cherchais déjà de quel puissant prince je pouvais être le fils… On n’est pas plus niais et plus naïf que je l’ai été.»


D’Épernon, qui ne se doutait pas qu’il côtoyait la vérité, reprit d’un air railleur:


– Cette plaisanterie, que j’ai faite sans intention précise, n’a fait que redoubler l’enthousiasme de Candale, qui est quelque peu romanesque. Aussi ce matin, lorsque le hasard l’a mis en face de notre homme, bien vivant, il a sauté dessus. Et il me l’a amené triomphalement, se figurant naïvement que je vais lui donner un grade dans l’armée.


– Vous avez vu ce jeune homme? demanda Acquaviva d’un air indifférent.


– Pas encore. Je le recevrai après votre départ.


– Il est donc encore chez vous?


– Sans doute, Candale lui a assuré que j’obtiendrai sa grâce et le pousserai. Il n’aurait garde de s’en aller avant de m’avoir vu.


– Où est-il?


– Mais… dans une antichambre, je présume.


– Il ne faut pas qu’il sorte de chez vous, dit vivement Léonora, incapable de se contenir plus longtemps.


– Bah! fit d’Épernon surpris. Pourquoi? Et il interrogeait le moine des yeux.


– Madame a raison, appuya celui-ci. Il ne faut pas que ce jeune homme sorte d’ici.


Ceci était dit sur un ton net, tranchant comme un coup de hache. Jehan en fut secoué, et regardant avidement le moine, il songea:


«Que Mme Concini me veuille faire saisir, je le comprends, ventre-veau! Mais ce frocard?… Mortdiable! je ne le connais pas!… Que lui ai-je fait?… Pourquoi me veut-il meurtrir?… Car c’est ma mort qu’il veut, le scélérat, avec ses airs tout confits en douceur!»


– Vous oubliez, mon révérend, dit d’Épernon, que je compte sur lui pour accomplir la besogne devant laquelle Ravaillac recule.


– Je n’oublie rien, répliqua sèchement le moine. Nous n’avons pas besoin de ce jeune homme – qui, d’ailleurs, sachez-le, n’acceptera pas vos suggestions – nous n’avons plus besoin de Ravaillac. Et plus encore que Ravaillac, ce jeune homme est un danger pour nous. Il ne faut donc pas qu’il sorte vivant d’ici.


– Ventre-veau! grommela Jehan, furieux, l’abominable cafard que voilà!… Mais, frocard du diable et duc assassin, vous ne me tenez pas encore!…


Cependant, le duc d’Épernon n’avait pas eu une parole d’indignation, pas un geste de protestation. C’était un puissant seigneur, qui n’aimait pas les moines, à ce qu’avait dit la Galigaï, et il acceptait sans sourciller les injonctions de ce moine d’apparence si paisible.


Avec une indifférence sinistre, il dit simplement:


– Comme vous voudrez. Je vais donner l’ordre d’arrêter ce brave. Jehan, hérissé, tira à moitié son épée du fourreau et mit résolument la main sur la porte, en grondant:


– Minute!… Si tu bouges, j’entre et je vous extermine tous les trois!


Le duc, en effet, fit un mouvement pour se lever.


– Tout à l’heure, monsieur, dit Acquaviva, avec son calme imperturbable.


– Bon! mâchonna Jehan, en renforçant la lame dans le fourreau, nous avons réfléchi, paraît-il? Attendons la suite.


– Puisque ce brave attend un emploi de vous, reprenait le moine, comme vous le faisiez justement remarquer tout à l’heure, il ne s’en ira pas avant de vous avoir vu. Dès que nous aurons terminé, vous le ferez saisir.


– Cependant, mon révérend, intervint Léonora inquiète, il vaudrait mieux agir tout de suite. Ce jeune homme semble être extraordinairement favorisé par le hasard. Qui sait s’il ne sera pas trop tard dans un instant?


– Non, madame, fit doucement Acquaviva. Croyez-moi, il attendra patiemment l’audience promise. Et nous avons pour l’instant des affaires autrement importantes à débattre.

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