SURVIVRE AUX TEMPÊTES

L’envers de la lumière, c’est le brouillard. Il se lève avec soudaineté en ces îles. On croirait un rideau jeté par un dieu. Est-ce cette fugacité de la brume qui a incité Homère à utiliser tant de fois l’image de la nuée jetée par un dieu sur un héros pour le soustraire au combat ? Apollon protège Hector au chant XX de l’Iliade en l’enveloppant de brume, « chose aisée pour un dieu » :

Trois fois Achille se précipita, le divin, pieds-rapides,

avec sa lance : trois fois il frappa la brume profonde.

(Iliade, XX, 445-446.)

La mer homérique est toujours tempétueuse. Le vent est « la ruine des navires ».

Et comment fuir l’abrupte mort

si brusquement se lève une rafale

de ce Notos, de ce hurlant Zéphyre qui tant de fois

disloquent les bateaux en dépit des dieux protecteurs !

(Odyssée, XII, 287-290.)

La colère de la mer ne s’encombre jamais de prémices. La tempête est sans sommation. Tout monstre marin se révèle impulsif. Dans la psyché antique, la tempête exprime la colère d’un dieu outragé. Ulysse se souvient :

Nous avions à peine doublé l’île [Circé], que soudain

je vis des vagues, des vapeurs et perçus des coups sourds.

Des mains de mes gens effrayés les rames s’envolèrent.

(Odyssée, XII, 201-203.)

On contemple l’air au balcon d’une île des Cyclades. Il s’éploie dans ses sautes et ses faux calmes, prémices aux convulsions. On observe la folie des rafales distribuant leurs torgnoles sur les eaux. On comprend que la mer, pour les marins d’Ulysse, était la patrie de tous les dangers. La moindre navigation aussi modeste fût-elle entre ces îles si proches était plongeon dans l’inconnu.

Tout appareillage dissimulait la perspective d’un « désastre », comme dit Ulysse, une aventure dans l’incertain, un saut dans le vide. Plein de crainte, on furetait d’île en île. La navigation s’apparentait aux sauts de puce, de refuge en refuge.

L’Odyssée est le récit d’un perpétuel naufrage. Combien de fois Ulysse, accroché à un débris, gémira :

Je lâchai pieds et mains et, à grand bruit,

je retombai en plein courant près de mes poutres

et, me hissant dessus, je ramai avec mes deux mains.

(Odyssée, XII, 442-444.)

Obsédé par son retour à Ithaque, Ulysse se voit sans cesse jeté à l’eau, poussé vers le mauvais rivage, puis sauvé par les dieux, rétabli par sa propre force, détourné de sa route, ramené à son obsession : rentrer chez lui.

Et Homère l’assène : on ne peut espérer un retour sans idée fixe. Seule l’opiniâtreté triomphe des tempêtes. Seule la constance mène au but. Cet enseignement frappe la bannière homérique : la longueur de vue, la fidélité constituent les plus hautes vertus. Elles finissent par remporter le combat contre l’imprévu. Ne pas déroger, seul honneur de la vie.

Les dieux concourront à détourner l’élan initial. Éole déchaînera les vents, les monstres hideux de Charybde et de Scylla dévoreront l’équipage. Non ! la mer n’est pas un lieu amical pour l’homme. Homère l’appelle la mer « vineuse », « stérile », « sans moissons ». Il oppose sa surface inhumaine à la terre où l’on récolte le blé. « Lie-de-vin » : telle est la peau de la mer ! Quand on a vu, sur les étendues de l’Égée, de grandes plaques y réfléchir leur moirage et la teinter de cyanoses, on comprend l’adjectif.

Et se justifie alors l’idée de rester prisonnier d’un pigeonnier de Tinos. Il ne sera pas inutile de humer le fond de l’air pour mieux comprendre Homère.

La mer n’est pas l’amie et la mort dans la mer est le cauchemar de l’homme. L’écume efface tout, dans la bave de l’oubli. Qui se souvient des noyés ? Personne. Qui se souvient du héros retourné au rivage ? L’humanité entière !

Une théorie vient alors à tout marin témoin d’un typhon : et si les monstres odysséens étaient la personnification des tempêtes ? Quand on entend hurler le vent dans les élingues, n’imagine-t-on pas quelque bête réveillée ? Ses mugissements rapetissent l’homme à la valeur d’une puce. L’élément se déchaîne et sa colère prend un visage. Charge au poète de le peindre.

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