LE VERBE TRIOMPHERA-T-IL
?
Homère interrompt les combats.
Ulysse, Phénix et Ajax mènent une ambassade auprès d’Achille. Homère va déployer sur sa harpe les nuances de la persuasion. Il s’agit d’exhorter le guerrier outragé à revenir au combat. Son absence est cruelle aux Achéens. Ils subissent des revers. Son retour pourrait inverser le sort.
Ulysse use d’un argument politique et affirme qu’Agamemnon le couvrira de trésors s’il veut bien « fléchir sa colère ». Phénix use de la prière mais Achille ne varie pas : seule la contrition d’Agamemnon pourrait le convaincre. Ajax use de l’argument du soldat : l’armée aime Achille. Cet argument-là touche le guerrier. Il ne reviendra pas pour autant dans le combat mais accepte de ne pas déserter les rivages. Et, mieux ! promet de se battre si les bateaux sont menacés et si Hector s’en approche.
On a parfois pris la fâcherie d’Achille pour l’expression d’un narcissisme pathologique, parce que nous ne concevons pas en nos siècles comptables que la blessure d’honneur puisse s’avérer la plus grave d’entre toutes !
Et la guerre reprend, à grands coups de lances, à larges moulinets. Coulent les larmes, le sang. Les « prunelles » se voilent, les armes « retombent sur les corps » (ce sont les expressions d’Homère pour dire la mort), les soldats tombent. C’est le carnage.
Agamemnon est blessé, Ulysse aussi, Diomède enfin. Les Achéens accusent le coup. Les Troyens s’avancent jusqu’au pied du mur achéen : Sans l’accord des dieux cet ouvrage fut construit (Iliade, XII, 8), rappelle Homère. Une fois encore, l’auditeur de l’Iliade apprenait ce qu’il en coûtait de ne pas respecter les usages et de dépasser les bornes.
Partout, créneaux et remparts ruisselaient du sang des victimes
que versaient Achéens et Troyens, d’un côté ou de l’autre.
Ils ne pouvaient acculer les Achéens à la fuite.
Ils tenaient bon comme une femme, ouvrière infaillible,
tient la balance en équilibrant le poids et la laine,
et n’obtient, pour nourrir ses enfants, qu’un maigre salaire ;
ainsi, conflits et combats se tendaient dans un juste équilibre,
jusqu’au moment où Zeus offrit à Hector Priamide
une gloire plus grande : il franchit le premier la muraille !
(Iliade, XII, 430-438.)
Entendons bien ces vers : les dieux jonglent avec nous et, si le sort leur paraît tendancieux, ils pousseront un autre champion. Homère distillera souvent cette idée. Les hommes sont la variable d’ajustement des agissements des dieux. En somme, nous disposons de notre vie, les dieux disposent de nous.
Homère explore toutes les manières de retournement stratégique. Au chant XIV la technique devient croquignolesque. C’est le génie d’Homère : l’imagination ne tarit jamais, même pour décrire une situation maintes fois répétée. Cette fois, il s’agit à nouveau d’une contre-offensive achéenne avec un renversement tactique.
Héra décide d’enjôler Zeus en demandant son aide à Aphrodite. Et voilà les déesses du ciel et de la terre s’échangeant des chiffons et Héra minaudant pour distraire Zeus qui tombe dans le piège : le désir de toi me captive (Iliade, XIV, 328). La scène d’amour est humaine, trop humaine, c’est-à-dire ridicule.
Zeus est occupé à lutiner Héra et la déesse envoie Poséidon aider les Achéens à obtenir un court sursis dans l’assaut troyen.
Furieux d’avoir été berné, Zeus mettra bon ordre aux rapports de force en réorchestrant l’enfoncement de leurs lignes. Ces allers-retours des troupes rappellent les absurdes offensives de la Grande Guerre décrites par Jünger, Barbusse ou Genevoix, où les armées consacraient des mois et des milliers d’hommes à la conquête de quelques arpents de boue. La différence ? Les poilus n’étaient pas armés de bronze ni couverts de casques étincelants. Mais il se peut que des dieux néfastes fussent encore à la manœuvre au-dessus des plaines.