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Seul être humain à des centaines de kilomètres à la ronde, Grace conduisait à vitesse prudente sur l’étroit sillon de goudron qui esquissait ses lacets au creux de la brumeuse vallée. S’élançant sur chaque versant, les vertes herbes gorgées d’humidité laissaient surgir, ici et là, de cassantes roches moussues, dont les plus élevées se mêlaient à la chape de nuages dilués à l’encre noire. Une de ces nuées grises se déchirait parfois sur les plus hautes cimes, dévoilant des alignements de crêtes pierreuses, comme autant de vertèbres d’un ancestral géant prêt à déployer sa masse au-dessus de son domaine.

Grace guettait les apparitions de ce massif squelette aux allures divines pour tenter d’apaiser l’agitation qui ne la quittait plus depuis qu’elle avait raccroché. Elliot avait certes fait appel à elle par défaut. Mais, en lui confiant cette affaire, il lui offrait peut-être son unique chance de prouver qu’elle était capable de récupérer son poste d’enquêtrice criminelle. Celui qui lui avait été retiré ce jour maudit où son surpoids accumulé au cours des années avait porté un coup fatal à sa carrière. Ce jour où elle n’avait pas réussi à rattraper le violeur en série qu’elle avait traqué après un an de coûteuses et éprouvantes investigations. Là où n’importe quel autre agent aurait tenu la distance, elle s’était essoufflée en quelques instants et le criminel avait disparu dans la nature, restant depuis introuvable. À la suite de cet échec, Grace avait été rétrogradée à des enquêtes de voisinage sur des cambriolages, où l’essentiel de son travail consistait à interroger des témoins qui n’avaient rien vu et à expliquer à des victimes exaspérées que la police faisait de son mieux. Dévorée par la culpabilité, elle avait dans un premier temps accepté la sentence, et fourni des efforts hors du commun pour essayer de retrouver un corps affûté. Elliot Baxter n’y avait prêté aucune attention, ignorant le combat qu’elle menait contre elle-même avec courage. Après un an de « placard », elle sentait qu’elle ne tiendrait plus très longtemps avant de démissionner et renoncer au seul métier qui donnait du sens à son existence. Cette affaire inespérée pouvait être celle de son salut ou de sa condamnation définitive si elle échouait.

Grace respira profondément pour chasser la pression liée à l’enjeu, qui risquait de parasiter sa concentration, et préféra se remémorer les quelques éléments supplémentaires qu’Elliot Baxter lui avait livrés avant qu’elle ne prenne la route pour plus de cinq heures de trajet.

— Est-ce que l’on connaît les circonstances de l’homicide ?

— Écoute, le responsable des lieux est un ancien copain de la fac de droit. Un type solide, posé, mais là, il était au bord de la panique. Il arrivait à peine à parler.

— Pourquoi tu ne contactes pas la police de l’île de Mull ? C’est juste à côté. Ils ont des inspecteurs, là-bas.

— Il a peur que l’information ne fuite dans la presse, les flics du coin connaissent un peu trop bien les journalistes locaux. Grace, même pour l’image de l’Écosse, ce ne serait pas bon que ça s’ébruite. Un truc pareil dans le quartier chaud du Drag, tout le monde trouve ça normal, mais là-bas…

— Tu ne comptes quand même pas sur moi pour que j’étouffe l’affaire ?

Cette fois, sa voix s’était imperceptiblement tendue.

— Non. Mais ce serait mieux que tu restes discrète jusqu’à ce que l’on puisse expliquer clairement ce qu’il s’est passé.

— OK. T’as déjà envoyé la scientifique ?

— Non, t’es la première. Je les appelle tout de suite. Et je te transmets le numéro du légiste qui va prendre l’affaire.

— Quelle est l’identité de la victime ?

Elliot laissa échapper un soupir.

— C’est le problème, on ne l’a pas. Ils ne demandent pas leurs papiers à ceux qui viennent chez eux et je leur ai dit de ne pas fouiller dans ses effets personnels pour éviter de polluer la scène.

— Autre chose ?

— Non, rien, enfin si, j’espère que, cette fois, tu ne feras pas tout foirer.

Au bout d’une heure, les montagnes s’affaissèrent pour laisser apparaître les plaines d’herbes brunes ondulant au gré d’un vent marin. Elle approchait de la côte, et tandis que sur un promontoire rocheux se découpait la silhouette fatiguée d’un château en ruine, elle atteignit enfin la petite cité portuaire d’Oban, où elle gara sa voiture et embarqua sur le premier ferry, direction l’île de Mull. Passage obligé pour rejoindre Iona, sa petite sœur plus lointaine. Il lui fallut encore traverser l’île en bus, jusqu’au bien plus modeste port de Fionnphort, pour enfin prendre place sur le dernier bateau de son voyage, qui ne tarda pas à appareiller.

Appuyée au bastingage, Grace consulta son téléphone qui venait de vibrer. Elliot lui avait fait parvenir la fiche contact de Wallace Murray, le légiste, précisant qu’il était en route et arriverait après elle. Grace constata alors qu’il était à peine plus de huit heures du matin, mais elle avait pourtant le sentiment d’avoir vécu une journée entière.

Ses longs cheveux agités par le vent du large et le visage piqueté par les embruns, elle fixa les lignes de la petite Iona qui se rapprochait. Elle estima que l’île ne devait pas faire plus de cinq kilomètres de long sur deux ou trois de large. On n’y devinait qu’un minuscule groupement de maisonnettes, toutes construites au bord de l’eau. On les discernait d’autant mieux que le vent s’était levé, desserrant l’étau nuageux pour laisser passer un rayon de soleil. Sa lumière orpheline illumina les murs blancs et les toitures en ardoise alignées le long de la côte, apportant pour un bref instant une lueur de vie dans l’éternelle grisaille.

— Vous ne le verrez pas d’ici.

Grace tourna la tête vers l’homme d’une quarantaine d’années qui s’était accoudé auprès d’elle, son bonnet rouge enfoncé sur le crâne, ses cheveux blancs virevoltant autour de sa mine osseuse.

— Oui, je sais, il est de l’autre côté de la colline.

— Dites donc, c’est rare d’avoir des visiteurs en plein automne. Et encore moins une femme seule.

Grace n’avait pas envie d’être désagréable, mais elle n’allait pas justifier sa présence face à un homme qui s’étonnait encore qu’une femme puisse voyager seule.

— Cela tombe bien, rétorqua-t-elle en le fixant avec un doux sourire qui faisait plisser les coins de ses yeux. J’aime justement être tranquille.

L’homme s’attendait visiblement à une autre réponse et resta bouche bée l’espace d’un instant, avant de se reprendre.

— Tranquille, tranquille, mais qui sait ce qu’il se passe derrière ces murs quand les touristes sont partis.

Une bourrasque gifla la mer. Grace remonta la fermeture Éclair de sa parka. L’homme coula vers elle un regard moqueur.

— Hey, ne vous inquiétez pas, avec des joues pareilles, vous ne devriez pas avoir froid.

Puis il quitta le bastingage en agitant la main de mépris. Grace fut à peine surprise par le sarcasme de la part d’un homme si maigre qui devait juste envier sa bonne santé.

Elle remarqua alors que le bateau avait accéléré. Le choc des vagues se fit plus cassant et le vent caressant se mua en agressives rafales. Derrière elle, elle entendit les passagers parler avec une certaine inquiétude. Tous avaient le visage tourné vers le ciel. Au loin, de funestes nuages noirs approchaient à marche forcée. Dans sa cabine de pilotage, le capitaine jetait des œillades suspicieuses par-dessus le toit de son abri. Il fit crier la corne de brume et ordonna à chacun de s’asseoir.

Les premières gouttes s’écrasèrent sur le pont au moment où le navire accostait. L’embarcation tanguait sérieusement et la coque frottait contre les bouées d’amarrage dans de sinistres crissements. Le capitaine pressa la dizaine de voyageurs de descendre quand un rideau de pluie cingla l’île, faisant claquer les manteaux, voler les cheveux et se balancer le bateau de plus belle.

Grace rabattit sa capuche, sauta sur le ponton et repéra l’homme au bonnet rouge juste devant elle. Penchée en avant pour offrir moins de prise à l’averse qui frappait de biais, elle marcha vers lui et le bouscula légèrement. Proche du bord et soumis à la force du vent, il perdit l’équilibre. Grace le rattrapa in extremis par le bras avant qu’il ne tombe deux mètres plus bas dans la mer glaciale et agitée.

Effaré, sous le choc de la peur, le malheureux dévisagea Grace.

— Je suis désolée, cria-t-elle pour couvrir le brouhaha des puissantes vagues s’écrasant sur la grève. Mes joues me cachaient les yeux et je ne vous ai pas vu.

Elle lui adressa un sourire, lui réajusta son manteau et poursuivit sa route d’un pas décidé jusqu’à rejoindre l’unique rue du minuscule port. En l’espace d’une minute, tous les passagers se dispersèrent et Grace se retrouva seule sous la pluie battante. Les mugissements du vent rivalisaient de hargne tandis que le ciel déversait ses flots torrentiels, plongeant l’île dans une obscurité d’éclipse solaire.

De vastes flaques s’étaient déjà formées et c’est en les enjambant que Grace longea la ruelle pour gagner un chemin s’élevant vers la colline qui surplombait la bourgade. Un panneau d’avertissement interdisait d’emprunter ce sentier par mauvais temps. Mais Grace ne pouvait s’offrir le luxe d’attendre que la tempête s’arrête.

Elle laissa la pancarte derrière elle et, la boue s’accrochant à ses chaussures, elle évita au mieux les rigoles qui creusaient la terre et rendaient le sol glissant. Le visage ruisselant malgré sa tête rentrée dans les épaules, elle gravit la pente jusqu’à atteindre son sommet. Le vent y soufflait avec une sauvagerie accrue, plaquant les herbes trempées, collant ses vêtements contre son corps. La pluie s’infiltrait dans sa bouche, dégoulinait dans son cou. Elle continua à avancer, mais ne voyait pas à plus de deux mètres. Elle ne devina qu’au dernier moment la présence d’un ravin longeant le chemin, à la déflagration des vagues s’écrasant en contrebas.

Prudente, elle tenta d’assurer chacun de ses pas, mais une bourrasque plus violente que les autres la poussa brutalement en avant. Elle chuta et dévala la pente si boueuse qu’elle semblait imbibée d’huile. Les mains crispées dans le sol, Grace ne parvenait pas à freiner sa glissade. Elle cria de terreur. À quelques mètres, le gouffre lui répondit en ouvrant sa gueule écumante hérissée de rochers prêts à empaler leur proie. Avec la rage du désespoir, elle enfonça ses ongles dans la terre. Ses doigts brûlèrent, sa peau s’écorcha, mais elle finit par arrêter sa descente mortelle. Lentement, prudemment, elle rampa jusqu’au sentier au-dessus d’elle et, une fois en sécurité, elle s’affala d’épuisement. Elle regarda ses mains et fut soulagée de constater que les blessures n’étaient que superficielles.

Souillée de gadoue, elle demeura momentanément allongée, le temps que la nausée de peur et la douleur se dissipent.

Grace savait peut-être plus que n’importe quel inspecteur pourquoi elle faisait ce métier, mais dans ces instants de lutte, elle testait la profondeur de sa conviction. Reprenant doucement son souffle, elle se redressa avec peine et sonda le paysage, le regard plissé.

D’ici, elle aurait dû le voir, mais le grain était si dense qu’il avait tout avalé dans une semi-obscurité, et seules des ombres informes apparaissaient parfois entre les rideaux de pluie pour s’éteindre aussitôt.

Suivant avec une vigilance accrue l’inclinaison de la pente, elle finit par atteindre un terrain plat et perçut sous ses semelles de larges pierres polies entre lesquelles couraient des ruisseaux affolés. Ces derniers eurent raison de l’étanchéité de ses chaussures, dont le confort se mua en humidité spongieuse. Mais où était-il ? s’impatienta-t-elle. Pourquoi ne le voyait-elle toujours pas ?

Comme une réponse à sa demande, un éclair zébra le ciel et un roulement de tonnerre fit vibrer le sol. Elle eut tout juste le temps d’entrevoir un muret de pierre à quelques pas. Elle pressa la cadence, suivit le parapet et un panneau se dressa sur sa route. Sa vision floutée par l’eau qui coulait dans ses yeux, elle mit plusieurs secondes à déchiffrer les petites lettres inscrites en noir : « Le Chemin des morts ».

Sur sa droite, au-delà du mur, vers une partie de l’île qui devait glisser en pente douce en direction de la mer, elle aperçut brièvement leurs contours fantomatiques, tordues, penchées. Les pierres tombales des tout premiers rois d’Écosse, dont les squelettes reposaient sous terre depuis plus de mille ans, à l’instar de celui du tristement célèbre Macbeth. Détournant le regard, frissonnant sous sa parka détrempée et salie par la boue, Grace posa un pied devant l’autre sur le funèbre chemin. Elle dépassa une haute croix celtique aux allures d’humain longiligne et son ombre commença à emplir l’espace. Elle leva la tête et marqua un arrêt, intimidée, une appréhension imprévue se nouant dans son ventre.

Oui, il était là. Comme s’il l’attendait, depuis plus de mille quatre cents ans. Loin de la frénésie des hommes. Sa sombre silhouette de pierre construite en croix, où dominait une tour carrée médiévale. C’est au sein de ces murs suppliciés par le vent que l’attendait le cadavre de cet homme, là que l’attendaient, fébriles, les habitants terrifiés du lieu.

Grace courba de nouveau la tête, et après quelques ultimes pas, épuisée, elle parvint enfin sous le portique sculpté, face à l’imposante porte en ogive du monastère d’Iona.

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