LA CLEF DE VOÛTE
Puis, enfin, c’est le face-à-face. La clef de voûte de l’Iliade. Le point vélique des marins. Le duel d’Achille contre Hector.
Ils se poursuivent. Hector fuit, se rappelle la bonne vie d’avant, celle qu’il s’apprête à quitter. Abusé par Athéna, il s’arrête, se retrouve face à Achille. Les deux héros s’invectivent, se battent, Hector est tué, Patrocle vengé.
Et pourtant la colère d’Achille ne retombe pas. L’hubris, irrationnelle et circulante, ne tarit pas quand les événements le commanderaient. La rage ne connaît pas la satiété. À présent, Homère donne de la démesure une autre expression.
Il ne s’agit plus de massacrer les soldats avec ivresse, cela c’est le commun. Achille va souiller le corps d’Hector. Il l’attache à sa monture et le traîne dans la poussière. Or, c’est une vilenie suprême pour la tradition antique que de ne pas rendre les honneurs à un cadavre, le pire de tous les « outrages infâmes ».
Cette profanation est décourageante. Nous pensions que la folie retomberait. L’hubris ne cessera jamais. Pas de paix pour les guerriers, pas de répit pour la violence, pas de repos pour les dieux. Ils finiront par être outrés. Et Apollon lui-même – bien que martial et farouche – prononcera le réquisitoire contre l’explosion démonique de l’homme :
Dieux ! vous voulez venir en aide au maudit Achille,
qui ne possède ni cœur sensé ni pensée flexible
dans sa poitrine : comme un lion, il n’agit qu’en sauvage –
lion asservi à sa grande force, à son âme farouche,
attaquant les brebis des mortels par désir de ripailles :
ainsi Achille perd la pitié, ignore la honte,
cette honte qui ruine ou favorise les hommes.
On doit perdre sans doute un jour celui que l’on aime,
ou son fils, ou son frère issu d’une mère commune,
mais on s’arrête après les gémissements et les larmes :
endurant est le cœur que les Moires donnèrent à l’homme.
(Iliade, XXIV, 39-49.)
C’est l’un des enseignements d’Homère : l’hubris plane sur nos têtes, ombre maudite, elle nous entraîne vers la guerre. Rien ne l’entrave. Les hommes se passent le relais et se déchaînent... Et si la guerre dont les foyers naissent partout autour du monde, chaque jour, en Europe hier, dans le Pacifique et au Moyen-Orient aujourd’hui, n’était que l’un des visages de cette même hubris toujours recommencée, jamais rassasiée qui parfois prend la forme d’une charge de lansquenets, d’autres fois de soldats soviétiques, de samouraïs du shogun ou de chevaliers de la Table ronde ?