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— Où sont les autres ? murmura Grace en examinant le couloir de pierre avec une acuité nouvelle.

L’abbé ne pouvait détacher ses yeux du pistolet que la jeune femme tenait fermement dans son poing, le canon pointé vers le sol.

— Mon Dieu, pardonnez-moi. Qu’avons-nous trop péché pour mériter tel châtiment…

Grace lui posa une main réconfortante sur le bras.

— Calmez-vous, frère Cameron. Maintenant, je suis là, vous n’êtes plus seul. Mais j’ai besoin que vous gardiez votre sang-froid, si nous voulons régler cette affaire dans les meilleures conditions. D’accord ?

— Oui… pardon, répondit-il en triturant le chapelet qui lui pendait autour du cou.

— Donc, où sont les autres membres de la communauté ?

— Ce matin, tous les frères sont dans le scriptorium, chacun à la copie de son manuscrit.

— Combien êtes-vous ici au total ?

— Nous ne sommes que cinq. Les ordres n’attirent plus grand monde…

— Si, pour le moment, on exclut frère Logan, qui vous a alerté, et vous-même, il ne reste plus que trois individus, on est bien d’accord ? Pas de jardinier, cuisinier ni autre personnel ?

— Non, nous faisons tout nous-mêmes.

— Et aucun pensionnaire autre que la victime ?

L’abbé Cameron secoua la tête en fermant un instant les yeux.

Grace avait besoin de renforts afin de faire surveiller les issues du bâtiment. Mais Elliot Baxter avait été clair : pas de contact avec la police locale. Elle n’avait plus qu’à faire appel à une équipe de Glasgow qui mettrait plusieurs heures à arriver. Surtout avec cette tempête.

Sans relâcher sa vigilance, Grace écrivit rapidement la demande à son supérieur : « URGENT : suspect probablement encore sur site. Besoin de renforts ASAP. Quatre équipiers. »

— Vous pouvez me conduire à la chambre de la victime sans que personne me voie ? s’enquit Grace en retirant la sécurité de son Glock 17.

— Logiquement, oui, les quartiers des pensionnaires se trouvent à l’opposé du scriptorium. Suivez-moi.

Brandissant sa torche, l’abbé s’empressa d’avancer dans le couloir. Grace lui emboîta le pas.

Son métier lui avait appris à se déplacer avec discrétion et souplesse. Son épaule droite frôlant le mur, son arme braquée vers le bas, elle se tenait un peu en retrait du halo de la torche. Ils longèrent le cloître, où continuaient de s’abattre des trombes de pluie, tandis que le grognement sourd du tonnerre faisait vibrer le sol. Des bourrasques tourbillonnaient dans la cour et des écharpes de courants d’air s’enfuyaient entre les arches pour glisser sur les pierres du couloir tels des fantômes glacés. Grace réprima un nouveau frisson. Était-ce le vent qui s’infiltrait entre ses vêtements détrempés ou la peur qui commençait à se glisser en elle ? La réponse qu’elle reçut de Baxter ne l’aida pas à se calmer. « Renforts en route. Arrivée prévue dans 1 heure par hélico. » Avec la tempête, ils n’atteindraient jamais l’île dans ce délai. Il fallait définitivement qu’elle se débrouille toute seule pour le moment.

L’abbé déverrouilla une autre porte en ogive. Cette fois, aucune bouche sur l’extérieur ne venait refroidir l’air un peu moins humide de cette aile du monastère. Devant Grace, la lueur ronde de la torche esquissait les lignes mouvantes d’un long corridor à la charpente en chêne ponctuée de niches à vitraux, dans lesquelles veillaient des statuettes aux visages longs et tristes.

L’abbé referma la porte à clé derrière lui, non sans avoir vérifié que personne ne les suivait. Foulant le damier en pierre calcaire polie par les siècles, il se dirigea droit devant.

Un éclair éclaboussa brièvement le couloir de sa lumière blafarde, projetant les silhouettes des statuettes sur les murs.

— Que pouvez-vous me dire de la victime ? demanda Grace en profitant du coup de tonnerre pour étouffer le son de sa voix.

— Il s’appelle… s’appelait Anton. C’est tout ce que nous savions et avions besoin de savoir. Il devait avoir une vingtaine d’années et il était chez nous depuis deux ans et demi environ. Il nous aidait à recopier des manuscrits pour payer sa pension. Il était très habile, mais ce n’était pas seulement un manuel. Il s’intéressait à beaucoup de choses et j’avais souvent de longues et très enrichissantes discussions avec lui. D’ailleurs, il connaissait assez bien la Bible et les autres textes religieux.

L’abbé haussa les épaules.

— Il disait qu’il espérait y trouver des pistes pour expliquer ce que la science ne parvenait pas à comprendre. Car, c’était bien cela, sa spécialité, la science… Et même si je ne m’y connais guère en la matière, il m’a semblé être un esprit brillant. Ne serait-ce que par sa capacité à m’expliquer les grandes questions encore en suspens dans le domaine de la recherche. Et puis je l’ai vu évaluer les infimes subtilités de certaines problématiques religieuses, sujet que je maîtrise un peu mieux. Il y avait quelque chose de fascinant à l’écouter raisonner, termina-t-il d’un air pensif.

— Vous l’appréciiez donc beaucoup, suggéra Grace, qui lançait des regards méfiants en direction des fenêtres qui projetaient une lumière grise dans le couloir.

— Oui, c’était une personne à part.

— Mais tout le monde ne s’entendait peut-être pas aussi bien avec lui, parmi vos frères.

— Je ne cesse de me poser la question et je ne vois rien qui puisse me laisser croire que l’un des membres de la communauté ait pu lui vouloir du mal. Je n’ai jamais eu vent d’une quelconque dispute, ni même d’un léger différend avec l’un d’entre nous. Encore moins de quoi que ce soit pouvant conduire quelqu’un à commettre une telle abomination. Tout cela n’a aucun sens.

Grace écoutait avec attention, et même une certaine compassion, le témoignage de l’abbé. Pourtant, dans un coin de sa tête, elle n’excluait en rien de ranger cet homme, à un moment ou un autre, dans la catégorie des suspects. Elle avait la diffuse intuition qu’il ne lui disait pas tout ce qu’il savait sur la victime. Mais peut-être n’était-ce qu’une mauvaise interprétation de la pudeur monastique.

— Voilà, les cellules destinées aux pensionnaires sont derrière cette porte.

Ils étaient parvenus au bout du couloir et l’abbé eut de la peine à contenir le tremblement de sa main pour glisser la clé dans la serrure.

— Excusez-moi, je…

— Ça va aller.

Grace regarda derrière elle en se demandant à quel point le tueur était dupe de ce qui se tramait dans son dos.

— Les moines sont occupés à leur tâche d’écriture encore combien de temps ?

— Jusqu’à dix heures. Autrement dit, pendant une heure et quart, précisa l’abbé en consultant sa montre.

La porte pivota enfin, pour dévoiler un autre passage voûté, distribuant une série de chambres.

L’abbé ouvrit la marche, sa torche toujours brandie devant lui.

— C’est la deuxième à droite…

— Comment frère Logan, c’est bien ça, a-t-il découvert le corps et à quelle heure précisément ? demanda Grace.

— C’est un hasard. Normalement, les moines ne viennent pas ici. Leurs cellules sont dans un autre bâtiment. Mais lorsque frère Logan s’est levé, vers deux heures et quart du matin, pour aller aux toilettes, cette nuit-là, les WC communs de nos quartiers étaient déjà occupés. Pressé par son envie, il a exceptionnellement décidé d’aller utiliser ceux des pensionnaires. C’est là qu’il a remarqué la porte de la chambre 2 entrouverte. Il est entré et…

L’abbé s’était arrêté. On n’entendait plus que le grésillement de l’huile brûlant la mèche enflammée.

— Il est là… derrière la porte.

Sa voix était aussi émue que celle d’un homme qui a perdu un ami.

— Personne d’autre que vous et frère Logan, qui a découvert le corps, n’est entré dans la chambre ?

— Personne. Et nous n’avons touché à rien. Tout est dans l’état dans lequel nous avons trouvé la pièce… et Anton.

Grace enfila des gants de latex – elle en gardait toujours une paire ou deux dans sa poche de blouson. L’abbé la regarda faire et avala une goulée d’air par saccades angoissées.

— Si vous me le permettez, je préférerais vous laisser y entrer seule, balbutia-t-il.

Grace acquiesça d’une petite moue compréhensive, lui confia sa parka dégoulinante de pluie, lui emprunta la torche et poussa la porte du bout des doigts.

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