LE TALENT D’ACHILLE

Achille apprend la mort de Patrocle, son ami, son double. Terrassé de chagrin, il se décide, se réconcilie avec Agamemnon. Il ira au combat. Mais il n’a plus d’armes puisque Hector les a pillées et c’est l’occasion pour Homère de composer le superbe interlude de la visite de Thétis à Héphaïstos.

Thétis, la mère d’Achille, va demander au dieu-forgeron de lui fabriquer des armes. (Oh ! qu’elle est touchante, cette maman qui équipe son enfant aux Galeries Lafayette de la mythologie pour qu’il puisse se ruer, tambour battant, vers son destin, c’est-à-dire la mort !)

Achille est donc réconcilié, prêt au combat, affligé par la mort de son ami Patrocle, casqué de neuf par les soins de maman. Tout est en place pour qu’il reprenne le combat, furieux et enragé. C’est le début de la seconde colère d’Achille. L’ultra-violence commence.

Alors, Achille assaillit les Troyens, revêtu de vaillance,

en hurlant, et fit d’Iphition sa première victime.

(Iliade, XX, 381-382.)

On connaît le mécanisme de l’hubris. Rien ne l’arrêtera plus. Pas de compassion, pas de quartier, pas de distinction. Sans peur et sans pitié, comme on dit à la Légion. Il tue, massacre, achève. Homère verse des centaines de vers au magasin des horreurs. Mais que le lecteur se rassure : il n’est pas le seul à être écœuré.

Les éléments eux-mêmes vont se rebiffer contre la démesure. Et la guerre devient cosmique. Les hommes, les bêtes, les dieux, l’eau, le feu : tout convulse dans la lutte. Les hommes ont réussi à dérégler la machine universelle. La mobilisation totale s’enclenche.

Le fleuve Scamandre se cabre contre la rage achilléenne, il tente d’arrêter la démence, il déborde de son lit, il veut emporter Achille :

ainsi la vague, à chaque instant, gagnait sur Achille,

tout rapide qu’il fût : les dieux sont meilleurs que les hommes !

(Iliade, XXI, 263-264.)

Achille lutte pour ne pas être noyé.

Et si nous autres, les hommes, nous nous étions comportés à l’égard de la nature comme Achille envers les dieux ? Nous avons dérégulé l’équilibre. Nous avons dépassé les bornes, harassé le monde, fait disparaître les animaux, fondre les glaces, s’acidifier les sols. Et aujourd’hui notre fleuve Scamandre, c’est-à-dire toutes les manifestations du Vivant, sort de son silence pour signaler nos excès.

En termes écologiques, on dit que les signaux d’alerte sont dans le rouge. En termes mythologiques, on dit que les fleuves débordent de dégoût. Nous sommes, comme Achille, poursuivis par les eaux. Nous ne comprenons pas encore qu’il faut ralentir notre course vers ce gouffre que nous continuons sottement à appeler le progrès.

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