Éblouie par la flamme de la torche, Grace mit un peu de temps à distinguer la forme en pointe de flèche de la cellule. L’entrée constituait la partie la plus large, la pièce se resserrant ensuite jusqu’à un maigre vitrail allongé, devant lequel était posé un crucifix. Les murs en pierres taillées ne supportaient qu’une grossière étagère en vieux bois ; le reste du mobilier était composé d’un étroit bureau poussé sous la fenêtre, dont la chaise avait été renversée, d’une armoire massive et d’un modeste lit dont la moitié des draps pendaient jusqu’au sol. Une odeur nauséabonde emplissait l’air.
Grace réprima un haut-le-cœur. Elle suivit le linge des yeux et devina les doigts agrippés aux draps comme s’ils voulaient encore les arracher. Le bras qu’elle découvrit était tordu, tiré vers l’arrière, alors que le reste du corps gisait sur les dalles de pierre froide. Elle aperçut d’abord le reflet de la torche dans les iris du mort, grands ouverts, puis le visage blafard, les lèvres bleutées et la tête renversée sur la joue droite. Le jeune homme portait visiblement ses vêtements de nuit, un caleçon large et un tee-shirt blanc à manches longues.
Grace s’accroupit près du corps en essayant de ne respirer que par la bouche. C’est là qu’elle vit avec netteté les œdèmes sous les yeux, le nez fracturé, la mâchoire affaissée dont la mandibule tombait sur le côté à la manière d’un pantin mal assemblé, et surtout cette étrange substance blanchâtre teintée de rouge qui avait coulé du nez et séché sur le haut de la lèvre.
Grace effleura le dessous du crâne et sa main glissa sur une flaque de sang gélifié, qui s’effilocha lorsqu’elle la palpa entre ses doigts. Elle ausculta l’arrière de la tête et une partie de l’os occipital lui parut molle. La victime était-elle morte suite à un choc ? Pour être certaine de ne rien rater, elle fit davantage pivoter le crâne. Elle n’observa aucune autre blessure, mais fut surprise de la facilité avec laquelle elle pouvait le bouger malgré la rigidité cadavérique attendue. Un processus biologique lui échappait-il ou la mort était-elle plus récente que ce qu’on lui avait annoncé ?
Grace n’aimait pas cette situation. À bien y réfléchir, elle était seule dans ce monastère isolé, et rien ne prouvait qu’elle pouvait faire confiance à qui que ce soit. Pas même à l’abbé Cameron, en apparence si remué par le meurtre de son pensionnaire.
Elle retourna vers la porte d’entrée. L’abbé faisait les cent pas dans le couloir, sa main égrenant son chapelet. Rassurée, elle rangea la torche sur un support fixé au mur de la chambre, rengaina son arme dans son holster, et prit son téléphone dans la poche intérieure de sa veste de tailleur. Puis elle photographia le corps et la pièce sous de multiples angles, en prenant soin de saisir en gros plans toutes les blessures apparentes de la victime.
Le légiste ne pourrait pas la rejoindre avant la fin de la tempête, et si l’assassin se trouvait bien entre ces murs, il ne tarderait pas à se douter de la présence de la police. Comment réagirait-il ? Le temps était compté. Procédure inhabituelle, elle envoya les clichés à Wallace Murray, accompagnés d’un message : « Heure de découverte du corps : 2 h 15 du matin selon témoin. Premières déductions ? Idée sur la nature de la matière blanche sous le nez ? À noter une souplesse/légèreté dans la manipulation du crâne. »
En attendant une réponse, elle inspecta la cellule. Compte tenu de la chaise renversée, des draps chiffonnés et surtout de l’état du corps de la victime, nul doute que le jeune homme avait essayé de se défendre contre son assassin. Cette lutte avait dû faire du bruit, mais pas assez pour alerter les moines dormant de l’autre côté du monastère.
Grace ouvrit l’armoire en chêne, y trouva quelques vêtements, deux paires de chaussures, une valise vide et un passeport posé sur une étagère. Il était au nom d’Anton Weisac, né le 25 octobre 1995 à Édimbourg. Elle communiqua immédiatement l’identité de l’homme à Elliot Baxter afin qu’il se renseigne sur cet individu dont les papiers ne stipulaient aucun voyage en dehors de l’Écosse. Elle ajouta une photo de la victime.
Grace refermait le placard quand elle entendit des voix dans le couloir. L’abbé lui avait pourtant assuré que personne ne viendrait ici, au moins pendant une heure.
Elle se faufila derrière la porte entrouverte et écouta.
— Mais vous av… avez dit qu… que vous alliez nous rejoindre… et vous… vous venez pas !
Bien que provenant d’un homme, la voix était très aiguë, le débit précipité, avec des bizarreries de prononciation.
— Frère Colin, je vous répète que je suis allé récupérer des nouvelles torches à la remise parce que la tempête s’apprête à durer.
— Je vous ai… je vous ai… je vous ai cherché dans tout le monastère !
— Vous avez eu peur que je vous abandonne, mais vous savez que je ne ferai jamais une chose pareille.
L’abbé parlait d’un timbre chaud et enveloppant, mais Grace sentait poindre la peur sous cette apparente assurance.
— Mais pourquoi vous… vous avez un blou… un blouson tout mouillé avec vous ?
La jeune femme se mordit les lèvres.
— Parce que je suis allé vérifier le disjoncteur principal, qui est dehors, et vous le savez, frère Colin. Maintenant…
— Mais pourquoi vous… vous… vous êtes devant chez le pensionnaire Anton ? Il y a quel… quelque chose ? Et puis sa porte est ouv… ouverte. Oui, sa porte est ouverte et il y a de la lumière.
Grace se raidit et paria que l’abbé avait pâli. Au même moment, son téléphone vibra dans sa poche et deux sonneries se firent entendre avant qu’elle n’ait eu le temps de rejeter l’appel.
— C’était… c’était quoi, ce bruit ? Hein ? Anton, vous êtes là ?
— Cette fois, ça suffit, frère Colin ! tonna l’abbé. Si inquiet que vous soyez, je vous interdis de passer outre à mon autorité. Vous allez immédiatement regagner le scriptorium et demander pardon à notre Seigneur pour l’offense que vous faites à l’un de ses représentants terrestres !
— Oui, pardon…, gémit le moine.
Et des pas s’éloignèrent.
Grace rejoignit l’abbé.
— Le vernis craquelle, inspectrice, vous avez trouvé quelque chose ?
— Pas encore. Qui était ce frère ? Pourquoi était-il là ?
— Frère Colin a un léger retard mental et il panique dès qu’il ne me voit pas pendant une heure, déplora l’abbé. Je ne crois pas qu’il soit venu jusqu’ici parce qu’il est mêlé à ce meurtre, je pense qu’il m’a vraiment cherché partout.
— Vous en êtes certain ?
L’abbé Cameron secoua la tête en poussant un profond soupir.
— Je… ne suis plus sûr de rien, inspectrice. Après tout…
— … un assassin ne revient pas toujours, en tout cas, pas si vite, sur le lieu de son crime, mais une personne avec un retard mental… Frère Colin a-t-il déjà fait preuve de violence ?
— Non, jamais ! Pas même à l’égard d’un animal.
— Pour l’instant, pouvez-vous m’assurer qu’il va rester au scriptorium jusqu’à nouvel ordre ?
— Oui, il m’écoute et craint le châtiment divin plus que n’importe lequel d’entre nous.
Grace consulta son portable. C’était Elliot Baxter qui lui avait téléphoné. Elle regagna la cellule en le rappelant, son oreillette en place.
En attendant qu’il décroche, elle étudia le bureau, où une pile de magazines scientifiques s’était écroulée. Elle les feuilleta à la recherche de notes ou de marque-pages, mais ne trouva rien de particulier. Elle souligna, en revanche, la présence d’une feuille punaisée sur une planche de liège accrochée au mur.
— C’est Grace, j’étais en train de…
— J’ai envoyé une équipe à Édimbourg, à l’adresse indiquée sur le passeport de cet Anton Weisac, la coupa Elliot Baxter sans préambule. Pour le moment, on n’a rien sur lui, il n’a jamais été fiché. On n’a même pas trouvé de profil sur les réseaux sociaux. Qu’est-ce que tu as d’autre ?
— Rien de clair pour l’instant, répondit Grace en survolant ce qui était écrit sur la feuille qu’elle venait de dénicher. L’assassin savait que la police viendrait tôt ou tard, il a donc forcément nettoyé la scène. Sans la scientifique, je ne peux rien voir. Je vais aller questionner les moines, mais si je parviens à démasquer le coupable, je ne sais pas comment il va réagir. J’espère que les quatre équipiers seront là d’ici peu. Je te tiens au courant.
— Attends les renforts avant de faire les interrogatoires.
— Non, tu sais bien que plus on laisse passer de temps, plus l’assassin reprend ses esprits et plus il est préparé.
— Il vaut mieux pour nous tous, et toi la première, que tu aies raison.
— Hey, Elliot. OK, j’ai commis une grave erreur il y a un an, mais je te signale que je ne suis pas pour autant une débutante.
— On verra.
Et il raccrocha.
Grace observa le plafond, indécise : jeter son téléphone par terre ? Attendre les renforts, comme Elliot le lui avait demandé ? Le rappeler pour lui dire d’aller se faire voir ? Les options étaient nombreuses, mais elle choisit la seule valable à ses yeux : conserver son calme et se faire confiance.
Elle s’empara du document punaisé pour découvrir qu’il s’agissait d’un planning hebdomadaire des activités du monastère. Le lundi était consacré au jardinage et à l’entretien du cimetière ; le mardi, dédié au nettoyage du linge ; le mercredi, donc la veille, à l’entretien des parties communes ; le jeudi, le vendredi et le samedi, à la recopie de manuscrits, et le dimanche, à la préparation des repas de la semaine. Une recommandation avait été ajoutée en bas de page : « Merci de respecter scrupuleusement cet emploi du temps, comme nous nous attachons nous-mêmes à le faire, pour le serein fonctionnement de notre communauté. »
Grace soupira en reposant la feuille et se retourna pour embrasser la pièce d’un seul regard. Qu’est-ce qui avait bien pu pousser ce jeune homme à s’isoler si longtemps dans ce monastère perdu ?
Un sourire ironique passa sur ses lèvres et elle leva au ciel ses grands yeux noisette à l’idée qui venait de la traverser. Ne serait-elle pas la première à avoir envie de s’installer ici pour être tranquille avec ses livres et ses petits rituels pour seule compagnie ? Elle admit volontiers qu’un mois ou deux, voire un an de retraite la séduirait sans hésitation. Mais deux ans et demi ? Si Anton Weisac était tant versé dans le savoir que l’abbé le disait, il aurait dû rejoindre une école ou une université. À tout le moins, un lieu où les dernières découvertes se trouvaient à portée de main. Pourquoi était-il là ? Que cherchait-il ou, à l’inverse, que fuyait-il ?
Grace consulta son téléphone. Toujours pas de réponse du légiste. Dehors, elle entendait encore la pluie se déverser à torrents. Elle reprit la torche et retourna dans le couloir. L’abbé approcha immédiatement d’elle à grands pas.
— Alors ?
— Donnez-moi la clé de la chambre de la victime, s’il vous plaît, chuchota Grace.
Il lui tendit un trousseau.
— C’est celle-là, précisa-t-il.
Grace referma la porte en silence, détacha la clé du trousseau et la rangea dans sa poche. L’abbé la regarda faire en silence.
— Je suis désolée, dit-elle enfin, je ne peux rien conclure pour le moment. En revanche, vous qui aviez l’air de bien connaître Anton, vous devez savoir pourquoi il était pensionnaire au monastère depuis si longtemps, non ?
Elle avait légèrement changé l’intonation de sa voix pour la rendre moins douce, plus autoritaire.
L’abbé passa une main sur son crâne, visiblement embarrassé.
— C’est une question qui semble vous déranger, remarqua la jeune femme. Êtes-vous bien certain de me dire tout ce que vous savez ?
Il fronça ses épais sourcils blancs, mais n’affronta pas pour autant Grace, qui avait redressé le menton et penché la tête sur le côté, l’air bien plus décidée à déceler la vérité qu’au début de son interrogatoire.
— À son arrivée, j’ai essayé de lui demander pourquoi il était là, commença l’abbé, mais il s’est braqué et m’a répondu qu’il était venu jusqu’ici justement pour qu’on ne lui pose aucune question. J’ai compris qu’il ne fallait pas insister.
— Il comptait rester combien de temps encore ?
— Pour être très honnête, j’ai l’impression qu’il ne serait jamais reparti, inspectrice.
L’abbé s’adossa au mur, l’air effondré. Dans la lueur des flammes, Grace discerna le reflet de larmes qui affluaient au bord de ses yeux.
— Qui a pu faire une chose pareille ? Et pourquoi ? Pourquoi ?
Entendant sa propre voix se casser sous l’émotion, le moine se reprit aussitôt.
— Si notre Seigneur en a décidé ainsi, c’est qu’il avait ses raisons…
— Frère Cameron, intervint Grace, je vais devoir interroger tous les moines.
— Mais le tueur risque de commettre l’irréparable s’il se sait démasqué…
— S’il est malin, il ne réagira pas. Sinon… il faudra improviser, mais c’est mon métier, pas le vôtre. D’accord ? Vous, ne tentez rien.
— Bien, bien…
L’abbé se signa.
— Mais, avant toute chose, je vais aller inspecter les chambres. Y compris la vôtre, ajouta Grace avec un pincement de lèvres qui voulait dire qu’elle était désolée, mais qu’elle n’avait pas le choix.
Il lui lança un regard plus noir que ce à quoi elle s’attendait. Elle ne se démonta pas, le considérant de ses grands yeux patients.
— Si vous pensez que ça peut aider.
Le téléphone de la jeune femme sonna de nouveau. Elle se retourna pour décrocher.
— Grace Campbell, c’est le docteur Murray, dit une voix rocailleuse.
— Merci de rappeler. Alors ?
— Inspectrice, si je ne me trompe pas sur la nature de la substance rosée, ce n’est pas à un crime ordinaire que vous avez affaire, cela va bien au-delà.