LA DOUCEUR DU RENOUEMENT

Puis c’est la nuit d’amour entre Ulysse et Pénélope retrouvée. Les années ont passé sans avoir altéré de la beauté de la seconde et de l’ardeur du premier. L’Odyssée se défie du temps. Ulysse raconte tout à Pénélope. Les images défilent : monstres, magiciennes, tempêtes, descente aux Enfers, chant des Sirènes, drames de l’île du Soleil. Voici, en quelques vers, les années d’absence. La situation est vaudevillesque. Imagine-t-on un homme en retard chez sa femme de plusieurs dizaines d’années donner de telles excuses ? « Chérie, pardon, j’ai été retenu par un Cyclope. » Même Feydeau n’eût pas osé.

Pénélope écoute le récit. Cela aurait pu être un autre malheur sur la tête d’Ulysse : que sa femme ne le crût point ! Ce fut l’un des cauchemars de Primo Levi à son retour des camps nazis : que personne ne prêtât foi à ses récits. C’est l’origine de la mélancolie de Chabert : à son retour d’Eylau tout était chamboulé, rien ne lui serait octroyé de semblable à ce qu’il avait quitté. Ulysse, lui, revient dans un monde usurpé mais équivalent à celui qu’il avait quitté. L’histoire ne s’est pas accélérée. La restauration s’est donc avérée possible.

Ulysse n’a pas accepté que le pouvoir changeât de main. Il n’est guère obsédé par cette ritournelle du XXIe siècle : « Le monde change ! Il faut l’accepter ! » Dans la pensée antique, on ne s’inflige pas ce pensum formulé par Hannah Arendt : « la dégradante obligation d’être de son temps ».

La nuit avec Pénélope nous rappelle comiquement que l’Odyssée n’aura été qu’une série d’aventures vécues par des hommes mais fomentées par des femmes. Elles étaient là derrière les décors du cinémascope. La tapisserie de Pénélope ne symbolise-t-elle pas la haute lisse de nos destinées qui se tissent et se détissent ? Athéna secondait Ulysse, Calypso le retenait, Pénélope tenait à distance les putschistes. Hélène était la cause de la guerre de Troie, les magiciennes ourdissaient leurs pièges, les monstrueuses filles de Poséidon et Gaïa, comme Charybde et Scylla, fauchaient les marins. L’homme croit vivre ses aventures. En vérité, ce sont les femmes qui le manipulent. Les premières seraient bien mal inspirées de vouloir être les égales des mâles alors qu’elles leur sont supérieures.

Ulysse aurait pu devenir immortel chez Calypso (celle qui dissimule le temps), oublier le temps chez Circé ou chez les Lotophages. Il préfère se réinscrire, dans la course linéaire des mortels, dans la mémoire. Car l’immortalité offerte par Calypso signifie l’oubli, alors que la nuit avec Pénélope le remet en selle sur la croupe de la vie. Ulysse a retrouvé le temps, Albertine n’a pas disparu.

Femme, nous sommes tous les deux rassasiés

d’épreuves ; toi, tu attendais en pleurant mon retour,

et moi, Zeus et les autres dieux me retenaient

dans la souffrance, loin de la terre de mes rêves.

Maintenant que nous avons retrouvé notre lit,

il te faudra veiller sur les richesses qui me restent ;

pour compenser les bêtes que ces arrogants m’ont prises,

j’irai faire razzia, et les Grecs m’en donneront d’autres

jusqu’à ce que j’aie à nouveau mes étables remplies.

Mais d’abord il me faut aller à mon verger

pour voir mon noble père qui se ronge en mon absence.

(Odyssée, XXIII, 350-360.)

Son « noble père »... Le poème s’achève donc sur cette préoccupation suprême : renouer avec la filiation. Aucun homme ne vient de nulle part. La dernière mission d’Ulysse est de se manifester auprès de son père. Il a reconquis l’espace, l’île d’Ithaque. Il doit renouer avec le temps : son origine filiale. Dans la pensée antique, on est de quelque part et l’on est de quelqu’un. La révélation moderne n’avait pas encore consacré le règne de l’individualisme, dogme nous réduisant à des monades auto-générées, sans racines ni ascendance.

Il n’est rien pour l’homme de plus doux

que sa patrie ou ses parents

(Odyssée, IX, 34-35)

disait déjà Ulysse aux Phéaciens.

À présent, il a accompli son rêve, retrouvé son vieux père.

N’est-ce pas en lui racontant l’histoire des treize poiriers et dix pommiers et quarante figuiers (Odyssée, XXIV, 340-341) qu’Ulysse convainc Laërte, encore dubitatif, qu’il est bien son fils ? Et n’est-ce pas en lui posant l’énigme du lit conjugal construit sur un pied d’olivier que Pénélope a confirmé l’identité d’Ulysse ?

Ainsi, les arbres sont-ils convoqués par Homère comme affirmation symbolique de la vérité.

Ce qui est planté ne ment pas.

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