LES DIEUX INTERVENTIONNISTES

La soumission aux Parques offre à l’homme l’occasion de se déprendre de toute responsabilité.

Comment se sentir coupables de nos manquements si l’on part du principe que les Moires royaument nos vies ?

Agamemnon s’adresse ainsi à ses troupes après sa réconciliation avec Achille. Son auto-plaidoirie ressemble à la bafouille d’un professionnel de la politique :

je ne suis pas le coupable.

Zeus, et la Moire, et l’Érinye encerclée par les brumes,

en assemblée, m’ont jeté dans le cœur l’Égareuse sauvage,

lorsque je pris moi-même la part revenant à Achille.

Mais que pouvais-je faire ? Un dieu accomplit toutes choses ;

la fille aînée de Zeus, Égareuse, égare son monde,

fille funeste : ses pieds délicats jamais ne cheminent

sur le sol, elle foule au contraire la tête des hommes,

en causant des dégâts, et entrave toujours quelqu’un d’autre.

(Iliade, XIX, 86-94.)

Plus loin, il poursuit sa ligne de défense :

Si je me suis égaré, si Zeus s’est joué de mon âme.

(Iliade, XIX, 137.)

Souvenez-vous de ce slogan ministériel des années 1990, si conforme à la médiocrité des arrivistes : « Responsable, mais pas coupable ». Les prévenus durent s’inspirer du roi achéen pour peaufiner leur oxymore. On ne saurait retenir ces tartuffes comme un modèle de vertu grecque.

Certes, tous les héros ne se réfugient pas derrière l’excuse des volontés extérieures. Certains assument ce qu’ils font. Et le héros homérique est peut-être justement celui qui accepte son sort, revendique son objectif, endosse sa part de responsabilité et assume ses actes.

Les poèmes d’Homère éclaircissent le mystère de l’intervention des dieux dans les affaires humaines. Les Grecs croyaient-ils à leusr mythes ? s’interroge Paul Veyne. On pourrait renverser la question : les dieux pensaient-ils contrôler les hommes ? Quand les dieux s’immiscent dans le monde des mortels, leur intervention prend plusieurs formes : elle inspire leurs actes, les guide, les révèle, les manipule parfois.

Les dieux diffusent leur force en distillant dans l’organisme des soldats une vigueur magique, invisible, un baume. Alors, les guerriers s’avancent nimbés d’une aura. L’élixir coule en leurs veines et centuple leurs forces. Ils ne sont pas des dieux, ils valent mieux que des machines, ils ne sont plus des hommes. Ils sont habités par un dieu.

En termes modernes, on appellerait cette percolation du pouvoir des dieux dans l’homme « un moment de grâce, une inspiration ». En langage militaire, c’est « le moral des troupes ».

On sait combien les chants patriotiques galvanisent les peuples. Pendant le Premier Empire, la seule présence physique de Napoléon sur le champ de bataille secouait les grognards de leur torpeur.

Dans l’Iliade, ce n’est pas Napoléon Bonaparte, mais Athéna disant à Diomède :

Prends courage, Diomède, affronte la foule troyenne.

Je t’insuffle au cœur cette mâle vigueur paternelle.

(Iliade, V, 124-125.)

Homère décrit alors la transformation physiologique du guerrier.

Auparavant il avait déjà grande envie de bataille,

mais sa force était triple à présent : tel un lion formidable,

que le berger, gardant son troupeau d’agnelles laineuses,

a blessé quand il franchissait l’enclos, sans l’abattre ;

loin d’écarter le fauve, il n’a fait qu’accroître sa force ;

car il se terre dans sa cabane – les bêtes s’affolent,

se tapissent au sol les unes contre les autres –

puis, furieux, d’un bond, il sort de l’enceinte profonde :

avec la même fureur, Diomède attaquait l’adversaire.

(Iliade, V, 135-143.)

Le dieu est descendu dans l’homme. Une transsubstantiation s’opère. Le fluide divin irrigue le guerrier, le soulève au-dessus de ses semblables.

Parfois, dans la vie profane, on a vu de ces humains mus par une force qui ne leur appartenait pas. Ainsi de cet aviateur égaré dans les Andes revenant à la civilisation à pied à travers la montagne : « Ce que j’ai fait, aucune bête au monde ne l’aurait fait. » Les dieux avaient peut-être insufflé leur force à Guillaumet. Dans La Chartreuse de Parme, Stendhal décrit Fabrice au moment de son évasion « comme poussé par une force surnaturelle ». Elle lui fait franchir les remparts et les précipices.

Une autre illustration homérique de cette perfusion : un jour, Poséidon décide d’encourager les Achéens et, surgissant de la mer, il frappe les deux Ajax de son bâton comme d’un coup de baguette magique. L’un des deux guerriers se confie :

Voici que moi aussi, sur ma lance, mes mains redoutables

sont frémissantes, je sens la vigueur monter, et je brûle

à mes deux pieds, en bas ; et même seul, je désire

affronter Hector Priamide insatiable de guerre.

Tels étaient les propos qu’ils échangeaient l’un et l’autre,

dans l’ardeur joyeuse qu’un dieu jetait dans leur âme.

(Iliade, XIII, 77-82.)

Et voilà les deux Ajax soudain augmentés par les dieux (cette vieille chimère de « l’homme augmenté », imposture technoïde de notre temps, date de la plus profonde antiquité). Cette faveur des dieux réservée à certains hommes fait grincer les autres, les pauvres délaissés qui eux n’en jouissent pas.

Bien des fois dans l’Iliade, on entendra la récrimination. Ménélas reprochera à Hector d’être dopé à l’EPO divin :

Quand un mortel en dépit du destin veut en combattre un autre,

que les dieux favorisent, voici que survient le désastre.

Je ne crois pas qu’un Danaen, s’il m’observe, m’en veuille,

si je m’écarte d’Hector, car un dieu lui octroie sa vaillance.

(Iliade, XVII, 98-101.)

C’est un reproche crucial. Est-on encore un héros quand on reçoit le secours d’un dieu ?

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