LE RETOUR DU ROI
Hélas ! en quelle terre encore ai-je échoué ?
(Odyssée, XIII, 200)
se plaint Ulysse. Rien de ce qui est rendu à l’homme ne lui sera octroyé facilement. Homère insiste encore : tout se conquiert âprement dans la vie. À la sueur de notre front, diront d’autres Écritures. « Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur », renchérira Aragon. Pour l’heure, Athéna prépare à son favori un retour de haute lutte.
La déesse apparaît à Ulysse sous les atours d’un pâtre, puis d’une femme splendide, et elle lui révèle Ithaque en dissipant la brume. Elle a ourdi un plan. Elle assistera Ulysse dans la reconquête du palais :
je serai là
quand nous travaillerons, et je crois que beaucoup
souilleront le sol infini de sang et de cervelle !
(Odyssée, XIII, 393-396.)
Ulysse is back, et cela va saigner. Mais l’opération va se dérouler dans la discrétion. Pas question de revenir en fanfare comme le fit Agamemnon qui trouva la mort en paiement de son ostentation. Ulysse sera le vengeur masqué plutôt que le triomphateur arrogant. N’oublions pas les ravages de l’hubris dans les destins privés et la vertu publique.
Le plan d’Athéna ressemble à une opération commando. S’avancer en clandestin, reconnaître les lieux, identifier les fourbes, préparer le terrain, frapper. « Fix, find, and finish », comme disent aujourd’hui les spécialistes de la contre-insurrection. Et, pour l’entreprise de reconnaissance du terrain, Athéna grime Ulysse en mendiant pour que tu sois hideux à tous les prétendants (Odyssée, XIII, 402).
Début des opérations : Ulysse se rend chez son ancien porcher, le fidèle Eumée, qui garde ses troupeaux et a conservé intacte son affection pour Ulysse. Il ne reconnaît pas son maître mais l’accueille dignement, comme un homme se doit de recevoir son semblable. Eumée n’a pas trahi, n’a pas oublié son maître. Pourquoi Homère l’affuble-t-il de l’épithète divin ? Parce qu’il a été un fidèle, se conduit droitement avec son semblable. C’est le premier humain rencontré par Ulysse, et cette présence pure, immédiate, inaugure les retrouvailles de notre héros avec le monde des hommes. Pour le poète antique, ce qui est présent, dans la lumière réelle, ce qui se dévoile dans sa vérité, c’est le divin.
Ulysse va séjourner dans une pauvre cabane. La bataille pour « le retour du roi » commence ici, au plus bas. De la cabane des cochons jusqu’au palais, la route sera sanglante. L’Odyssée est la fable de la reconquête et de la restauration. Homère exprime ici, dans la cabane, la très belle alliance du prince et du serviteur. Pour l’instant, le roi Ulysse n’a pour tout soutien qu’un porcher. C’est là, le début de son armée.
Mais nous savons bien qu’être un prince de la vie ne se réduit pas à un titre administratif. Certains pauvres sont royaux dans leurs comportements. Ce sont des âmes simples et fortes, des hommes ordinaires, dira George Orwell. Homère ne regarde pas l’humanité à travers la triste grille de lecture socio-marxiste, visant à tout réduire à la question du statut économique. Se contenter comme instrument de compréhension du monde de la ligne distinguant le nanti du défavorisé, l’exploité de l’exploitant, c’est passer à côté de ces liens intérieurs qui lient Ulysse au porcher. Tous deux, à l’un ou l’autre bout de l’échelle sociale, sont d’une même race aristocratique. Entre eux deux : les prétendants.
Ulysse et le porcher passent une belle nuit de veille. Ils se racontent des histoires. Pendant deux mille cinq cents ans, l’homme continuera à inventer des contes. Pour l’heure, donc, le roman. Ulysse ment comme un arracheur de dents. Il brosse des récits épiques, masque son identité, joue les Tartarins.
Quelque temps plus tard, Télémaque, instruit par Athéna, rentre de Sparte et se rend chez Eumée. Athéna manipule ses pions, resserre le dispositif.
Le fils ne reconnaît pas le père dans le mendiant, pas plus d’ailleurs qu’il ne voit Athéna.
Car les dieux ne se montrent pas à tous les yeux
(Odyssée, XVI, 161)
rappelle Homère. Quel vers ! Certains hommes distinguent le merveilleux quand d’autres ne le voient pas. Homère indique que nous ne sommes pas égaux devant le sort. Certains sont les favoris des dieux, d’autres pas. Certains discernent le chatoiement dans les interstices du merveilleux. D’autres n’ont pas la double vision. Certains déchiffrent le réel, d’autres se contentent de le regarder.
Télémaque reconnaît enfin son père. Et les larmes coulent des yeux du guerrier de Troie et de ceux du fils. Ensemble, ils achèvent d’ourdir leur plan. Ils vont faire un sort aux prétendants pleins d’insolence (Odyssée, XVI, 271). Ulysse assure son fils de la victoire et Télémaque cesse de tergiverser.
Père, tu connaîtras mon cœur dans l’avenir,
j’imagine : il n’est plus en moi d’étourderie.
(Odyssée, XVI, 309-310.)
Il devient en cet instant un adulte, il est sorti du tunnel de l’enfance sans avoir besoin de Sigmund Freud.
Pour l’heure, il ne faut pas que Pénélope sache le retour de son mari. Tout juste apprend-elle le retour de son fils. Les prétendants sont consternés, leur embuscade s’est soldée par un échec. Pour eux, déjà, le ciel s’obscurcit. Dans une pensée menée par l’idée de l’ordre, il est écrit qu’un jour viendra où les traîtres paieront.