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La rampe arrière de l’avion se déplia et un tourbillon glacial s’engouffra dans l’appareil. Une ambulance monta aussitôt dans la soute pour venir chercher Neil et Grace. Une fois encore, les médecins agirent avec une précaution infinie, tandis que des hommes armés surveillaient les alentours. Un président aurait été traité avec moins d’égards et de moyens, songea Grace.

L’ambulance regagna le tarmac et s’éloigna de l’avion en évitant soigneusement les secousses. En chemin, Grace vit défiler les baraquements qui émergeaient à peine des épaisseurs de neige engloutissant la base. Seuls le bitume des routes et la piste d’atterrissage traçaient des lignes noires au sein de l’éblouissante blancheur sur laquelle se reflétait le soleil.

Le véhicule s’arrêta devant ce qui avait l’apparence du plus grand bâtiment de la base. On les fit descendre, franchir une double porte, et entrer dans un hall éclairé au néon et peint d’un vert pâle. Un homme, dont Grace reconnut le grade de général, les y attendait. Deux autres, en blouse blanche, l’encadraient et scrutaient Neil tels des fidèles qui auraient assisté à l’apparition d’un être divin.

Le général s’approcha à grands pas. Soixante ans environ, élancé, un visage très allongé, à l’arête du nez sévère et aux yeux si cernés qu’il semblait presque étrange que cet individu tienne encore debout. En revanche, son regard était perçant, ses gestes maîtrisés et sa voix puissante.

— Général Martin Miller de l’US Air Force. Neil Steinabert, c’est un honneur de vous rencontrer. Au nom du gouvernement américain et de toute l’humanité, je dois vous dire notre immense gratitude à votre égard pour avoir accepté de venir jusqu’ici afin d’apporter vos lumières sur ce qui pourrait s’avérer être l’une des plus grandes révolutions dans la connaissance humaine.

Neil cligna des yeux.

— Inspectrice Campbell, je suppose, poursuivit le militaire en saluant Grace. Naïs Conrad était l’une de nos meilleures agentes. J’imagine que vous mesurez l’honneur qu’elle vous a fait en vous confiant le soin d’achever sa mission.

— Pleinement, répondit Grace.

— Le numéro d’identification que Naïs vous a donné est celui qui l’autorise à transférer toutes ses charges et ses habilitations à une personne. Autrement dit, vous disposez des mêmes accréditations au secret défense que notre agente défunte. Elle tenait visiblement à ce que vous soyez ses yeux et son cerveau après sa mort.

Grace eut un pincement au cœur et ne sut si elle allait pouvoir réfréner l’émotion qui l’étranglait. Heureusement, l’empressement du général l’aida à dissimuler son malaise.

— Nous avons bien évidemment vérifié votre identité et nous n’avons trouvé aucune raison de vous refuser ce transfert de pouvoir. Suivez-moi, je vais vous conduire sans tarder au centre de télécommunication.

Les deux hommes en blouse blanche prirent la relève des infirmiers de l’ambulance.

Ils traversèrent un long couloir verdâtre bordé de vitres derrière lesquelles travaillaient des personnes en uniforme. Puis ils empruntèrent une passerelle couverte menant à un bâtiment fermé d’une lourde porte hermétique gardée par deux soldats qui se mirent au garde-à-vous. Le général déverrouilla l’accès avec son passe et ils débouchèrent à nouveau dans un hall sans aucune fenêtre, baigné d’une lumière bleutée.

Tandis que l’imposant battant se refermait derrière eux dans un bruit d’aspiration, Grace repéra la forme de pentagone de l’endroit où ils venaient d’entrer. Face à eux se dressait une immense porte gardée par un homme armé. Sur chacun des quatre autres murs se trouvait une porte plus petite numérotée d’un grand chiffre noir allant de un à quatre, et également surveillée par des militaires.

— C’est ici que nous faisons travailler nos quatre équipes internationales d’astrophysiciens sur l’origine de l’Univers, expliqua le général. Chaque aile du bâtiment est dédiée à une équipe qui vit en vase clos depuis trois ans sans pouvoir communiquer avec les autres groupes. Je suis le seul à récolter le fruit de leurs quatre axes de recherche et à en connaître la teneur. Souhaitez-vous une synthèse de leurs travaux, Monsieur Steinabert, ou préférez-vous accéder directement au visionnage de la carte ?

— Je me doute de leurs conclusions, glissa Neil d’une voix fatiguée. Montrez-moi la carte.

Le général approuva et leur fit franchir l’entrée qui leur faisait face. Ils débouchèrent dans un couloir et pénétrèrent dans la première pièce à gauche grâce au badge du général. Ce dernier congédia les deux médecins. Une lumière tamisée provenant de spots discrets éclairait les murs capitonnés et aveugles d’une large salle meublée de quelques sièges et d’un simple bureau sur lequel se trouvait un ordinateur.

Le général appuya sur un bouton d’une télécommande qu’il avait prise sur le bureau et un écran noir descendit du plafond, à l’autre bout de la pièce.

— Je vous encourage à vous asseoir, inspectrice Campbell.

Grace prit place dans l’un des fauteuils et reconnut tout de suite l’image du fond diffus cosmologique qui apparut sur le téléviseur. À ses yeux, elle était identique à celle qu’elle avait trouvée dans le cabinet secret d’Anton. Des cercles rouges se dessinèrent progressivement autour d’une trentaine de points noirs dispersés sur la photographie.

Neil se redressa sur son lit, comme attiré physiquement par l’image rayonnante dans la pénombre de la pièce. Visiblement, il y percevait quelque chose que le commun des mortels ne pouvait discerner.

— Rapprochez-moi, lança-t-il.

Le général fit immédiatement rouler le lit de Neil plus près de l’écran.

— Il va me falloir un peu de temps et du calme, murmura nerveusement le savant.

Le militaire hocha la tête et recula pour regagner l’entrée de la pièce.

— Il n’y a plus qu’à attendre, chuchota-t-il avec anxiété.

Le général fit bouger la souris de l’ordinateur. L’écran s’alluma automatiquement, affichant quatre dossiers numérotés de un à quatre, comme les portes du hall. Grace saisit l’occasion.

— Comme nous avons peut-être un peu de temps, pourriez-vous me dire, en quelques mots, à quelles conclusions ont abouti les équipes qui travaillent sur les origines de l’Univers ?

Le militaire avança la tête vers l’écran et le regarda longuement, avant de faire glisser son pouce entre ses sourcils.

— Je suis désolé, inspectrice, mais ces informations sont pour le moment classifiées et…

— Dites-le-lui ! Elle le mérite.

La voix de Neil venait de s’élever du fond de la salle. Le général fit volte-face, surpris que le savant l’ait entendu.

— Bien… si c’est ce que vous souhaitez.

Puis, avisant de nouveau Grace :

— Après tout, vous en savez déjà beaucoup et ces informations seront bientôt rendues publiques, donc…

Grace l’encouragea à parler, en penchant délicatement la tête sur le côté.

— Bon, vous avez déjà entendu parler du big bang, inspectrice.

Elle approuva.

— La naissance de tout l’Univers actuel dans une folle explosion de lumière et d’énergie à partir de rien, précisa-t-il. N’est-ce pas ?

— Oui, je connais quelques détails supplémentaires, mais en résumé, c’est bien cela.

Le général opina du chef.

— Eh bien, contrairement à ce que le grand public croit et à ce que certaines écoles enseignent toujours, cette théorie n’est pas juste.

Grace fronça les sourcils, curieuse de savoir pourquoi le général lui annonçait une telle chose.

— Savez-vous pourquoi elle n’est pas juste ? reprit-il. Parce qu’on ne sait pas ce qu’il s’est passé à l’instant zéro de cette explosion. On peut décrire l’histoire de l’Univers en remontant dans le temps jusqu’à quelques années, quelques heures, quelques minutes, quelques secondes après sa naissance pour nous rapprocher au plus près de cet instant zéro où tout aurait commencé. Mais en dessous de 10-43 secondes, plus rien.

Le général frappa dans ses mains en émettant un clac sonore.

— On se heurte à un mur, au-delà duquel nous ne pouvons plus rien voir, plus rien savoir, plus rien dire. À 10-43 secondes précisément, l’Univers est tellement concentré, tellement chaud, tellement dense que plus aucun de nos modèles physiques ne fonctionne. Ils deviennent tous faux, on ne voit plus rien ! Entre l’instant zéro et 10-43 secondes, c’est donc le mystère total. Ce microscopique moment où tout est né nous est absolument inconnu. Donc, il n’est pas formellement possible de dire que l’Univers est né du big bang puisqu’en réalité, nous avons ce qu’il y avait tout juste après sa naissance, mais pas la naissance en elle-même.

— Vous parlez du fameux mur de Planck, derrière lequel on n’a jamais réussi à regarder, c’est ça ?

Le militaire écarquilla ses yeux fatigués.

— Vous connaissez ce concept ? Vous êtes étonnante, inspectrice Campbell.

À travers ses nombreuses lectures, Grace avait effectivement côtoyé cette espèce de limite infranchissable pour la science. Mais il ne lui avait pas semblé qu’elle remettait catégoriquement en cause le principe du big bang.

— Ce mur totalement opaque à l’humanité dit clairement que nous sommes incapables de prouver que cet instant zéro a existé, puisque nous n’avons jamais pu le voir. Et comprenez bien ce que cela implique, inspectrice.

Grace réfléchissait à toute vitesse, mais le militaire ne lui laissa pas le temps d’aller au bout de son raisonnement.

— Si nous n’avons pas les moyens d’être témoins de cet instant zéro, cela signifie qu’il n’y a peut-être jamais eu d’instant zéro. Cela veut dire que l’Univers n’a peut-être jamais été du rien. Peut-être qu’il y avait quelque chose avant…

Grace se tut, attendant avec une impatience presque douloureuse la suite de la démonstration.

— Les quatre équipes d’astrophysiciens qui travaillent dans cette base depuis trois ans ont pour objectif d’élaborer des théories pour, disons, escalader ce mur infranchissable, derrière lequel se cachent tous les secrets de l’Univers, reprit le militaire. Comme je vous l’ai dit, elles ne se parlent pas et sont donc dans l’impossibilité de s’influencer ou de se copier.

Le général appuya sur une touche du clavier de l’ordinateur et l’écran afficha quatre schémas sensiblement similaires.

— Or, inspectrice Campbell, ces quatre équipes indépendantes, qui sont composées des meilleurs astrophysiciens et physiciens de notre siècle, ont élaboré quatre théories différentes, mais toutes ces théories, je dis bien toutes, et, je le rappelle, sans que ces personnes se soient concertées, toutes ces théories fondées sur des calculs de probabilités aboutissent à la même conclusion, avec un degré de certitude quasi absolu : l’instant zéro n’a jamais existé. Le big bang n’est pas l’origine explosive qui aurait créé tout ce qui existe. Autrement dit, il n’y a jamais eu de rien. Il y avait bien quelque chose avant ce que l’on a abusivement baptisé big bang.

Grace prenait lentement la mesure de ce qu’elle entendait.

— Il y avait quoi, alors ?

— Si cet instant n’est plus un commencement, il devient une transition. Un passage très étroit entre un Univers précédent et le nôtre. Un instant infiniment court, où l’Univers d’avant se contracte jusqu’à frôler le zéro sans l’atteindre, pour reprendre ensuite son expansion et devenir le nôtre. Ou plutôt pour continuer à devenir lui-même, sous une forme différente ou peut-être similaire à son état précédent. Le big bang devrait donc s’appeler le big bounce, le grand rebond, puisqu’il s’agit d’un passage et non d’une naissance.

Grace ouvrit la bouche pour parler, mais les mots avaient du mal à se former sur ses lèvres tremblantes d’émotion.

— Cela veut dire que l’Univers avec un grand U est né avant le nôtre, et qu’il y a peut-être eu plusieurs rebonds avant d’arriver à nous ?

— Oui.

— Mais alors, quand est-ce que tout a commencé ?

— C’est toute la question, inspectrice. On ne fait que déplacer le problème de l’origine du tout premier Univers pour l’inclure dans un modèle de cosmologie cyclique. Mais en ce qui concerne le nôtre, il est aujourd’hui théoriquement acquis qu’il n’est pas le premier et qu’une autre forme de l’Univers a précédé la nôtre.

Grace comprenait désormais mieux les schémas affichés sur l’écran. Tous représentaient plus ou moins un même cylindre qui se resserrait pour ne devenir qu’une mince ligne débouchant sur la réouverture du même cylindre qui s’était contracté.

— Mais comment pouvez-vous être sûrs à 100 % de cet Univers cyclique, puisque ce ne sont encore que des théories, aussi probables soient-elles ? demanda-t-elle.

— Ces théories sont très solides. Les scientifiques qui les ont élaborées sont reconnus pour être d’une rigueur exceptionnelle. Mais vous avez raison, elles ne valent pas grand-chose tant qu’elles n’ont pas été validées par l’expérience.

Le général bougea la souris de l’ordinateur et Grace vit réapparaître la fameuse photo ovale du fond diffus cosmologique, image de notre Univers lorsqu’il n’avait que 380 000 ans.

Il reprit de sa voix profonde et assurée.

— Inspectrice Campbell, s’il y a eu un Univers avant le nôtre, pourrait-il en rester des traces dans celui que nous occupons aujourd’hui ? À l’image des ruines d’une civilisation disparue sur Terre, peut-on trouver dans l’espace des vestiges de l’Univers précédent, qui prouveraient son existence ? Quelque chose a-t-il survécu à la contraction extrême menant au rebond ?

Fascinée, Grace sentit que le général détenait la réponse à ces vertigineuses questions. Et cette sensation de toucher un savoir si profond se faisait grisante. Le militaire appuya de nouveau sur une touche.

— La réponse est oui. Nous avons tout récemment obtenu une preuve de l’existence de l’Univers précédant le nôtre, déclara le général. Cette preuve se trouve dans les toutes dernières images que nous avons reçues du fond diffus cosmologique.

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