Du faisceau de sa lampe de poche, Grace éclaira la forme assoupie de la jeune femme inuite, mais ne trouva nulle trace d’Ayanna. Elle hésita à réveiller Naïs, mais elle dormait si profondément qu’elle n’osa troubler ce repos dont elle semblait avoir tant besoin. Elle s’assura que son arme était toujours bien rangée dans son holster, puis elle remonta la fermeture de sa parka, enfila ses bottes et se fraya un chemin vers l’extérieur.
Le contraste avec la chaleur de l’abri fut d’une brutalité inouïe. Des cristaux de glace projetés par le blizzard s’abattirent sur elle avec le débit d’une mitraillette, griffant la toile de sa parka, lui écorchant le visage. Grace chancela et se cogna contre la paroi de l’igloo. Étourdie, elle leva un bras pour se protéger la figure et se redressa péniblement. Les yeux plissés, la tête penchée, les rafales venteuses gémissaient à ses oreilles avec tant d’ardeur qu’elle avait l’impression de se noyer. Pourtant, elle les entendit de nouveau. Les sanglots étaient tout proches. Elle brandit sa torche devant elle, éclairant les épines de neige qui cinglaient à l’oblique. Deux ombres. Une petite et une beaucoup plus haute et plus épaisse. Elle força le pas dans leur direction en dégainant son arme. Les silhouettes se dessinèrent avec plus de netteté, jusqu’à saisir Grace de terreur. La petite fille inuite marchait à côté d’un être mi-humain mi-bête, arborant des cornes tordues sur le crâne, des épaules démesurément larges et de longues griffes.
— Stop ! cria Grace.
La forme hybride s’arrêta. Ayanna eut à peine le temps de regarder en arrière que la créature la saisit par la nuque pour la contraindre à s’agenouiller. Puis le monstre se retourna. Grace recula instinctivement. La vision cauchemardesque d’un anguleux visage osseux aux orbites noires lui fit face. Cet être abominable maintenait l’enfant au sol et leva son autre bras au-dessus de la tête de la petite fille. Elle en était sûre, les lames de ses griffes allaient lui trancher le cou.
— Non ! hurla Grace en visant l’hybride.
Gênée par ses gants, le vent et le froid, son arme lui tomba des mains. Elle renonça à la chercher et fondit droit devant elle. Alors que le bras était sur le point de s’abattre, Grace stoppa sa course effrénée, pétrifiée de sidération. Une forme géante venait de se dresser derrière l’étrange créature. Une gueule surgit des ténèbres et happa le ravisseur. Un hurlement, suivi d’un craquement d’os, fut emporté par le vent, juste avant qu’un terrible rugissement ne déchire la plaine glacée. Cette fois, Grace le vit, penché sur sa victime à la tête à moitié arrachée, la secouant de gauche à droite, comme un bout de viande mou, pour lui briser la colonne vertébrale.
Ayanna hurla de terreur. À la seconde où l’ours serait certain d’avoir neutralisé sa première proie, il attaquerait la deuxième.
Paniquée, Grace courut en arrière, se jeta au sol, ramassa son pistolet, retira son gant droit et fit volte-face. La bête armait sa patte pour enfoncer ses griffes dans le petit corps de l’enfant. La détonation éclata. On entendit un râle de douleur rauque et l’animal furieux arrêta son attaque pour reculer. Du sang tachait déjà sa fourrure blanche sur le flanc droit.
— Ayanna ! hurla Grace.
Mais la petite fille était figée de terreur, recroquevillée. Derrière elle, l’ours s’éloignait en secouant sa gueule dégoulinante de sang. Grace sprinta dans la direction d’Ayanna, sans faire attention au bruit qu’elle faisait. Elle n’était qu’à mi-chemin, quand l’animal fit demi-tour et regarda vers elle. Il la fixait de ses yeux de prédateur affamé.
Grace leva son arme, maintenant son bras immobile malgré le vent. Elle répugnait à le tuer, mais si elle tentait seulement de l’effrayer, le risque qu’il massacre la fillette était trop grand. Cette fois, elle prit donc le temps de viser la tête et pressa la détente.
Rien. Son index était bloqué. Le froid extrême avait gelé le mécanisme. Impossible de tirer. Elle appuya de toutes ses forces et poussa un cri de rage.
L’ours fulminait, secouait son encolure, hésitant à lancer une dernière charge. Elle estima qu’elle était un tout petit peu plus proche d’Ayanna que ne l’était l’animal. Mais les chances de récupérer l’enfant et de fuir avec elle jusqu’à l’igloo étaient minces. Si l’ours se mettait à courir, il n’aurait aucun mal à les rattraper et à les tailler en pièces.
Grace avait survécu à des situations où d’autres auraient vite péri ou abandonné le combat. Elle en était consciente et savait que c’était l’une de ses forces cachées. Mais jamais de sa vie elle n’avait été confrontée à la peur ancestrale et brute de la prédation animale. Ses jambes tremblaient, sa respiration n’était qu’une saccade nerveuse. Rien dans l’évolution de l’espèce ne lui donnait un espoir de survie face à cette bête. Elle ne parvenait plus à réfléchir, elle n’était plus l’humaine au sommet de la chaîne alimentaire, seulement de la viande dont la fonction était de nourrir plus fort que soi.
Un réflexe terrible la gagna : celui de choisir la mort pour mettre fin à l’insupportable peur de mourir. Elle tomba à genoux et se prosterna pour se laisser dévorer au plus vite. La neige lui glaça le front, le vent fouetta son dos, tandis que ses larmes gelaient sur ses joues.
Mais dans l’abattement qui la submergeait, elle crut entendre une petite voix portée par les bourrasques souffler son prénom. Elle releva la tête et vit Ayanna qui la regardait en pleurant. L’image de Yan agonisant au sol dans la grotte, à qui elle avait promis qu’il s’en sortirait, la gifla.
Une décharge de survie et d’intelligence électrisa son cerveau d’Homo sapiens. Elle profita de sa position pour ramper avec prudence et lenteur vers Ayanna. Chaque centimètre qu’elle gagnait face à l’ours augmentait un peu ses chances. L’animal fouilla la glace de ses puissantes griffes et leva le museau pour renifler. Oui, il la voyait et savait qu’elle approchait. Mais avait-il encore assez peur de la brûlure infligée par la balle qu’il avait reçue ? Grace le sentit s’agiter et fut convaincue qu’il allait charger. Elle se mit debout et courut à toute allure en direction d’Ayanna.
Au même moment, l’ours se rua vers ses proies et chuta lourdement, surpris par sa douleur au flanc. Poussant un rugissement de rage, il se redressa sur ses pattes, secoua sa tête en éclaboussant la neige de sang, et, aiguillonné par la douleur, il repartit de plus belle, ses puissantes griffes martelant la glace dans des gerbes de givre.
Grace ne pouvait plus reculer. Fouettée par le vent, rendue sourde par les pulsations de son cœur battant à ses oreilles, elle arriva à hauteur de la petite fille et dérapa, emportée par sa course. Elle aperçut l’ours fondre derrière elle, la gueule ouverte, en furie.
Elle se remit sur ses pieds, empoigna Ayanna et la tira avec elle, en courant comme jamais de sa vie ses jambes ne l’avaient portée. Dans sa fuite éperdue, Grace percevait le martèlement du prédateur qui les talonnait. Il allait les faucher avant qu’elles n’atteignent le refuge des igloos. Le râle bestial souffla dans son cou et l’ours retomba sur elle, lacérant sa parka de ses griffes.
La jeune femme chuta en avant, entraînant Ayanna. Le poids de l’animal l’étouffait et elle aurait voulu qu’il lui brise la nuque pour mettre fin à sa souffrance.
Mais rien ne se passa. Des coups de feu retentirent, des voix s’élevèrent et elle sentit que le corps de la bête ne pesait plus sur son dos. Combien de secondes s’écoulèrent avant qu’elle n’entende l’appel de Naïs ? Grace était bien incapable de le dire. La panique avait brouillé toute notion de temps.
— Grace ! Grace !
Une main l’aida à se relever. Hagarde, elle vit vers l’horizon la silhouette de l’ours s’éloigner, un cadavre désarticulé frottant contre son flanc.
— Ayanna ! hurla Grace.
— Tout va bien, elle est là, tu l’as sauvée, la réconforta Naïs.
La fillette était déjà blottie dans les bras de sa mère, encore tremblante de peur.
Grace sentit les mains de Naïs entourer son visage. Les deux femmes se regardèrent et s’enlacèrent doucement jusqu’à ce que Grace se libère délicatement de l’étreinte.
Que s’était-il passé ? Pourquoi l’ours ne les avait-il pas dévorées ?
— Les hommes auraient pu le tuer, mais ils ne l’ont pas fait, répondit Naïs, qui devançait les paroles de Grace. Ils l’ont fait fuir en tirant plusieurs coups de feu en l’air et l’ont laissé emporter le corps de l’ancien.
— L’ancien ? C’est lui qui…
— Oui.
Épouvantée par ce qu’elle venait d’apprendre, Grace couva Ayanna de toute sa compassion.
La fillette s’approcha d’elle et l’attrapa par la taille en appuyant sa tête sur son ventre. Sa mère les contempla, le visage empreint d’une reconnaissance immense. Même les deux hommes la considérèrent avec un respect solennel. Grace posa une main affectueuse sur les cheveux de la petite Inuite.
— Je suis désolée de ce qu’il t’arrive, ma chérie.
Ayanna se recula.
— Non, tu n’es pas désolée. Tu nous as libérés… avec l’aide de l’esprit du Grand Blanc, dit la fillette.
Elle avait parlé dans la langue de Grace et Naïs, qui la regardaient stupéfaites.
— Mon grand-père terrorisait ma mère et mes deux oncles. Il ne voulait pas que l’on aille au village et il… il me faisait peur… Tellement peur, en venant me chercher la nuit ou pendant les tempêtes… Il disait que l’esprit d’un anirniit devait me juger chaque jour. Si je respectais les règles des anciens en disant à ma mère qu’on devait rester ici, alors il me laissait en vie, sinon, l’esprit ordonnerait à mon grand-père de me tuer. Il me traînait dehors toutes les nuits pour me demander si j’avais été une bonne Inuite…
La voix d’Ayanna s’étrangla et Grace la serra contre elle.
— Alors, c’est fini, maintenant ? Vous êtes libres ?
— Oui, lui assura la petite fille. Le Grand Blanc l’a emmené.
Puis, d’un ton plus affirmé, elle ajouta :
— Et on peut aussi te dire la vérité.
Grace et Naïs échangèrent un coup d’œil.
— On sait où est l’homme que vous cherchez, avoua Ayanna. C’est lui qui m’a appris votre langue.