LES ROYAUMES DU MYSTÈRE
Ulysse échoue sur l’île des Lotophages, première incursion dans le monde irréel, étape initiatique dans la cartographie de l’imaginaire dont nous ne nous extrairons plus avant le retour à Ithaque. Ulysse se glisse dans un interstice du merveilleux, comme le vaisseau de Star Trek dans un feuilletage spatio-temporel.
Les Lotophages offrent aux membres d’équipage une plante, le loto, « doux comme le miel ». Les marins sont conquis. Ce délice masque un poison car il vide l’homme de toute énergie, anesthésie la volonté, détruit la conscience. Il accoutume l’homme à flotter dans une semi-présence, agréable, stérile. Revient la mise en garde obsédante : ne pas succomber à l’oubli. Certains lettrés ont voulu deviner à quelle plante le loto faisait référence. Ces savants se trompaient de recherches car le loto métaphorise les occasions de nous détourner de l’essentiel. Après tout, les heures que nous passons, hypnotisés par les écrans digitaux, oublieux de nos promesses, dispendieux de notre temps, distraits de nos pensées, indifférents à notre corps qui s’épaissit devant le clavier, ressemblent aux heures hagardes des marins d’Ulysse sur l’île empoisonnée. Les tentacules de la société digitale s’immiscent en nous. Ils nous arrachent à l’épaisseur de la vie vécue. Bill Gates et Zuckerberg sont les nouveaux dealers de loto.
Chez les Cicones, les marins ont péché par démesure. Chez les Lotophages, ils risquent de se dissoudre dans la jouissance stérile :
Mes gens, ayant goûté à ce fruit doux comme le miel,
ne voulaient plus rentrer nous informer,
mais ne rêvaient que de rester parmi ce peuple
et, gorgés de lotus, ils en oubliaient le retour...
(Odyssée, IX, 94-97.)
À Troie, l’hubris. Ici, l’oubli. Entre les deux, le défi d’être un homme c’est-à-dire de s’empêcher, comme l’exprimait Camus, pour mieux se retrouver. Ce sera le chemin d’Ulysse.
La navigation reprend jusqu’à l’île des Cyclopes. Les Cyclopes appartiennent à une race d’êtres monstrueux, « des géants sans justice ». Ils ne font pas partie des « mangeurs de pain », c’est-à-dire qu’ils ne cultivent pas la terre. Ils n’ont qu’à se baisser pour ramasser les fruits d’un royaume de cocagne :
tout pousse sans labour et sans semailles dans leur terre.
(Odyssée, IX, 109.)
C’est la règle dans la Grèce homérique : quand on aborde une île, on s’empresse de chercher les traces d’agriculture. Elle signale la présence de la civilisation, sépare les hommes et les barbares. Au temps d’Homère, l’agriculture de la révolution néolithique était encore une invention récente âgée seulement de quelques millénaires... Hésiode révèle dans Les Travaux et les Jours que « les dieux ont caché la nourriture aux hommes ». Charge à l’homme paysan de révéler ce qui a été dissimulé. Heidegger comparera le poète au cultivateur, tous deux appelés à produire ce qui flotte dans l’informe en attente d’une épiphanie.
Un Cyclope commence par dévorer les marins d’Ulysse comme des zakouskis sur une table russe. Puis il emprisonne l’équipage dans une grotte : les petits-fours attendront...
Ulysse le berne en lui révélant que son nom est « Personne » puis il enivre son geôlier de vin, lui crève son œil unique et s’échappe de la grotte en dissimulant son équipage – ruse de Sioux – sous les béliers du Cyclope. Quand le monstre appelle ses pairs à la rescousse, il crie que le coupable est personne. La ruse est géniale et Homère invente là le premier jeu de mots de l’Histoire. Ulysse marque un point sur le Christ, lequel déployait toutes les vertus, sauf celles de l’humour. Ulysse sauve le reste de ses compagnons, reprend la mer mais commet une faute. Il ne peut s’empêcher de railler sa victime aveugle :
Cyclope, si jamais quelque mortel
t’interroge sur ton affreuse cécité,
dis-lui que tu la dois à Ulysse, Fléau des villes,
fils de Laërte et noble citoyen d’Ithaque.
(Odyssée, IX, 502-505.)
Ici, c’est la vanité que dénonce Homère. Elle est certes un moindre mal que l’hubris, mais elle appartient au dérèglement de l’ordre des choses.
Par fanfaronnade Ulysse a péché et déclenché la colère de Poséidon, père du Cyclope. Désormais, le marin sera poursuivi par la fureur du dieu. Une longue suite de catastrophes (un chemin de croix, dira-t-on quelques siècles plus tard) va désormais paver le destin d’Ulysse. L’Odyssée devient code moral. Mais l’homme peut toujours se racheter de ses forfaits par l’exercice de sa vertu et, mieux, de son intelligence.
Dès lors, nous progressons de tragédies en désastres. Poséidon multiplie les chausse-trappes. D’abord, c’est l’Éolie. Le dieu Éole offre à Ulysse un cadeau : une outre en cuir qu’il recommande de ne pas ouvrir, ce que les hommes d’équipage s’empressent de faire sitôt Ulysse endormi. Les vents captifs s’échappent et une tempête démonte la mer. L’homme, incorrigible animal, ne peut se retenir de franchir les parapets que les dieux lui imposent.