L’OPÉRA-ROCK

Homère (prenant Sun Tzu de court) a toujours décrit l’art de la guerre en technicien. Le double art de la guerre, pourrions-nous ajouter. Celui de la puissance pure et celui de la subtilité.

Ou, pour dire les choses autrement, la guerre de Patton fonçant dans les Ardennes en 44, et celle de ce diable de Talleyrand fomentant les intrigues !

Achille incarne la force brute. Hector et Ulysse associent à la vigueur la mêtis, vertu de la ruse et de l’intelligence.

Homère décrit toute l’amplitude de la guerre. Résonnent dans les pages le tumulte des batailles, le cri des dieux, le fracas des manœuvres. L’Iliade, opéra-rock !

Homère ressemble à un réalisateur de péplum assis dans son fauteuil, disposant ses figurants sur le plateau, avant de crier « Moteur ! ». Tous les efforts de l’armada hollywoodienne ne concurrenceront jamais quelques vers éternels.

Parfois, c’est le plan large. Homère domine sa scène. Les armées s’affrontent en masse, le regard s’élève et considère les mouvements à la hauteur de l’Olympe.

Les dieux, en stratèges, occupent la position haute. Yves Lacoste, dans Paysages politiques, se fait exégète de la géographie des dieux bellicistes : « Parmi les endroits d’où l’on peut voir un paysage, celui dont la vue est la plus belle est presque toujours celui qui est le plus intéressant dans un raisonnement de tactique militaire. »

À dimension humaine, cela correspond à la colline éternelle des champs de bataille où Napoléon observait le déroulement des opérations.

Homère joint aux mêlées des images oniriques. Il faudrait Kurosawa ou le Terrence Malick de La Ligne rouge derrière la caméra :

Les Achéens se déversaient des navires rapides.

Comme aux jours où, nombreux, les flocons du Cronide voltigent,

froids, sous les coups de Borée jaillissant de l’éther en rafales,

aussi nombreux les casques, brillant d’un éclat magnifique,

surgissaient des vaisseaux, et les boucliers ronds à bosse,

les cuirasses fortes-pièces, les lances de frêne.

L’éclat montait vers le ciel. Et de rire, toute la terre,

sous le fracas de l’airain. Le pas des hommes en marche

retentissait.

(Iliade, XIX, 356-364.)

Soudain, le plan se serre, l’œil du poète s’approche – la caméra, devrait-on dire – et les héros s’affrontent, enragés, hors d’eux-mêmes. Ce sont les duellistes furieux. Ridley Scott est à la manœuvre et Sergio Leone considère tout cela avec sa distance cynique. La scène est en 35 mm :

tel un lion fonça l’Atride

Agamemnon.


Il écarta Pisandre du char, le poussant contre terre,

ficha l’épieu dans son torse : il chut, renversé, dans le sable.

Hippoloque fuyait : l’Atride l’occit contre terre ;

de l’épée, il trancha ses bras, lui coupa la tête,

tel un mortier l’envoya rouler au milieu de la foule.

(Iliade, XI, 129-147.)

Puis le lecteur – le spectateur, faudrait-il écrire – s’approche encore et découvre, effaré, le gros plan. C’est à croire que les équipes de Peter Jackson ou que les nerds de Game of Thrones sont au travail pour nous plonger au cœur du choc.

Mais Homère avait mieux que la GoPro, le drone et les images de synthèse : il avait la poésie.

Puis Démoléon, après l’autre,

fils d’Anténor, intrépide défenseur de ses lignes,

fut atteint à la tempe, à son couvre-chef joues-de-bronze,

mais le casque d’airain ne put faire obstacle : la pointe

de la lance lui brisa l’os ; au-dedans, la cervelle

en fut toute broyée. Il mourut fauché dans sa course.

Hippodamas, à son tour, bondit de son char dans la fuite,

loin devant lui, mais reçut dans le dos la lance d’Achille.

Il exhala sa vie dans un mugissement tout semblable

à celui du taureau tiré vers le maître d’Hélice

par les jeunes garçons pour réjouir l’Ébranleur de la terre.

Il mugissait ; son souffle vaillant quitta son squelette.

(Iliade, XX, 395-406.)

Non, Guillaume Apollinaire ! Non, Ernst Jünger ! Nous ne trouverons jamais que la guerre est jolie, nous autres qui ne la connaissons pas.

Homère nous l’assène : elle sera notre lot ineffable.

Nous n’échapperons jamais à son souffle et les foyers d’aujourd’hui – au Moyen-Orient, dans la mer du Pacifique, dans les plaines du Donbass – sont le plus vieil écho de la chose la plus ordinaire.

L’Iliade sonne actuel parce qu’il est le poème de la guerre. En deux mille cinq cents ans, la soif de sang pulse toujours. Seul l’armement a changé. Il est devenu plus performant. Le progrès est la capacité de l’homme à développer son pouvoir de destruction.

Le sanglot de la guerre ne se tarira pas. Il court par-delà l’horizon. Nous devrions le savoir et nous hâter de jouir de la paix. Nous devrions nous souvenir qu’Hector ne verra pas son enfant grandir. Nous devrions bénir chaque instant où la paix nous offre de tenir le nôtre sur nos genoux.

La paix paraît un trésor étrange. Celui que nous négligeons quand nous en disposons et que nous regretterons, une fois perdu.

L’Iliade constitue le poème en creux de la paix disparue. La paix n’est pas le biotope naturel de l’humanité. Le projet de paix universelle est une construction de philosophe. Elle permet d’échafauder des châteaux spéculatifs pendant que s’aiguisent les glaives de l’âge du bronze et que se préparent les puces au silicium de l’âge du drone.

Lisons Homère et jouissons des fruits de la paix, baisers fugaces disposés parfois pour quelques chanceux dans une décennie terrestre.

Загрузка...