L’HUBRIS NE S’ÉTEINT JAMAIS

!

Quand les hommes versent dans la démesure, ils sont grotesques. « Ce qu’ils veulent, ce n’est rien moins que tout », écrit Simone Weil. Ce rien moins que tout est une claquante définition de l’hubris. « Tout, tout de suite », renchérit la société de l’abondance. Et « sans entraves », s’il vous plaît !

Bientôt, le Scamandre débordera pour nous faire payer d’avoir arraisonné la nature.

Le tombereau de déchets sous lequel nous ensevelissons la planète ne ressemble-t-il pas à ces charretées de corps versées par Achille dans le fleuve ? Le cours d’eau révulsé vomit les corps : déjà, mes flots charmants sont pleins de cadavres (Iliade, XXI, 218). Il se rebelle et décide de punir Achille :

Frère chéri, crie le fleuve au fleuve Simoïs, son voisin, arrêtons tous deux l’ardeur de cet homme,

qui va détruire la grande cité de Priam, noble maître :

les Troyens ne résisteront pas dans cette bataille.

Viens au secours, tout de suite, et remplis de l’onde des sources

les courants de tes flots, puis excite partout les rivières,

dresse une vague énorme, soulève un immense vacarme

d’arbres et de rochers, arrêtons cet homme sauvage,

qui l’emporte à présent et enrage de rage divine.

(Iliade, XXI, 308-315.)

On pourrait comparer cette colère du fleuve aux convulsions de la Terre écorchée jusqu’à l’os par l’avidité des huit milliards d’humains connectés à la grande foire d’empoigne de l’orgie mondiale.

Au cours de mes voyages, j’ai toujours associé deux images à la leçon du Scamandre. Celle de la mer d’Aral et celle des temples d’Angkor. L’une a été vidée par la démiurgie de l’homme. Les autres sont recouverts de jungles, et les racines des arbres disloquent les fondations cyclopéennes. Dans l’Aral, l’homme a manifesté sa démesure. Même le ciel s’en est offusqué et, aujourd’hui, les nuages portent un voile de poussière noire. À Angkor, la nature a prouvé qu’un jour tous nos échafaudages seront recouverts d’un linceul.

En Aral, la punition de notre orgueil.

À Angkor, son ensevelissement.

Tout passe, tout coule, tout s’efface, savait Héraclite avant Socrate. Homme ! nous dit Homère, ta démesure ne résistera pas aux dieux. Pourquoi t’obstines-tu à vouloir te hisser au-dessus de toi-même ?

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