S’ABSTRAIRE DU RÉEL

?

On pourrait considérer l’Odyssée et l’Iliade comme des poèmes sans topographie. Il n’y aurait nul besoin de les ancrer dans un topos puisqu’elles s’adresseraient au non-lieu universel. Leur intemporalité les vouerait à toute âme humaine. Après tout, les mythes n’ont jamais eu à s’appuyer sur le réel. L’Évangile n’a-t-il pas prospéré chez les Inuits autant qu’en Palestine ? Faut-il déterminer la forêt où Shakespeare campe Le Songe d’une nuit d’été pour s’éprendre de Puck ? Les idées ne requièrent pas de cartes géographiques et Homère se passe fort bien de guide Michelin. Pourtant, des chercheurs se sont obstinés à retracer les navigations d’Ulysse. Des archéologues, après qu’Heinrich Schliemann eut trouvé les ruines de Troie, ont voué leur vie à fouiller la cité de Priam. La géographie homérique est devenue une science à elle seule. Des savants poussèrent même plus loin les investigations. Certains voulurent prouver que les Achéens venaient de la mer Baltique et parlaient des langues indo-européennes. Alain Bombard prétendit qu’Ulysse avait franchi le détroit de Gibraltar et s’était aventuré jusqu’aux Canaries et en Islande. Dans les années 1920, l’helléniste Victor Bérard retraça le parcours d’Ulysse{1} et identifia les lieux de l’Odyssée, situant par exemple le royaume de Circé en Italie, l’antre de Calypso au sud de Gibraltar, les îles d’Éole et du Soleil près de la Sicile, le territoire des Lotophages en Tunisie. Dans les années 1980, l’aventurier Tim Severin reconstitua un bateau de l’époque homérique et navigua dans l’archipel géo-poétique d’Ulysse en utilisant les techniques marines de l’époque. Ces Sherlock Holmes des études homériques perdirent peut-être leur temps à jouer à la carte au trésor au lieu de se contenter de la beauté du texte.

Pourtant, un poète n’est pas un ectoplasme fécondé d’abstractions. Les poètes comme les hommes vivent dans la réalité du monde. Ils respirent un air particulier, se nourrissent des produits de leur terre, regardent des paysages singuliers. La nature féconde le regard, le regard nourrit l’inspiration, l’inspiration engendre l’œuvre. L’Iliade et l’Odyssée n’auraient pas eu les mêmes accents si Homère avait été moldo-valaque.

À Tinos, effaré par les rafales et étourdi de lumière, je compris que la poésie homérique était née de la rencontre du génie des lieux et du génie d’un homme. Les poèmes aspiraient cet air, cette mer. Et si Homère avait disposé d’un tel réservoir d’images et d’analogies, c’est qu’il avait parcouru cette géographie, aimé cet espace, captant ici et là des visions qui n’auraient pas été les mêmes si elles avaient été moissonnées ailleurs.

Comme un homme nourrit un pan d’olivier, magnifique,

dans un champ solitaire, où l’eau ruisselle, abondante,

un jeune plant florissant et beau, que bercent les brises

selon le vent : il se couvre de blanches fleurettes écloses.

Mais survient soudain un vent soufflant en rafales,

qui d’un coup l’arrache au sol et l’étend sur la terre.

Tel fut le fils de Panthoos, Euphorbe âpre-frêne,

quand Ménélas l’occit, voulant le priver de ses armes.

Comme un lion nourri dans les monts, confiant dans sa force,

prend la plus belle vache, au milieu des bestiaux en pâture :

il lui brise le col, l’agrippant de ses crocs redoutables,

en premier lieu, puis suce son sang, dévorant ses viscères,

tous, tandis qu’autour de lui les chiens et les hommes

poussent leurs grands hurlements, de loin, mais pourtant se refusent

à l’attaquer de front : ils sont pris par leur peur blêmissante ;

ainsi personne n’avait en son cœur assez de courage

pour attaquer de front Ménélas à la gloire fameuse.

(Iliade, XVII, 53-69.)

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