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Les deux femmes traversèrent la rue. Elles évitèrent de justesse un taxi noir pressé et se faufilèrent entre les piétons pour rejoindre le passage surplombé de l’écriteau doré « Clôture de fin du monde ». L’entrée s’enfonçait dans une profonde ruelle voûtée à l’issue obscure. Grace passa la première. Une senteur de moisi lui assaillit les narines tandis que l’air humide se déposait sur son visage. Bientôt, les bruits de la ville s’estompèrent, et seuls ses pas et ceux de Naïs effleurant les pavés cabossés se firent entendre.

Dix mètres devant elles, un halo d’une morne lumière révéla les barreaux noirs d’une grille entrouverte. Grace approcha avec encore plus de prudence pour découvrir l’arrière-cour qu’elle cherchait, coincée entre les vieux immeubles qui débordaient sur elle en dents de scie ; ce petit espace à l’air libre n’était baigné que d’une chétive clarté.

À droite, une porte en bois était engoncée dans le mur. Grace essaya de l’ouvrir, sans succès. Elle se décala et laissa Naïs tirer à deux reprises sur la serrure. Le silencieux étouffa le bruit des détonations et le verrou vola en éclats. Aucune réaction de l’autre côté. L’agente de la DIA fit signe que cette fois, elle passait la première, et elle franchit le seuil. Grace pivota à sa suite, assurant sa couverture.

Un escalier en colimaçon trop réduit pour permettre à deux personnes de s’y croiser conduisait aux étages supérieurs. De fines ouvertures grillagées dans les murs laissaient filtrer la lumière grise du dehors. Naïs monta en serrant l’axe central, Grace longea la courbe extérieure pour avoir un autre angle de tir. Elles se mettaient au diapason sans avoir besoin de se parler. Déliant leur démarche aussi silencieusement l’une que l’autre, elles parvinrent au premier palier, où Naïs s’arrêta. Une porte affichait un discret panneau « Hadès » à côté d’une sonnette. Elle cala sa lampe torche sous son arme, et après avoir reçu la confirmation que Grace était prête, elle tira deux nouvelles balles dans la serrure et ouvrit d’un violent coup de pied.

Elles firent irruption l’une après l’autre dans ce qui pouvait ressembler à un morne open space. Tous les volets étaient fermés et la pièce était plongée dans un clair-obscur. Une odeur de moquette synthétique et de fumée froide rendait l’air pénible à respirer.

Naïs inspecta l’endroit, tandis que Grace fonçait droit vers un vestibule abritant un coin cuisine muni d’un four à micro-ondes et d’un lavabo rempli de vaisselle sale.

Une porte donnait sur des WC vides. Quand elle revint dans la salle principale, les deux femmes se regardèrent et abaissèrent leurs armes en même temps. Il n’y avait plus personne, et si l’on en jugeait par l’état des trois bureaux disposés dans la pièce, les employés avaient décampé il y a peu et dans la précipitation.

Sur une des tables de travail, une tasse encore pleine d’un liquide ressemblant à du thé avait été abandonnée ; au fond des tiroirs à moitié ouverts ne traînaient que des trombones et des stylos épars. Des prises électriques pendaient pêle-mêle au pied des murs, des corbeilles à papier vides étaient renversées et les chaises à roulettes avaient terminé leur glissade au milieu de la pièce.

— Je m’attendais à quelque chose de plus prestigieux pour une société comme Hadès, dit Grace.

— Ils n’ont pas intérêt à se faire remarquer s’ils veulent agir tranquillement. Et surtout, ils doivent pouvoir filer à toute vitesse en cas de menace… comme on peut le constater.

Elle enfila des gants en latex et en tendit une paire à Grace.

Elle les mit et commença à déboîter chaque tiroir pour en étaler le contenu par terre. Elle ne trouva rien de plus que des ciseaux, quelques feuilles blanches, des cartouches d’imprimante et un paquet de cigarettes presque vide.

À en juger par son mutisme, Naïs n’avait pas l’air plus satisfaite de sa fouille.

Grace se dirigeait vers la kitchenette quand son téléphone sonna. Un numéro qu’elle ne connaissait pas. Elle décrocha.

— Grace, quand comptes-tu venir, au juste ?

C’était Elliot Baxter.

— J’ai été retardée sur la route à cause d’un accident. Je serai là d’ici deux heures. Pourquoi tu m’appelles d’un numéro inconnu ?

— Parce qu’on a un problème.

— Quoi ? Les équipes d’élite sont arrivées à l’entrepôt ?

Grace n’entendit que la respiration de son supérieur.

— Elliot ?

— Oui, ils ont bien trouvé ce que tu m’as décrit. C’est justement ça, le problème.

Elle sentit à sa voix qu’il était contrarié.

— Quel problème peut être pire que ceux que l’on a déjà avec cette affaire ?

— Eh bien, cet entrepôt souterrain n’a rien d’illégal.

Grace releva ses sourcils d’étonnement, sans rien dire.

— Le ministre de la Défense m’a demandé de déguerpir tout de suite et de ne toucher à rien. Il m’a assuré qu’il était au courant de l’existence de ce lieu de stockage et que le propriétaire du site était parfaitement en règle.

— Il t’a dit à qui étaient destinés ces milliers de cercueils ?

— Il a été très évasif sur la question et a surtout fermement insisté pour que ni moi ni mes hommes ne parlions à quiconque de ce que nous avons vu. Je viens de recevoir à l’instant un avertissement écrit et je suis à peu près sûr que ma ligne directe est déjà sur écoute.

— Que fait-on si l’enquête sur le meurtre de Weisac nous mène droit aux propriétaires de l’entrepôt ?

— On s’arrête là. Le ministre m’a clairement demandé de classer l’affaire au nom de la sécurité nationale.

Grace s’appuya sur le bord du lavabo, sonnée par la nouvelle.

— Je sais que tu as pris cette enquête comme une chance de revenir dans la course, précisa Elliot. Rassure-toi, j’ai vu de quoi tu étais capable. Le boulot que tu as accompli en si peu de temps est impressionnant. Tu n’as plus rien à me prouver. Reviens, et tu récupères ton ancien poste.

Tel un déclic, le stratagème apparut à Grace avec limpidité.

— Mais, Elliot, pourquoi tu m’appelles d’un portable inconnu pour me dire tout ça ? Puisque tu me demandes de renoncer, tu suis les ordres, tu aurais donc pu le faire de ta ligne personnelle…

— Parce que…

— Parce que tu as envie que je continue l’enquête de façon non officielle.

— Grace, tu n’as rien perdu de ta clairvoyance. Sache que je ne t’oblige à rien, mais cette affaire me hantera jusqu’à la fin de mes jours si je l’enterre. Putain, il s’agit de dizaines de milliers de cercueils que le gouvernement cache à la population au fond d’un entrepôt ! Qu’est-ce qu’il se prépare et qu’on ne veut pas nous dire ? J’ai une famille, j’ai des enfants, comment veux-tu que je passe un truc comme ça sous silence ?

— Donc, courageusement, tu m’envoies au front pour sauver ta conscience…

— Je te serai plus utile ici que sur le terrain. Si tu te lances là-dedans, je pourrai te couvrir deux ou trois jours, mais très vite, tu vas te retrouver à enquêter avec un viseur sur la nuque. Et la balle partira au moment où tu ne t’y attendras pas. Au ton du ministre, j’ai compris qu’il emploierait les moyens nécessaires pour que l’information ne fuite pas. À toi de décider, Grace.

Elle hésita. Comment oublier cette nécropole de plastique ? Et en même temps, était-elle de taille face à une telle menace ?

Du coin cuisine où elle se trouvait, elle aperçut Naïs poursuivre sa minutieuse investigation et une étrange certitude naquit dans son esprit.

— Couvre-moi tant que tu pourras, Elliot, finit-elle par dire.

— Compte sur moi.

Après avoir raccroché, Grace interpella Naïs.

— On a peu de temps. Le gouvernement écossais protège Hadès et ils savent qu’on enquête sur eux.

Naïs répondit d’un de ses regards bleus appuyés.

— « On » ? Vous voulez continuer alors que votre tête est désormais en ligne de mire ?

— Et vous ?

— Le gouvernement écossais ne descendra pas un agent de la DIA.

— Mais Hadès, oui.

— Pour surveiller mes arrières, répliqua Naïs. Soyons coéquipières sur cette affaire.

Grace fut saisie d’un vertige. Comme si elle s’était laissée tomber en arrière dans le vide et qu’une main l’avait rattrapée de justesse.

Toute sa vie n’était construite qu’autour de la défiance et de la solitude. Depuis des années, ce dogme formait le socle de son existence. Et en l’espace d’un battement de cils, cette femme froide et distante venait de lui accorder sa confiance la plus absolue.

Grace était d’autant plus troublée que l’agente de la DIA avait sur les lèvres une expression qui lui semblait impossible chez elle. Cela ressemblait à un sourire. Diffus, vague, à peine visible et qui s’effaça aussi vite qu’il avait surgi, mais un sourire quand même.

— Grace, le temps nous est compté, reprit Naïs. Encore plus maintenant…

Chassant le trouble qui s’était emparé d’elle, Grace se mit à fouiller les placards de la petite cuisine, sonda les fonds, les parois. Elle recula, observa l’ensemble, se mit à plat ventre pour voir si rien n’avait roulé sous le meuble. C’est là qu’elle remarqua que le pied droit de l’armoire avait été calé par plusieurs feuilles de papier écrasées.

Grace souleva le meuble et fit glisser les papiers coincés du bout de sa chaussure.

Elle les ramassa et les déplia. Il y avait cinq feuilles froissées aplaties l’une sur l’autre. Les quatre premières étaient en papier glacé, la dernière, en papier classique. Grace s’attarda sur un long texte d’introduction accompagné de graphiques. En l’espace d’une poignée de secondes, son cœur s’emballa. Ce qu’elle lut la plongea dans un état de stupéfaction.

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