VERSER À LA MÉMOIRE

Il y a pire échec que de disparaître de l’Histoire : s’oublier soi-même. Ulysse essaiera d’échapper aux créatures, aux monstres et aux magiciennes qui tentent de le dévier. L’Odyssée est le traité de la fuite. Il s’agit d’échapper aux bras de Calypso qui lui propose de devenir un dieu (il oublierait qu’il est un homme), aux Lotophages qui dealent leur drogue sur un caillou perdu (il oublierait que l’homme souffre), aux Sirènes ensorcelantes (il oublierait que l’homme s’empêche) ou à Circé qui transforme ses amants en bêtes (il oublierait jusqu’à son apparence).

Un épisode de l’Odyssée met en scène cette projection de l’existence terrestre dans la mémoire publique. Ulysse est accueilli au banquet du roi des Phéaciens. Sans savoir Ulysse dans l’assemblée, un aède raconte le conflit du héros contre Achille. Ulysse entend sa propre histoire dans la bouche d’un barde. Le monde grec vient d’inventer la littérature ! Car la littérature, c’est parler des absents. Ulysse est passé à la postérité. Il a franchi le fleuve de l’oubli. La mémoire l’a accueilli. Il a sa place de droit dans le cosmos parmi les astres et les planètes qui, eux, possèdent une immortalité de fait.

Plus tard, les Grecs de l’âge classique trouveront un moyen de rejoindre l’immortalité en bâtissant des villes, en couvrant le monde d’œuvres d’art, en inventant des systèmes politiques et des lois qu’ils espéreront parfaits et donc impérissables. Certaines traditions asiatiques inventeront les mythes de la réincarnation pour guérir l’homme de n’être qu’une ombre éphémère. Puis les fables monothéistes juives et chrétiennes apporteront leur remède à l’angoisse en affirmant que quiconque – même le moins héroïque et surtout lui, peut-être ! – peut prétendre au paradis. « Heureux les pauvres de cœur, le royaume des cieux est à eux. » Cette parole des Béatitudes est aux antipodes de la doctrine grecque de l’héroïsme.

Dans nos époques contemporaines, le héros ne ressemble plus à Ulysse. Deux mille ans de christianisme, récemment converti en philosophie égalitariste, ont porté au pinacle le faible à la place du guerrier. Les sociétés produisent les héros qui leur ressemblent. Dans l’Occident du siècle xxi, le migrant ou le père de famille, la victime ou le démuni seront dignes du podium. Un Achéen se présentant sur son char dans le Paris de 2018 serait immédiatement arrêté. Rien n’est plus éternel que la figure du héros. Rien n’est plus éphémère que son incarnation.

Hannah Arendt, obsédée par l’Histoire, c’est-à-dire l’inscription des actions des hommes dans la chair de temps, salue l’option grecque dans quelques fortes lignes de La Crise de la culture : « Cependant, si les mortels réussissaient à doter de quelque permanence leurs œuvres, leurs actions et leurs paroles, et à leur enlever leur caractère périssable, alors ces choses étaient censées, du moins jusqu’à un certain degré, pénétrer et trouver demeure dans le monde de ce qui dure toujours, et les mortels eux-mêmes trouver leur place dans le cosmos où tout est immortel excepté les hommes. La capacité humaine d’accomplir, cela était la mémoire. »

Ces paroles sonnent étrangement dans l’époque de l’immédiat. Le culte du présentisme se situe à l’exact opposé du désir d’inscrire ses actes dans la longue durée. Le Grec antique n’est pas l’homme de Zuckerberg. Il ne veut pas coller à l’écran du miroir comme l’insecte sur le pare-brise du présent. Les réseaux sociaux sont des entreprises de désagrégation automatique de la mémoire. Aussitôt postée, l’image est oubliée. Le nouveau Minotaure du World Wild Web a renversé le principe de l’impérissabilité. Gonflé de l’illusion d’apparaître, on se fait absorber par la matrice digitale, grand sac stomacal. Nul héros grec n’a besoin d’un site internet. Il préfère riposter que poster.

Ce Grec, prêt à piller pour sa gloire, nous semble un monstre. Au XXe siècle, dans le monde occidental, l’héroïsme avait encore une valeur évangélique. Il consistait à donner sa vie pour quelque chose qui n’était pas soi-même. Au XXIe siècle, l’héroïsme occidental consiste à afficher sa faiblesse. Sera héros celui qui peut prétendre avoir pâti des effets de l’oppression. Être une victime : voilà l’ambition du héros d’aujourd’hui !

Devenir le meilleur de tous était l’objectif du héros d’Homère.

Tout le monde, il est le meilleur est une injonction chrétienne sécularisée par les démocraties modernes.

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