L’HUBRIS PAR LE PILLAGE
Peut-être vivons-nous aujourd’hui une Iliade ? Il faudrait remplacer la colère d’Achille par l’expression de notre arrogance technicienne. Dans sa conférence sur la technique, Heidegger parlait de la mise en demeure faite à la Terre de nous livrer ses ressources. Cette réquisition de la Terre, cet arraisonnement, s’apparente à l’hubris. Les dieux arrêteront Achille. Le philosophe de la Forêt-Noire pensait que seul un poète pourrait nous sauver de notre insatiabilité. Nous l’attendons.
Apollon avait déjà prévenu Diomède qui se ruait pour tuer Énée :
Fils de Tydée, attention, méfie-toi : recule ! N’élève
pas tes pensées jusqu’aux dieux.
(Iliade, V, 440-441.)
Finalement, l’hubris est ce point de bascule. L’homme se prend pour un dieu – ou un démiurge, restons modeste – et contredit la juste assertion de Protagoras au Ve siècle avant J.-C. : « L’homme est la mesure de toute chose. »
Nous devrions y penser à deux fois à l’aube du siècle xxi ! Ne l’entendez-vous pas, la mise en garde homérique ? Nous menons une guerre de Troie contre la nature. Nous avons soumis la Terre à notre bon vouloir. Nous l’avons pliée à notre seul désir, nous avons trafiqué l’atome, la molécule, la cellule et le gène. Bientôt, nous augmenterons l’homme, prédisent les laborantins de la technoscience. Nous avons accompli notre expansion totale et sommes huit milliards à attendre de la Terre qu’elle nous sustente. Nous avons éteint des espèces et cimenté des sols. Notre technique nous a permis de faire main basse sur les trésors souterrains, de libérer les hydrocarbures organiques pour les propulser dans l’atmosphère, de redessiner les territoires et, selon ce vers abject d’Émile Verhaeren, de « recréer les monts et les mers et les plaines d’après une autre volonté ». À présent, nous louchons vers les satellites de la planète, la Lune, Mars. Qui se souvient de Laïka ? Le premier être vivant envoyé dans l’espace a flotté longtemps dans le vide sidéral. C’était une chienne soviétique dont les cosmonautes savaient qu’elle ne reviendrait pas. Voilà l’homme : son premier salut aux dieux est un chien crevé. Il ne faut pas être un écologiste militant pour s’apercevoir que l’humanité est sortie de son axe. Que les forces se déchaînent. Celles des hommes dressés les uns contre les autres. Celles des hommes tous unis pour ravager leur biotope. Les hommes sont devenus Achille. Le Scamandre a déjà débordé.