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Les lèvres entrouvertes dans une expression de stupéfaction absolue, Grace avait sous les yeux l’image filmée de son propre salon sur laquelle clignotait le signal *Live. Et la stupeur se fit effarement quand elle lut le texte à côté du cadre vidéo.


PALIERS


1 – 1 000 likes : on fouille les pièces et on montre l’intérieur de tous les tiroirs.

2 – 5 000 likes : on fouille les poubelles.

3 – 20 000 likes : on ouvre la porte blindée du salon pour voir ce qui se cache derrière.

Juste en dessous, un compteur affichait pour le moment 352 likes, mais le nombre ne cessait d’augmenter. Dans une fenêtre de dialogue, les commentaires des internautes défilaient à toute allure, drainant son lot de voyeurisme, d’insultes et de pronostics sur la personne qui habitait là et ce qu’on allait découvrir sur elle.

— Qu’est-ce que c’est ? souffla Grace en joignant ses mains sous son menton.

— Une débilité à la mode depuis quelques mois sur les réseaux. Un individu s’introduit chez un inconnu et filme toute son intimité pour la dévoiler à ceux qui sont connectés. Plus ils sont nombreux, plus ils poussent loin l’exploration de l’intérieur. Certains vont jusqu’à lire le courrier, pirater les ordinateurs personnels pour lire les mails, essayer les sous-vêtements, se coucher dans les lits. La règle est de pouvoir tout faire, sans voler quoi que ce soit… Reveal no steal.

Les deux femmes sortirent en trombe du coffee shop. Grace démarra, sirène hurlante.

— Qui est chez moi ? Qui fait ça ?

Le compteur ne cessait de grimper et atteignait déjà les 492 likes.

Grace grilla un feu rouge et s’engagea à contresens dans une ruelle. Elle klaxonna pour obliger les véhicules qui arrivaient en face à se ranger et n’hésita pas à mordre sur le trottoir pour les éviter au dernier moment.

— Grace, ne fonce pas tête baissée. Tu vois bien que c’est un piège. Le tueur fait cela pour t’attirer jusqu’à lui.

— Combien de likes ?

Naïs soupira.

— 658… N’y va pas. Tu ne seras pas en position de force pour l’affronter. Il t’attend, il a tout préparé afin de ne te laisser aucune chance. Laisse-le s’épuiser et partons pour le Groenland.

— Mon job est d’abord d’arrêter l’assassin d’Anton avant de me balader dans le Grand Nord, répliqua Grace en braquant à droite dans un crissement de pneus.

— Non, ton job est d’arrêter ceux qui ont commandité le meurtre. Même si tu arrives à capturer l’assassin vivant, ce genre de personne ne parle jamais. Il te fera juste perdre ton temps pendant qu’Olympe poursuivra sa traque de Neil ! Et tu n’auras alors plus aucun moyen de remonter jusqu’à eux !

Grace jeta un coup d’œil sur l’écran de son téléphone qu’elle avait fixé sur son socle, et une sueur froide lui coula le long du dos : 1 020 likes. La caméra se mit à bouger et commença à filmer le salon en s’approchant de chaque objet. Une main gantée ouvrit un premier tiroir. Grace se remémora à toute vitesse ce qu’elle y rangeait. On découvrit un chargeur de portable, des paquets de mouchoirs et une lampe de poche. L’inconnu referma le tiroir et se dirigea vers la chambre à coucher. Le nombre de likes augmenta de 1 000 d’un coup pour atteindre 3 020, et les commentaires se firent plus graveleux.

— Grace, réfléchis !

Les mâchoires en tenaille, elle était dans un tel état de frayeur qu’elle sentait la tétanie guetter ses muscles. Des crampes lui tordaient déjà les doigts, alors que ses sous-vêtements s’étalaient un à un devant la caméra et que le nombre de likes s’envolait. À l’image des moqueries qui pleuvaient sur la taille des soutiens-gorge et des culottes.

— L’intérieur de tes tiroirs, on s’en fout. Tes poubelles, on s’en fout. Personne n’a envie de montrer ce qu’il a de plus intime ou peut-être de plus dégoûtant, mais on est tous pareils, en quoi ceux qui regardent seraient-ils différents ? Ce sont des abrutis. Tout ça n’a aucune importance et tu le sais. Si tu te mets dans cet état-là, c’est pour la porte blindée. Qu’est-ce qu’elle cache ?

Grace sentit des frissons de panique la traverser. Elle n’était plus qu’à cinq minutes de chez elle, mais aurait-elle le temps d’arriver avant les 20 000 likes ?

— Ce qu’il y a derrière cette porte vaut-il que tu foutes toute cette enquête en l’air ou, pire, que tu te fasses tuer ?

Grace entendait tous les arguments et oui, Naïs avait raison. Mais ce que sa nouvelle coéquipière ignorait, c’est que dévoiler au monde ce qu’il y avait dans sa pièce secrète, c’était également la tuer.

— On va rater l’avion ! s’impatienta Naïs d’une voix tendue.

Grace pila.

— Vas-y sans moi.

Les deux femmes se regardèrent. Les yeux noisette de Grace, qui avaient généralement la douceur du miel, s’étaient embrasés à cet instant d’une flamme de forge.

Naïs comprit qu’il n’y avait plus rien à dire. Elle détacha sa ceinture et sortit.

— Ne perds pas ta vie bêtement.

Puis elle claqua la portière et Grace repartit dans une embardée.

Un œil sur la route, l’autre sur son téléphone, qui affichait 17 000 likes et des ordures soigneusement étalées par terre, afin que l’on puisse identifier chaque déchet avec précision. Les commentaires rivalisaient de grossièreté.

Grace réprima un haut-le-cœur et prit le dernier virage avant sa rue. Le compteur venait de passer les 21 000 likes et la caméra cadrait désormais une puissante perceuse à l’assaut de la serrure de la porte blindée qui n’allait pas tarder à céder. Les messages s’affolèrent. Chacun imaginait ce qu’il y avait derrière : une salle de torture, une sex room sadomaso emprisonnant un esclave, un enfant kidnappé que l’on recherchait depuis des années… Un internaute proposa que la porte cachait une énorme réserve de nourriture, qui expliquerait la taille des sous-vêtements. Ce qui ne manqua pas de déclencher une stupide rafale de mdr et de smileys pleurant de rire.

Grace poussa le moteur de son SUV dans ses retranchements pour foncer jusqu’à son domicile, dérapa sur le trottoir en écrasant le frein, et se jeta hors du véhicule pour se ruer vers l’entrée de son immeuble.

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