LA DOUBLE CAUSALITÉ DE LA VIE
Cette tension entre le sort et le libre arbitre s’apparente à une double causalité.
Chez Homère, les hommes reçoivent l’aide des dieux mais conservent « en même temps » une part de liberté puisqu’ils peuvent se ruer avec plus ou moins d’enthousiasme vers le destin et, parfois, entreprendre une manœuvre.
Les dieux mènent la danse. Ils le savent.
On peut les faire fléchir. Ils le savent aussi.
Le destin est en place mais il y a un intervalle dans l’écriture.
En somme, on peut sertir quelque chose dans la marqueterie du destin. La preuve : ces paroles prononcées par le chœur de l’armée sur la plaine de Troie.
Et chacun disait, regardant le ciel large-voûte :
Zeus, notre Père régnant sur l’Ida, très-haut et très-noble,
donne à Aias de vaincre et de prendre la gloire éclatante !
Si tu chéris Hector, si c’est son salut qui t’importe,
donne-leur une égale part de force et d’éloge.
(Iliade, VII, 201-205.)
Une « part égale », mot crucial. Tout resterait possible et la latitude humaine décidera en dernier ressort de l’issue des choses. Au moins les hommes peuvent-ils se consoler avec cette illusion...
Achille est l’incarnation parfaite de la double causalité entre la destinée et la liberté. Il sait qu’il va mourir. Sa mère le lui a prédit. Il sait bien que son lot est de trouver la mort sur ces rives.
Pourtant, il a le choix. Il pourrait reprendre sa nef et rentrer chez lui. Il renonce au combat jusqu’à la mort de Patrocle. Puis il s’y précipite.
Il sait qu’il mourra en tuant Hector car Thétis le lui a dit, il se rue néanmoins au combat, verse dans la folie, sème la désolation. Les dieux tentent de l’arrêter, il finira en ombre jetée dans les Enfers.
Ainsi donc voilà un héros dont le souhait fut d’aller vers son destin. Y aller malgré tout et y aller quand même.
La liberté consisterait à se mettre en marche vers l’inéluctable. L’acceptation comme expression de la liberté peut sembler lugubre, à nous autres, nomades modernes. Elle se montre étrangère à notre psyché où nous glorifions l’autonomie individuelle.
Mais c’est une idée très belle. Car, après tout, nous allons mourir. Nous ne savons ni le jour ni l’heure mais nous savons que le voile tombera. Cela nous empêche-t-il d’entrer dans la danse ?