LES DIEUX, LES FAIBLES DIEUX

Mais pas de neurasthénie ! Chassons la mélancolie.

Il y a une première consolation dans les poèmes d’Homère. Elle pourrait paraître maigre. Elle me semble cruciale : les dieux non plus n’échappent pas aux commandements du destin. Ils subissent les hiératismes du sort.

On aurait tort de confondre dans la pensée mythologique la destinée et la divinité. Les dieux ne sont pas les maîtres du jeu !

Le destin n’est pas un dieu. Le destin symbolise le dessein cosmique et immanent sur lequel repose ce qui apparaît dans le monde et se cache dans les arrière-plans.

Le destin est cette architecture du temps, de l’espace, de la vie et de la mort, marqueterie où tout se sertit, vit, disparaît et se renouvelle. Le destin, saison en sursis perpétuel.

Quand les hommes rompent l’ordre, ils insultent la vie, doivent payer leur démesure. Il coûtera vingt ans de calvaire à Ulysse d’avoir exercé sa fureur dans Troie. Il coûtera à Achille de finir en spectre dans les Enfers.

Mais les dieux ? Sont-ils, eux aussi, soumis aux oukases du destin ? Sont-ils parfaitement maîtres de leurs visées ? Ont-ils le devoir de respecter un ordonnancement suprême ? Homère n’apporte jamais une réponse tranchée à la question. Elle intéressera plus tard les fidèles des révélations monothéistes occupés à faire correspondre l’omnipotence d’un Dieu aux linéaments du destin (ce que Dieu veut, dira-t-on après les illuminations des prophètes orientaux). Pour l’heure, dans les temps homériques, la situation est plus mouvante. Même les dieux grecs voient leurs plans contrecarrés par les soubresauts de l’action.

Songeons que Zeus, « le très-haut », « père des dieux et des hommes », voit son fils Sarpédon mourir sur le champ de bataille, tué par la lance de Patrocle. Zeus pourtant voudrait le sauver mais Héra l’a convaincu de ne pas le faire dévier de son sort, de ne pas l’affranchir de la mort malsonnante (Iliade, XVI, 442). Elle a supplié son mari : « Laisse-le », et Zeus abandonnera son fils. Plus tard, un jeune Palestinien révolutionnaire, crucifié sur le mont Golgotha, se tournera en pensée vers son père avec un accent homérique : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Ainsi donc, même lui, Zeus, ne règne pas totalement sur ce qui advient. Il doit composer avec la fatalité, la moïra, le sort, part de ce que l’on reçoit et de ce qui se manifeste. Un sort, un destin, une ligne, une écriture, la monnaie d’une pièce, c’est ce qui nous échoit. Homme, bête ou dieu, il faut l’accepter.

Si les dieux poursuivent leurs propres plans, ils n’offrent pas de cadre général aux hommes. Ils ne désirent ni notre salut ni notre malédiction.

Ils n’ont d’autres objectifs que leurs intérêts. Si les dieux incarnaient le destin, ils orienteraient le faisceau des événements vers une idée supérieure.

On les retrouve souvent, ces dieux assis en assemblée autour du Cronide, sur la terrasse d’or (Iliade, IV, 1-2), en train de se demander nonchalamment s’ils vont précipiter les hommes dans la guerre :

Examinons, quant à nous, ce qu’il adviendra de l’affaire :

aiderons-nous la guerre mauvaise et l’atroce tumulte

à s’embraser, ou renforcerons-nous l’amitié des deux peuples ?

(Iliade, IV, 14-16)

demande Zeus à ses dieux autour de lui assis. Quelle incroyable scène ! Ainsi donc notre sort est-il décidé par des dieux à moitié alanguis devant un ouzo frais, sous un portique.

On dirait ces Grecs de l’imagerie d’Épinal, s’ennuyant à jouer aux cartes sur les places des villages de marbre.

Et, finalement, Zeus déclenchera la guerre de Troie pour le bon plaisir d’Héra qui veut l’écrasement des Troyens afin de se revancher d’avoir été humiliée par Pâris quand le berger décréta que la plus belle déesse était Aphrodite. Zeus devra ainsi louvoyer tout au long de la guerre.

Il devra satisfaire pareillement Thétis et Héra, l’une qui veut la victoire des Troyens, l’autre celle des Achéens. Zeus est le président de la synthèse. Tout est aussi compliqué sur l’Olympe que sur le sol des hommes, à l’université d’été du parti socialiste. L’Olympe, bazar affreux.

Dans l’état-major divin règne une politique confuse, changeante, stratégie du domino. Les guerres modernes nous y ont habitués. Une puissance soutient les ennemis de ses ennemis sans se rendre compte qu’ajouter au désordre du monde n’est jamais bénéfique pour l’avenir.

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