SUIVRE LES LIGNES DE VIE
D’abord, les Sirènes. Elles ambitionnent d’arracher l’homme à ses convictions, à sa destination, à sa ligne de vie.
Leur monstruosité ne réside pas dans leur violence. Pis ! elles tiennent tous les hommes à l’œil, connaissent la biographie de chacun. Elles rôdent, incarnation, avant la lettre, de Big Brother. Elles nous épient, préfiguration de ce cauchemar dans lequel nous barbotons avec un plaisir consenti : le big data de nos vies, contenu dans nos appareils numériques et archivé dans le cloud planétaire.
Nous savons tout ce qui advient sur la terre féconde...
(Odyssée, XII, 191)
murmurent les Sirènes. Homère nourrissait la prescience de ce qui adviendrait au XXIe siècle : le contrôle intégral grâce aux offices des GAFA. Dans l’Odyssée, les Sirènes sont des oiseaux et non pas ces créatures aquatiques qu’une tradition erronée a popularisées. Du ciel, les Sirènes attaquent. Du ciel, les satellites nous surveillent. La transparence est un poison.
Ulysse résiste à l’ensorcellement en se faisant attacher au mât du bateau. Puis les monstres de Charybde, gouffre béant, et de Scylla, rocher monstrueux, ponctionnent six marins. Homère a inventé des représentations terrifiantes de la tempête : comme tout Grec, il savait la mer lieu du danger absolu. Quiconque a éprouvé l’imminence de la dislocation d’un bateau par soixante-treize nœuds de vent ne trouvera rien d’étonnant qu’un poète donne à la furie des mers les traits d’une hydre. On voit bien un marin, retour d’une navigation par force 10, écoutant le récit de Charybde et de Scylla marmonner par-devers lui : « J’ai connu pire. »
Dans le dernier épisode raconté à la cour des Phéaciens, Homère saisit l’ultime occasion de décrire l’incapacité des hommes à se comporter avec mesure.
L’équipage prend pied sur l’île du Soleil, sommet de la géographie sacrée, territoire du tout-puissant Hélios. Symboliquement, nous pourrions y déceler la métaphore de notre Terre, régie par le Soleil, fécondée de photons. On ne doit pas toucher aux richesses de l’astre, a prévenu Circé. Ulysse a transmis la recommandation à ses marins. Serait-ce la manière antique de signifier que l’homme ne doit pas arraisonner les trésors de la Terre, piller ses ressources, la mettre en demeure de livrer ses bienfaits ?
Malgré les recommandations, les hommes d’équipage transgressent l’ordre et sacrifient les troupeaux du Soleil pour se taper un gueuleton. Quelle fatigue, ces humains ! Une fois encore, ils ne sont pas tenables. Tirésias avait pourtant dit à Ulysse qu’il y avait un moyen d’échapper à Hélios :
Si tu n’y touches pas et ne penses qu’à ton retour.
(Odyssée, XI, 110.)
Toujours le même impératif, obsession hellène : ne pas dévier, bien se conduire, tenir le cap. De l’épisode du sac d’Éole à celui des vaches du Soleil, c’est au moment où Ulysse s’endort que ses hommes contrecarrent ses plans et se comportent imbécilement. Le sommeil symbolise l’oubli.
« Soyez attentifs », disent les melkites grecs pendant le saint office.
Tenons nos âmes en haleine, préconisait Montaigne.
Maintenons-nous aux aguets, conseillait Marc Aurèle.
Ces recommandations clamées au long des siècles reflètent l’idée d’Homère.
Alors, Hélios punit les hommes d’équipage en les précipitant dans une tempête.
C’est le désastre final dont seul Ulysse réchappe. Dix jours plus tard, il arrive chez Calypso. On le retrouve au début de l’Odyssée et l’on reprend le fil du récit au premier chant. La boucle est bouclée, le retour à Ithaque peut commencer.
Que retient-on de ces premiers chants de l’Odyssée ?
La vie nous impose des devoirs.
Il importe d’abord de ne pas transgresser la mesure du monde.
S’il faut réparer un forfait commis, il ne faut pas dévier de sa course ni renier les objectifs fixés.
Enfin, ne jamais oublier l’individu que l’on est, ni l’endroit d’où l’on vient, ni l’endroit où l’on va.
Pour Ulysse, la tension sera simple : rentrer en sa patrie, en chasser les usurpateurs. Il triomphera de ne jamais s’en laisser distraire.
Entre un guerrier trop orgueilleux, un pourceau d’amour, un mangeur de lotus hébété ou un mort flottant dans les Enfers, un point commun : tous dérogent à l’une des règles antiques, ils dévient de leur axe.
À partir du chant XIII, la reconquête d’Ithaque constitue la deuxième partie de l’Odyssée.
Les Phéaciens, fidèles à leur vocation d’ambassadeurs entre les royaumes divins et le séjour des hommes, reconduisent Ulysse sur le rivage d’Ithaque. Ils lui avaient promis d’organiser sa logistique du retour. Ils le déposent sur la côte, endormi.
Poséidon assouvit sa vengeance promise non pas s’en prenant à Ulysse – bourreau de son fils –, mais en pétrifiant le bateau des passeurs phéaciens en rocher. C’est une image frappante, wagnérienne ! Imaginez le vaisseau du châtiment, comme un monument pétré, rivé à la surface de la mer.
Dans l’actuelle Ithaque, en pleine mer Ionienne, un îlot minuscule verrouille le pertuis de communication avec la baie naturelle. L’esprit a du mal à n’y point discerner le vaisseau de l’Odyssée. Ce bateau-pierre est le rocher que Poséidon roule sur la galerie de passage entre le monde des hommes et les arrière-plans magiques. Cette fois, la dalle est cimentée, Ulysse ira certes revoir les morts, une fois encore, après la reconquête de son royaume, mais il ne connaîtra plus ces circulations dans les parages de monstres et d’ensorceleuses. Adieu, magie ! Le basculement dans les temps de la raison est venu. Bienvenue à toi, Ulysse, dans le monde que tu regrettais !
Pour l’heure, il se réveille sur le rivage, la conscience embrumée. À nouveau le frappe la malédiction grecque de ne pas savoir où l’on se trouve ni ce que l’on cherche. Notre héros ne reconnaît pas son île, car la fille de Zeus l’avait enveloppé d’un brouillard pour qu’il demeurât invisible (Odyssée, XIII, 189-191).
Commence la partie réservée au retour du héros. La reconquête de la douceur par la violence, la restauration de l’ordre, l’éradication des envahisseurs.
Le retour d’Ulysse sonnera alors comme un adieu au grand récit d’aventure.