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Grace se pencha sur son siège pour regarder par le hublot. Elle se crut encore au-dessus des nuages, avant de comprendre que l’interminable étendue immaculée qui s’étalait de toutes parts n’était rien d’autre que de la glace. Pas une montagne, pas un rocher, pas même une trouée aqueuse n’entamait cette infinie blancheur plombée d’un gris crépusculaire. Le soleil avait pour plusieurs mois déserté cette partie du monde, laissant le ciel se couvrir de cette éternelle semi-obscurité qui rappelait à Grace ce moment où une station de ski si animée dans la journée devient si triste à la tombée de la nuit.

La descente plus nette de l’appareil confina à l’absurde. Comment pouvait-il exister une trace de vie ici-bas ? Une ville et plus encore un aéroport ? Peu d’animaux pouvaient vivre dans ces étendues que la lumière avait abandonnées, cédant la place à des lambeaux de grisaille immobile.

Grace consulta sa montre, de peur que ce ne soit pas l’heure d’arrivée et que le capitaine ne soit, sans leur dire, en train d’amorcer un atterrissage d’urgence. Mais il était bien six heures et demie du matin, heure locale, comme prévu.

— Tu vois quelque chose ? demanda-t-elle à Naïs.

L’agente se rapprocha du hublot.

— J’aurais aimé un paysage plus lumineux…

L’appareil fut brutalement chassé vers le bas et quelques passagers poussèrent un cri. Grace sentit son estomac remonter dans sa poitrine. À ses côtés, Naïs resserra sa ceinture. Toute la carlingue se mit à trembler. Les hélices ronflèrent comme si elles forçaient face à une tempête. Les nuages occultèrent la vue. L’espace de quelques secondes, tous les repères se brouillèrent. À quelle distance du sol se trouvait-on ? À quelle vitesse évoluait l’appareil ? Et puis, des doigts de brouillard s’effilochèrent pour dévoiler sans prévenir le sommet d’une montagne, d’où s’envolaient des volutes de neige arrachée par le vent. Le massif se dressait au-dessus d’un fjord dont les eaux d’acier s’ourlaient de lignes d’écume sous les rafales. L’avion vira à gauche et c’est là que Grace les aperçut. Des lucioles piquaient la semi-obscurité, éclairant de leur halo chaleureux les charpentes enneigées de maisonnettes blotties sur les rives rocheuses du fjord, havre féerique dans l’immensité glacée.

Le pilote annonça l’atterrissage imminent, alors que les bourrasques cherchaient à faire dévier l’avion de sa trajectoire. Dans un dernier sursaut, l’appareil toucha enfin la piste et freina pour atteindre une vitesse rassurante et s’arrêter un peu plus loin.

À peine le signal de bouclage de ceinture éteint, Grace se faufila jusqu’à l’avant, tandis que Naïs se postait au milieu de l’allée en prétextant avoir du mal à ouvrir le coffre à bagages.

— Dernière arrivée, mais pas dernière sortie…, plaisanta le steward en voyant arriver Grace.

— Pouvez-vous contacter le service des douanes et leur demander qu’un de leurs agents m’attende à la sortie ? C’est urgent, précisa-t-elle en montrant discrètement son badge d’inspectrice.

— Euh… nous devons nous inquiéter ?

— Non, cela concerne une affaire interne à l’Écosse.

Le steward disparut derrière l’accès à la cabine de pilotage et revint lorsqu’on déverrouilla la porte de l’avion.

— Un officier vous fera signe à l’arrivée, dit-il, l’air peu rassuré.

— Merci.

Grace jeta un coup d’œil à Naïs, qui avait fait tomber des valises au milieu de l’allée et s’attirait les vives remontrances des voyageurs.

Puis elle referma sa parka et s’empressa de descendre l’escalier mobile, traversa le tarmac et fonça droit vers l’unique bâtiment de tôle gris, qui faisait office de terminal. Ce n’est qu’à mi-parcours qu’elle sentit le froid sur son corps, comme si on venait de lui coller une plaque de métal gelée à même la peau.

Elle courut en direction des portes automatiques surmontées des grandes lettres rouges indiquant qu’elle était bien à Nuuk. À l’intérieur, un agent lui adressa un geste de la main.

Elle lui présenta son badge, qu’il examina longuement, et lui expliqua qu’elle enquêtait sur un suspect soupçonné d’assassinat en Écosse, que l’homme se trouvait dans l’avion qui venait d’atterrir, et qu’il fallait absolument l’arrêter si on ne voulait pas qu’il disparaisse dans la nature.

L’agent lui répondit qu’il devait en informer ses supérieurs, et invita Grace à lui confier ses papiers d’identité pendant qu’elle patientait dans la salle d’arrivée.

Malgré tous les efforts de Naïs, les premiers voyageurs commencèrent à débarquer et à se présenter devant le comptoir des douanes. Grace chercha à parler à l’officier qui ne revenait pas, mais on lui demanda fermement de ne pas franchir la ligne de sécurité.

Naïs entra à son tour dans le petit hall, suivie de près par Gabriel, qui faisait mine de ne pas la voir tout en se plaçant tranquillement dans la file d’attente.

Après cinq longues minutes, l’officier des douanes réapparut enfin. Il chuchota quelque chose à l’oreille de son collègue chargé de contrôler les passeports, et retourna voir Grace.

— Nous avons vérifié votre identité et contacté votre supérieur, Elliot Baxter, qui nous a confirmé vos propos. Cela dit, nous ne pouvons pas arrêter cet homme sur notre territoire sans un mandat, inspectrice Campbell.

Grace allait parler, quand il l’interrompit.

— Mais par souci de coopération intelligente entre nos services de police, nous allons le garder auprès de nous, le temps de contacter notre autorité diplomatique, qui dira si nous pouvons extrader cet individu sous votre surveillance.

— OK, répondit Grace, inquiète du délai nécessaire pour une telle procédure.

— En revanche, vous ne pourrez ni l’approcher ni lui parler pendant les formalités de vérification.

Grace hocha la tête et sentit son pouls s’accélérer quand elle vit que deux officiers escortaient l’assassin vers un bureau adjacent, sous les murmures anxieux des autres voyageurs. Gabriel ne manifesta aucune résistance.

De l’autre côté du poste de douane, Naïs adressa un signe à Grace et lui fit comprendre qu’elle prenait de l’avance pour commencer les recherches. Pour la première fois depuis le début de cette affaire, tout se passait à peu près comme prévu.

— Inspectrice, si vous voulez bien me suivre.

L’officier qui avait pris la situation en main l’installa sur une chaise dans un couloir blanc distribuant deux portes.

— Cela peut prendre un certain temps, prévint-il.

Grace se félicita d’avoir Naïs à ses côtés qui faisait avancer l’enquête alors qu’elle poireautait dans ce triste corridor. Les minutes s’égrenaient, et elle se mit à réfléchir à cette nouvelle coéquipière brillante et efficace. Après une – brève – hostilité, un lien solide s’était noué entre les deux femmes, toutefois ne lui avait-elle pas fait confiance trop tôt ? Ce n’était pas dans ses habitudes.

Elle décida de l’appeler, mais sa partenaire ne décrocha pas. Par trois fois, elle retenta, laissant deux messages.

Naïs était-elle si occupée ?

Après une heure à attendre seule, sans réponse, un méchant doute s’insinua en elle.

Naïs ne l’aurait-elle pas manipulée ? C’était une agente de la DIA avant tout, dotée d’une fine expérience de la psychologie humaine. Amadouer Grace en lui jouant la comédie de l’amitié était la façon la plus habile de s’attirer sa protection le temps que Neil soit à portée de main. Depuis leur arrivée à Nuuk, Naïs était complètement libre et n’avait plus besoin de personne pour la seconder.

L’une des portes du couloir s’ouvrit soudain pour laisser passer l’officier. Grace se leva, ses grands yeux marron questionnant déjà son interlocuteur.

— Inspectrice Campbell, comme nous vous l’avons dit, nous avons procédé aux vérifications auprès de notre service diplomatique. Et malheureusement, nous avons dû relâcher votre suspect sur-le-champ.

Grace tressaillit.

— Quoi ? Mais pour quel motif ?

— Il bénéficie de l’immunité diplomatique.

— Il est… diplomate ? Lui ?

— Non, son père, qui n’est autre que l’ambassadeur des États-Unis en Écosse, et comme vous le savez, l’immunité s’applique aussi à la famille. Je suis désolé, je ne peux rien faire. Il a quitté l’aéroport à l’instant.

Grace chercha le dossier de sa chaise du bout des doigts. Malgré l’urgence de la situation, elle devait s’asseoir pour reprendre ses esprits.

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