LA GUERRE, NOTRE MÈRE

Agamemnon expose les grands principes du duel :

Si Alexandre vient à tuer Ménélas dans la lutte,

qu’il possède Hélène, et tous les trésors avec elle.

Nous reprendrons, quant à nous, les barques fendeuses-des-vagues,

gagnant Argos aux beaux chevaux, l’Achaïe riche-en-femmes !

Si c’est le blond Ménélas qui tue au combat Alexandre,

que les Troyens nous la rendent et tous les trésors avec elle.

(Iliade, III, 281-285.)

Cette solution épargnerait tant de sang ! Mais il ne faut pas oublier que les dieux sont bellicistes. Par un stratagème un peu grossier, ils briseront le pacte entre les hommes.

Plus tard, chaque fois que nous assisterons aux chocs des armées, un dieu sera là, à la manœuvre, embusqué derrière les troupes, excitant les ardeurs, encourageant la lutte. Zeus les « poussait à combattre », dit Homère sans tergiverser, pour décrire un assaut troyen conduit par Hector. Quel aveu !

Zeus les poussait à combattre.

Ils allaient, égalant la bourrasque des vents redoutables,

qui, sous la foudre de Zeus notre Père, fond sur la plaine,

dans un fracas divin se mêle au flot – innombrables

vagues tumultueuses de l’onde retentissante,

écumantes crêtes croissant par-devant, par-derrière ;

ainsi les troupes troyennes, groupées par-devant, par-derrière,

étincelantes de bronze, marchaient à la suite des princes.

(Iliade, XIII, 794-801.)

Ma mère me chantait une chanson soviétique pendant la Guerre froide : Les Russes ne veulent pas la guerre.

Les dieux ne sont pas des Russes, ils aiment la guerre, ils la veulent. Ils poussent les hommes à la faire. Ils divisent pour régner.

À quelque chose malheur est bon, dira plus tard le proverbe populaire.

Les grandes divinités – olympiennes hier, politiques aujourd’hui – prospèrent sur les décombres. Les ruines sont leur terreau fertile. Est-il inconvenant de dire que certaines oligarchies pétrolières tirent du désordre collectif de l’Orient un intérêt privé ?

Une fois lancée par les dieux, la guerre se déchaîne et devient une entité que personne ne peut arrêter. Une force vive.

Hommes ! Il ne faut pas libérer la violence qui dort en nous.

Car on réveille alors une fureur que rien ne pourra apaiser. La guerre se métamorphose en monstre autonome.

On pourrait là renverser la thèse de Simone Weil. L’Iliade est certes le poème de la force, mais aussi celui de la faiblesse.

Car la force en marche dans l’Iliade, le choc des glaives et la ruée des troupes cachent une pauvreté... la faiblesse de l’homme face aux dieux qui le poussent à la guerre. La lâcheté de l’homme incapable d’échapper à son destin guerrier, inapte à se consacrer à la bonne vie, condamné toujours à marcher vers le désastre. Comment contredire Héraclite : « Le combat, père de toute chose. » L’Empereur, cité par Balzac dans son Traité des excitants modernes, renchérissait : « La guerre est un état naturel. »

Seule chance pour l’homme de tirer sa propre épingle : l’héroïsme. La guerre n’est que la toile de fond banale de la valeur individuelle.

Des individus s’avancent sur le champ de bataille et saisissent leur chance de se distinguer. Le duel, l’aristie (par aristie, entendre le catalogue personnel des exploits), l’exhortation, la harangue, l’acte désespéré, la ruée sauvage sont des hauts faits de valeur personnelle qu’Homère ne manque jamais de décrire.

La pensée aristocratique antique cherche partout l’occasion de faire scintiller la vertu surtout dans la mêlée d’une bataille. « C’est le véritable honneur de la Grèce : une victoire de la qualité, de l’intelligence, du courage, du beau et du noble », écrit Michel Déon dans Le Balcon de Spetsai.

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