– 17 –

Que le coupable ait pris ses précautions pour disparaître des radars administratifs, Grace le comprenait et avait déjà eu affaire à cette situation. Mais que la victime soit elle aussi une énigme, une espèce de fantôme surgi du néant il y a trois ans seulement, c’était une configuration inédite et surtout terriblement handicapante pour l’avancée de son enquête. Pourvu que la police scientifique et le légiste lui fournissent des éléments utiles. Sinon, il ne lui resterait plus qu’une seule piste : celle qu’elle était en train de suivre et, malheureusement, la plus imprécise et hasardeuse.

Plongée dans ses pensées, vérifiant régulièrement son téléphone qui n’avait plus de réseau, elle faillit manquer le panneau indiquant la direction de l’unique hôtel d’Inchnadamph. Ses phares éclairèrent un chemin de gravier sillonnant une prairie jusqu’à une bâtisse blanche aux allures de lodge nichée au creux de collines. Il était plus de vingt heures et une chaleureuse lumière filtrait des fenêtres. Après avoir pris son sac à dos, Grace s’empressa de rentrer dans l’hôtel pour se mettre au chaud.

À la réception, une femme blonde enleva ses lunettes en demi-lune et l’accueillit avec un grand sourire.

— Vous êtes bien audacieuse de traverser nos terres en pleine nuit. Vous désirez une chambre ?

— S’il vous plaît. J’aimerais également savoir où je pourrais trouver un guide pour explorer les grottes de Traligill.

Grace sentit le regard de la réceptionniste parcourir son corps.

— Ah… Vous ne voulez pas plutôt commencer par la Smoo Cave ? Elle est tout à fait spectaculaire et bien plus facile d’accès.

— Ne vous inquiétez pas, la rassura Grace avec une moue sérieuse un peu forcée. Je vais fondre cette nuit et ça devrait passer demain.

Son interlocutrice ne sut si elle devait rire ou s’excuser.

— Ah, mais non, vous êtes très loin d’avoir des problèmes de ce côté-là, je dis cela à tous les touristes pour leur éviter des risques inconsidérés. Les grottes de Traligill sont considérées comme dangereuses et…

— C’est celles-là que je veux voir, pas les autres.

— Bien, bien, mon fils organise des visites, il vit ici depuis tout petit et il connaît le terrain. Yan !

Un jeune homme bien bâti, au visage buriné par les éléments, se montra derrière le comptoir.

— Yan, Madame souhaiterait visiter les grottes de Traligill.

— Ah… Madame est une aventurière, alors. Vous avez déjà fait de la spéléologie ?

— Non, répondit-elle.

— Humm… Je peux vous emmener à l’entrée, et on testera vos capacités sur une petite descente en rappel. À partir de là, je vous dirai si on peut pousser plus loin ou si c’est trop risqué. Ces cavernes sont un vrai labyrinthe étroit et glissant, normalement réservées aux spéléologues aguerris. Qu’est-ce qui vous donne envie d’aller les visiter ?

— Le désir de sortir des sentiers battus et de faire quelque chose que je n’ai jamais fait. Et puis, on m’a dit qu’elles étaient vraiment très belles.

— OK… Vous voulez faire ça quand ?

— Demain matin, à la première heure.

— Ça me va.

Grace paya le jeune homme, et ils se donnèrent rendez-vous pour un départ à cinq heures et demie le lendemain matin.

Elle récupéra la clé de sa chambre et rejoignit la salle à manger pour dîner. Un couple âgé y était déjà installé, ainsi qu’un homme seul. La décoration avait des allures de chalet, où chaque mur s’agrémentait de photos de couchers de soleil sur des lacs, de cerfs enveloppés de brume, d’étroits chemins serpentant à flanc de montagne, et surtout d’obscures grottes qui s’ouvraient telles des bouches béantes.

Grace s’efforça de manger sobrement, même si la faim la tenaillait plus que d’ordinaire. Quand elle voulut télécharger les cartes topographiques de la région pour préparer son expédition du lendemain, elle se rendit compte que son téléphone ne captait toujours pas. Comme les deux personnes âgées, assises à une table non loin d’elle, avaient l’air de consulter Internet sur leurs portables, elle vint à leur rencontre pour leur demander le code Wi-Fi, mais se figea en saisissant une bribe de leur conversation.

— Excusez-moi, souffla-t-elle, il semble s’être passé quelque chose de grave…

— De grave… pas pour nous, encore que, ça ne va pas être bon pour le tourisme, ça, répondit la vieille dame. Un meurtre au monastère d’Iona. Comment peut-on faire une chose pareille ? Le monde devient fou. Et dire qu’on a fait un petit séjour là-bas, il y a à peine deux mois, hein, Roger ?

Grace entra immédiatement le code du Wi-Fi et retourna s’asseoir en hâte pour prendre connaissance de l’article. Il avait été publié il y avait un peu plus d’une heure.

Repoussant son assiette vide sur le côté, elle lut plus vite encore qu’elle n’avait avalé son plat. Tout y était ou presque. Le nom d’Anton Weisac, son excérébration, des éléments du témoignage de frère Colin, et comme Grace l’espérait, le portrait-robot du tueur présumé. Avec force détails sordides, le journaliste insistait sur la circonspection de la police et la tragédie qu’une telle affaire représentait pour la paisible communauté monastique d’Iona. En revanche, aucun mot sur l’existence du cabinet secret et les recherches scientifiques d’Anton. La police locale avait heureusement fait preuve d’un minimum de retenue dans son copinage avec la presse. Ne restait plus qu’à attendre d’éventuels témoignages d’habitants de l’île ou même de touristes qui auraient pris le bateau avec le principal suspect.

Grace se laissa retomber contre le dossier de sa chaise en soupirant, fatiguée par sa longue et éprouvante journée. C’est là qu’elle eut la sensation que quelqu’un l’observait. Elle leva la tête, comme si elle cherchait le serveur, et aperçut l’homme seul, attablé à l’autre bout de la salle, qui détourna immédiatement les yeux et se replongea dans son dessert à la crème.

Grace le surveilla du coin de l’œil, tout en sirotant un thé et en planifiant son trajet pour le lendemain. La météo annonçait des températures en dessous de zéro degré, mais aucune pluie, ni aucun orage. Elle repéra le tracé, le dessina sur la carte, et évalua qu’il lui faudrait deux heures de marche pour atteindre l’entrée des grottes de Traligill. Elle écrivit rapidement un mail à son supérieur pour l’informer de son expédition et quand elle se redressa après l’avoir envoyé, elle comprit ce que l’inconnu regardait avec tant d’insistance chez elle.

D’un pas tranquille, elle s’avança vers l’homme qui venait tout juste de reposer sa petite cuillère dans son assiette vide. Il essayait d’adopter une attitude indifférente, mais Grace voyait bien qu’il n’était pas serein. Elle s’arrêta devant sa table et lui fit mine de ne pas comprendre ce qu’elle voulait.

Elle lui sourit avec une forme d’attendrissement. Puis baissant les yeux vers ses deux seins qui étiraient son chemisier, elle souffla :

— Ça ne se mange pas.

L’homme demeura bouche bée, avant d’esquisser un rictus gêné, semblant vouloir dire : « J’ai joué et j’ai perdu. »

Grace ne lui en voulait pas, mais comme elle allait dormir seule ici cette nuit, elle tenait à ce qu’il sache qu’elle était du genre attentive et méfiante.

Tournant les talons, elle rejoignit sa chambre aux murs de lambris, savoura une douche chaude, et régla son alarme de téléphone sur cinq heures du matin, même si elle savait qu’elle serait réveillée à trois heures, comme son cerveau en avait nerveusement pris l’habitude lors de cette époque qu’elle aurait tant aimé oublier.

Elle s’apprêtait à fermer les volets quand elle fut saisie de stupéfaction. Elle savait les Highlands connues pour la pureté de leurs nuits étoilées, mais comment aurait-elle pu imaginer un tel choc ?

Des plus hautes sphères des espaces infinis, une main invisible avait saupoudré le ciel d’encre d’une neige de diamants, d’émeraudes et de saphirs dans le spectacle le plus enchanteur qu’il fut offert à l’homme sur cette terre. Envoûtée, Grace suivit la langue nacrée de la Voie lactée traversant le ciel tels les vestiges d’une éruption d’étoiles. Pendant un long moment distendu, elle n’était plus Grace, elle n’était plus un être humain, seulement une particule flottant dans l’espace.

Mais une particule pensante. Et comme trop souvent chez elle, l’émerveillement étouffa sous le questionnement : pourquoi l’Univers ? Jusqu’où et, pire encore, jusqu’à quand ? Oui, comme Pascal dont elle avait lu les Pensées, le silence infini de ces espaces l’effrayait. Peut-être encore plus depuis que cette enquête la forçait à regarder au fond de l’abysse des questions sans réponse. Ces questions auxquelles des esprits comme celui d’Anton consacraient leur vie. Était-il d’ailleurs si près d’obtenir une réponse, ainsi que le pensait le professeur Barlow ? Se trouvait-elle dans ces grottes qu’elle allait explorer ? Grace allait-elle comprendre ce qu’il était sur le point de découvrir ? Ou était-ce l’assassin qui seul détenait les clés depuis qu’il avait détruit le cerveau de sa victime ?

Grace ferma les volets, comme si ce geste allait l’aider à faire taire les interrogations qui venaient d’affoler son rythme cardiaque. Elle se glissa sous les draps, et demeura assise, les yeux ouverts dans l’obscurité, le temps de se calmer. Instinctivement, elle guetta les lointains bruits de la ville qui d’ordinaire la rassuraient, mais en lieu et place, son ouïe se noya dans un interminable silence. Même les sanglots de son voisin lui manquèrent. Ici, dans cette nature absolue, elle se sentait perdue, inutile.

Au bout d’une heure, elle finit par s’allonger, l’épuisement anesthésiant peu à peu son agitation mentale. Même si son corps demeurait crispé, ses paupières brûlantes de fatigue se fermèrent. Et alors qu’elle basculait dans le sommeil, elle rouvrit lentement les yeux et releva la tête de son oreiller.

Au début, elle ne fut pas certaine et s’arrêta de respirer pour mieux entendre. Oui, il y avait bien quelque chose. Cela ne provenait pas de l’hôtel. On aurait plutôt dit le roulement du tonnerre dans le lointain. Pourtant, la météo qu’elle avait consultée au dîner ne prévoyait absolument aucun orage.

Grace quitta son lit et ouvrit la fenêtre, attentive. Oui, le bruit venait bien de dehors, distant, mais suffisamment sourd pour que l’on en perçoive les vibrations. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Elle scruta l’horizon, sans rien voir d’autre que la tapisserie de cristaux étoilés. Pas de nuages, pas d’éclairs. Des travaux ? Ici, en plein cœur des Highlands, et au milieu de la nuit ? Cela n’avait aucun sens. Un tremblement de terre ? C’était tout aussi improbable et elle en aurait ressenti les secousses. Concentrée, elle remarqua que le bruit diminuait en intensité pour finalement disparaître.

Grace attendit encore une quinzaine de minutes, les sens aux aguets, mais le silence avait repris ses droits. Elle alla se recoucher, et s’endormit avec une question sans réponse de plus tournant dans sa tête.

Загрузка...