Une heure et demie plus tard, aux alentours de midi, installée dans sa voiture devant l’hôtel d’Inchnadamph, où elle s’était changée, Grace contacta Elliot Baxter. Il lui confirma avoir envoyé des renforts, mais s’emporta aussitôt.
— Il y a vingt-quatre heures, on était sur un homicide dans un monastère, et là… tu me parles d’un entrepôt souterrain bourré de cercueils en plein milieu des Highlands !
— Écoute, tu verras par toi-même quand les équipes seront sur place, s’impatienta Grace.
— Ouais… En attendant, on a vérifié sur les cadastres régionaux, il n’y a rien que des grottes à l’endroit que tu nous as indiqué. Et si c’est aussi grand que tu me le dis, je ne vois pas comment cela a pu être construit de façon clandestine. On est en Écosse, quand même, pas en Antarctique !
— Tu t’es rapproché du ministère de la Défense ?
— Non, pas encore, je le ferai quand j’aurai des images. Bon, mais là, tu vas où, Grace ? Tu reviens à Glasgow, c’est ça ?
— Oui, oui. Je pense qu’il est temps qu’on se parle face à face.
— On est bien d’accord, j’aimerais que l’on discute de la façon dont tu souhaites mener la suite de ton enquête. Parce que si tout cela est vrai, cette affaire prend des proportions… auxquelles je ne m’attendais pas.
— J’ai quelques idées, je te dirai. À tout à l’heure, conclut Grace en raccrochant.
À ses côtés dans la voiture, Naïs approuva d’un signe de tête entendu.
— Vous passeriez sans problème le détecteur de mensonges. C’est bon à savoir pour nos prochains échanges. Et donc, on va où ?
— D’abord, je dois aller prévenir la mère de Yan, commença Grace en ouvrant la portière.
— Ne faites pas ça. Vous vous doutez bien que la discussion va mal se passer et surtout prendre beaucoup de temps. Nous n’avons pas ce luxe. C’est courageux de votre part, mais ça va nous coûter l’enquête.
— Je ne peux pas partir comme ça.
— Je n’ai jamais été aussi près de coincer les dirigeants d’Hadès. Rater cette occasion pourrait avoir des conséquences bien pires que la mort éventuelle de votre jeune guide.
Grace détourna la tête, le corps crispé, les épaules remontées, les mains tendues comme pour évacuer la terrible culpabilité qui la terrassait.
— Écoutez, Grace, intervint Naïs. Je ne vous connais pas vraiment, mais vous avez l’air d’être quelqu’un qui a des principes… humains. Alors, dites-vous que vous sauverez des dizaines de milliers de vies si vous suivez l’adage qui veut que la fin justifie les moyens.
Cette devise jeta brusquement Grace face à un souvenir qui la traumatisait encore vingt ans après. Elle entendait le grincement de la chaise roulante passer devant la porte du placard où elle était cachée. Et dans sa tête, ce proverbe qu’elle se répétait comme un mantra en serrant dans ses mains le manche du marteau.
— Hey ? Vous m’écoutez ? insista Naïs. Vous pouvez aussi rester ici et me donner l’adresse. J’irai seule.
Troublée et agacée, Grace sortit de la voiture et regarda au loin le chemin qu’elle avait pris ce matin aux côtés de Yan, comme s’il allait apparaître à l’horizon, blessé mais en vie. Si elle abandonnait le jeune guide et qu’il venait à mourir, la culpabilité et la douleur seraient insupportables. Mais elle avait choisi de s’engager corps et âme dans la police, et le bien commun devait primer sur sa souffrance.
Grace ouvrit la portière côté passager.
— Vous conduisez.
L’agente de la DIA scruta Grace.
— Ne me regardez pas comme si vous préfériez que je ne vienne pas avec vous. C’est… désagréable.
— Je ne pensais à rien, répliqua Naïs en prenant place derrière le volant.
Grace abaissa le dossier de son siège et allongea sa jambe sur le tableau de bord pour reposer sa cheville.
— Tout droit. Je vous dirai si on change de direction.
Naïs démarra et s’engagea à vive allure sur les lacets noirs de la route ondulant entre les collines verdoyantes.
— Vous êtes toujours si calme ? demanda-t-elle alors qu’elle doublait un tracteur à toute vitesse.
Grace haussa les épaules, une moue de réflexion donnant à sa bouche une jolie forme rebondie.
— Je pense que c’est un manque de politesse de faire subir aux autres l’agitation ou la colère qui peuvent être les nôtres, répondit-elle en la regardant d’un œil placide.
— On m’a laissé entendre que vous aviez été mise au placard ces derniers temps. Du peu que j’ai vu de vous, cela me semble absurde. Vous avez fait quoi pour être écartée ?
Grace poussa un soupir.
— Pas maintenant, se contenta-t-elle de souffler. Mais vous, dites-m’en plus sur vous, sur Hadès.
— Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. Vous ne me faites qu’à moitié confiance et c’est réciproque. Et puis d’ici quelques heures, nous aurons certainement l’une et l’autre atteint nos objectifs. Nul besoin de dévoiler tous nos secrets.
— Garez-vous, dit Grace de sa voix autoritaire mais dépourvue d’agressivité.
— Pardon ?
— Là, ça ira très bien.
Naïs enclencha son clignotant pour rejoindre le bas-côté, le long d’une aire de pique-nique où une famille était attablée près de son camping-car. La voiture stoppa brutalement et les deux enfants tournèrent la tête vers les nouveaux arrivants en se chuchotant à l’oreille tandis que les parents leur faisaient signe de regarder ailleurs.
— J’aimerais mettre quelque chose au clair, commença Grace, les sourcils froncés, le visage marqué par l’incompréhension. Une fois que je vous aurai conduite à la bonne adresse, que va-t-il se passer ? Imaginons que l’on parvienne à arrêter les responsables d’Hadès sans y laisser la vie, que fera-t-on ? On se les partage ? Vous, pour les interroger sur leur activité ? Moi, pour prouver que ce sont eux qui ont commandité le meurtre d’Anton ? Comment cela va-t-il se démêler au niveau juridique entre la police écossaise et la DIA ?
— Je vais être honnête. Je n’en sais rien, inspectrice Campbell. Mais j’imagine qu’entre personnes de bonne volonté, on trouvera un accord. Notre but commun est d’arrêter ces gens ; moi, pour menace contre les États-Unis, et vous, pour meurtre. On finira bien par s’entendre.
— Sauf qu’une fois arrivée sur place, vous n’aurez pas besoin de moi pour foncer droit devant et pénétrer dans les lieux la première. Qu’est-ce qui m’assure que vous n’allez pas voler des preuves qui pourraient m’intéresser ou, au contraire, en ajouter d’autres afin de servir vos intérêts ?
Le visage de Naïs se barra d’un sourire qui révéla la grandeur de sa bouche et la blancheur de ses dents. Même de près, Grace trouvait que cette femme gardait son apparence de papier glacé. C’en était troublant.
— Je pourrais vous répondre que je n’ai aucune raison de faire cela, mais vous ne seriez pas obligée de me croire. Donc, je vais être plus directe : vous serez avec moi tout le temps de cette intervention. Ce n’est pas pour vous être agréable que je vous demande de m’accompagner, ni parce que vous me plaisez, c’est parce que vous m’avez évité de sérieux ennuis dans le poste de communication et qu’une situation semblable pourrait bien se reproduire. Bref, vous m’êtes utile.
Grace haussa les sourcils, signifiant que l’argument était recevable, mais elle ne lui donna pas pour autant l’ordre de redémarrer. Tout allait trop vite. Elle voulait tellement prouver à Elliot Baxter qu’elle était de nouveau capable de mener une enquête de haut niveau, que le respect des procédures et des priorités semblait lui échapper. Elle avait le sentiment de suivre Naïs à l’aveugle, comme un joueur croit au gain rapide et facile d’un bonimenteur. Elle n’avait même pas vérifié les informations de cette agente sur la société Hadès. Elle se précipitait tête baissée au mépris de toutes les règles élémentaires.
— L’heure tourne, inspectrice, la pressa Naïs en faisant ronfler le moteur.
— Je n’en ai pas pour longtemps, répondit Grace en sortant de la voiture.
— Quoi ? Vous plaisantez ?
Grace posa sur elle un de ses regards où ses paupières à moitié baissées témoignaient de son agacement contenu. Elle descendit du véhicule en composant le numéro du légiste. À l’écart, la famille de touristes poursuivait son repas en surveillant de loin cette femme qui marchait la tête penchée, un doigt sur l’oreillette de son téléphone.
Grace obtint rapidement les informations qu’elle cherchait. Malheureusement, le légiste comme la police scientifique n’avaient pu identifier aucune trace papillaire exploitable, et les échantillons d’ADN ne correspondaient à aucun individu enregistré dans les bases de la police. Quant au portrait-robot, il avait surtout provoqué un climat de panique dans la région, et les gens appelaient non pas pour apporter leur témoignage, mais pour manifester leur inquiétude.
Grace raccrocha et regagna le véhicule, stressée, mais l’esprit plus clair et plus sûre d’elle. La piste qu’elle suivait avec Naïs, si hasardeuse et dangereuse soit-elle, était définitivement la seule viable.
— À partir de maintenant, vous suivez la direction d’Édimbourg, lâcha-t-elle.
Naïs écrasa l’accélérateur et fonça sur la route.
Grace contempla les entrelacs de vallées nappées de prairies vertes d’où jaillissaient d’épineux pics de rochers noirs. Réflexe de lectrice assidue, elle ne put s’empêcher de filer la métaphore en comparant sa vie à ces collines arrondies sur lesquelles avait surgi de nulle part une ombre aussi menaçante que ces sinistres aiguilles qui perçaient le ciel de plomb.
— Édimbourg, souffla soudain Naïs. Mais comment avez-vous compris ce que le garde a voulu dire ? C’est quoi, cette « fin du monde » ?
— Vous m’avez dit tout à l’heure que vous sillonniez l’Écosse depuis un peu plus d’un an. Mais vous êtes allés où précisément ? Où exactement ?
— Surtout du côté de Perth.
— Dans ce cas, c’est normal que vous n’ayez pas compris.
— Et donc, pourquoi ce nom ?
Grace répondit avec le calme du guide qui berce son public de ses paroles assurées et savantes.
— « Fin du monde » est le nom d’un lieu très particulier de la vieille ville d’Édimbourg, à l’angle de St Mary’s Street et de High Street. Il y a même un pub à cet endroit, qui s’appelle ainsi.
— Et pourquoi « Fin du monde » ?
— Ça vous intéresse vraiment ?
— Surtout si je n’ai pas été capable de le comprendre.
— Eh bien, ça remonte au XVIe siècle, lorsqu’on a construit des remparts autour de la ville pour se protéger des Anglais. Il y avait une seule porte dans ces murailles et il fallait payer une belle somme d’argent pour avoir le droit de sortir, mais aussi pour entrer. Les habitants les plus pauvres d’Édimbourg, qui représentaient la majorité de la population, n’avaient pas les moyens de s’acquitter de cette taxe. Ne pouvant jamais quitter la ville, leur monde s’arrêtait donc au pied de cette muraille. Voilà pourquoi ils ont surnommé cet endroit « Fin du monde ».
Grace crut voir l’œil de Naïs briller. Était-ce de la moquerie pour le ton un peu professoral qu’elle avait employé ou, au contraire, de la reconnaissance ?
— Et tous les Écossais savent ça ?
— Non… il faut aimer lire, aussi.
— Et donc, selon vous, où se trouve le siège d’Hadès dans cette « Fin du monde » ?
— À droite du pub, il reste une ruelle baptisée « Clôture de fin du monde », qui conduit sur une arrière-cour. Si je voulais être à l’abri des regards, c’est par là que je m’installerais.
Sur les coups de dix-sept heures, après avoir fait une rapide pause pour avaler un sandwich et un fruit dans une station-essence, les deux enquêtrices entraient dans Édimbourg. La voiture cahotait sur les pavés, alors que les façades aux toits pointus de la vieille ville s’alignaient le long des ruelles médiévales.
Naïs se gara soudainement au bord d’un trottoir et quitta le véhicule sans explication. Grace la vit marcher quelques mètres et entrer dans une pharmacie. Elle en ressortit rapidement et poussa la porte d’un magasin de prêt-à-porter. Quelques instants plus tard, elle rejoignait la voiture avec une tenue de ville bien plus discrète que la combinaison noire qu’elle portait jusqu’ici. Grace nota cependant que Naïs avait opté pour des vêtements qui, sans être trop voyants, n’en étaient pas moins élégants.
— Ce sera plus adapté, déclara-t-elle en démarrant.
Et le temps de franchir deux carrefours, elle s’arrêtait en face du pub à la devanture bleu nuit et au lettrage doré affichant l’étrange nom de Fin du monde.
C’était l’heure de sortie des bureaux et la rue commençait à s’animer. La présence du siège d’une société comme Hadès dans ce quartier paraissait totalement incongrue.
Naïs vérifia le chargeur de son arme et équipa le canon d’un silencieux.
— Comment va votre cheville ?
Grace regarda sa coéquipière par en dessous, de l’incrédulité au fond des yeux.
— Sérieusement ?
— Question d’assurance-vie. Prenez ça.
Elle lui tendit une chevillière élastique et une boîte de paracétamol.
Grace fut intérieurement reconnaissante à Naïs de l’aider à soulager sa douleur. De là à la remercier de vive voix quand elle n’était pour elle qu’une assurance-vie, c’était une autre histoire. Sans un mot, elle avala un cachet et enfila l’attelle souple. Puis elle rechargea son arme à son tour et sortit de la voiture, suivie de près par Naïs.